Durant les trois dernières années de son règne, le président Zine el-Abidine Ben Ali avait bataillé ferme pour obtenir, à l’instar du Maroc, le statut de « partenaire privilégié » de l’Union européenne (UE), après avoir signé avec elle un accord d’association en 1995. Sa requête a été refusée sous la pression des organisations tunisiennes de défense des droits de l’homme et des organisations non gouvernementales (ONG) étrangères, qui s’étaient mobilisées pour dénoncer les atteintes aux libertés publiques, dont le respect est une des conditions d’accès à ce « statut privilégié ». Depuis, le gouvernement islamique d’Ennahdha s’est empressé de mettre ses pas dans ceux de son prédécesseur et relancer le dossier.
Alors que ce « statut » engage le pays à long terme, le gouvernement a annoncé, à la surprise de tous, sans concertation préalable avec ses partenaires sociaux, qu’il allait enfin accéder au « privilège » souhaité à l’issue de négociations menées en catimini avec Stefan Füle, le commissaire à l’Élargissement et à la Politique de voisinage de l’UE. Sans s’embarrasser de paradoxe, le secrétaire d’État tunisien aux Affaires européennes, Touhami Abdouli, a souligné : « La situation sécuritaire du pays n’influe ni sur les investissements extérieurs ni sur ces négociations. » Il a précisé que les investisseurs étrangers s’intéressaient moins à la situation sécuritaire explosive dans le pays depuis que les salafistes ont décidé de mener une bataille frontale contre l’État et la société qu’à l’amendement de la législation dans le sens qu’ils souhaitent. « La mise à niveau des législations nationales et leur harmonisation avec les législations européennes faciliteront la coopération entre les deux partenaires », a-t-il dit, en insistant sur la nécessité de réviser le code des investissements, déjà très permissif, dans les meilleurs délais afin de « faciliter les procédures pour l’investisseur étranger ».
En réalité, ce n’est pas la Tunisie qui bénéficiera d’un « statut privilégie » auprès de l’UE, mais cette dernière qui verra ses privilèges confortés sur le marché tunisien. Alors qu’Ennahdha a entamé une nouvelle étape de la privatisation des entreprises publiques en mettant sur le marché les derniers « bijoux de famille » du pays, les cibles de cette nouvelle ouverture libérale du marché national sous la férule européenne sont l’énergie, les services financiers (banques et assurances) et les services publics dans les secteurs de la santé, l’eau, du gaz, l’électricité et les transports aériens et maritimes.
Sous l’euphémisme trompeur d’association, suggérant faussement un partenariat équilibré, la Tunisie a dû concéder depuis 1995 le démantèlement de ses tarifs douaniers, subir une véritable invasion de produits importés au détriment de l’industrie locale et l’installation d’enseignes commerciales multinationales qui ont ébranlé le petit commerce, colonne vertébrale de l’économie urbaine. Elles menacent de mettre à genoux les producteurs nationaux dressés les uns contre les autres par une concurrence impitoyable orchestrée par les centrales d’achat. Pour la plupart des économistes tunisiens, l’accord d’association de 1995 n’a fait qu’accentuer la désarticulation de l’économie, avec les conséquences que l’on connaît sur l’aménagement du territoire, l’inégalité entre régions et l’aggravation de la pauvreté. Sans autre contrepartie qu’une ouverture mesurée des marchés européens aux produits agricoles tunisiens (huile d’olive) et la promesse jamais tenue de l’admission d’un contingent annuel de travailleurs non qualifiés.
L’Algérie vient de demander à l’UE de revoir sa copie dans ses négociations pour un traité d’association, engagées depuis une dizaine d’années, estimant que les propositions mises sur la table étaient déséquilibrées en faveur de l’Europe. Elle vient de reporter l’ouverture de son marché à l’UE jusqu’en 2020. Le Maroc, premier bénéficiaire d’un « statut privilégié » au Maghreb, plus engagé dans cette voie que la Tunisie et l’Algérie, est confronté cependant à des restrictions d’exportations agricoles qui font le jeu des producteurs européens, notamment espagnols. Les hommes d’affaires marocains s’interrogent sur le sens de « l’association » avec l’UE en se tournant plus vers les États-Unis. Des économistes maghrébins plaident pour la création d’un « front commun maghrébin » pour renégocier ces accords et améliorer les contreparties en faveur du Maghreb dans son ensemble, partenaire commercial essentiel de l’UE en Afrique.