Il y a plus qu’une simple coïncidence. Quelques jours après l’appel au djihad du nouveau chef d’Al-Qaïda, l’Égyptien Ayman al-Zawahri, pour l’application de la charia islamique en Tunisie, la banlieue de Tunis et plusieurs villes de l’intérieur se sont embrasées. Des attaques violentes, concertées, qui n’ont rien de spontané, menées par des salafistes, ont visé simultanément des établissements publics et privés, des postes de police, des bureaux de l’Union générale des travailleurs de Tunisie (UGTT) et des permanences de partis politiques, contraignant la police à intervenir et les autorités à instaurer un couvre-feu nocturne dans les régions troublées (Grand-Tunis, Sousse, Monastir, Jendouba et Médenine). Pour la première fois depuis le soulèvement populaire qui a emporté Zine el-Abidine Ben Ali et son clan, la peur s’est réinstallée dans le pays. Les Tunisiens vivent, depuis, dans la psychose des lendemains de violences ininterrompues.
Prétexte à ce qui ressemblait à une démonstration de force et la répétition générale d’un Grand Soir islamiste : l’exposition au palais Abdellia, une galerie d’art de La Marsa, dans le cadre du Printemps des arts, la plus grande manifestation d’art contemporain en Tunisie. Selon les assaillants, la galerie exposait des peintures « portant atteinte au sacré » et « offensantes pour l’islam ». L’une présentait le portrait d’une femme nue, une autre des fourmis formant le nom d’Allah et une troisième des barbus aux dents longues, en colère, avec en fond La Mecque, capitale des lieux saints musulmans. Les organisateurs avaient refusé de retirer les tableaux controversés et appelé à une mobilisation de la société civile pour la défense de la liberté d’expression de création. Les assaillants ont profité de l’obscurité pour mettre à exécution leurs menaces. Ils ont détruit et lacéré plusieurs des œuvres et dégradé la galerie. La mèche allumée à La Marsa s’est aussitôt propagée à travers le pays mettant le feu à d’autres foyers. Elle était le signal attendu par des groupes organisés pour passer à l’action, dans une parfaite synchronisation.
Pris à contre-pied, le ministre de l’Intérieur, Ali Laarayedh a attribué ces saccages à des fanatiques religieux, extrémistes et violents, des anarchistes d’extrême gauche, des hors-la-loi, des bandes de criminels et même à des agitateurs politiques nostalgiques de l’ancien régime, qui auraient utilisé des armes blanches : couteaux, haches et sabres, ainsi que des cocktails Molotov. Le panel de « malfaiteurs » concocté par le ministre lui permet de noyer le poisson. Mais ce montage hétéroclite qui sert la stratégie sécuritaire du pouvoir nahdhaoui depuis son installation en février n’a convaincu personne. À force d’éviter toute friction avec les salafistes, dont il se sert comme un épouvantail pour réinstaller la peur dans le pays, en offrant des mosquées abandonnées à leurs prédicateurs, il ne cesse de leur donner chaque jour des gages. Ils accréditent aussi la thèse d’un jeu de rôles entre les deux ailes du mouvement islamiste : d’un côté Ennahdha en père Noël aux manettes de l’État, de l’autre les salafistes en redoutables pères Fouettard, maîtres de la rue.
Le ministre de la Culture, Mehdi Mabrouk, a poussé le bouchon plus loin et donné dans la diversion en suspendant la galerie d’art (un monument historique mis à la disposition des associations) et en annonçant qu’il allait porter plainte contre les organisateurs de l’exposition… pour atteinte aux valeurs du sacré. Il s’est placé sur le même terrain que les agresseurs, dont il partage la colère et les interdits. Il a accusé les organisateurs de l’exposition de n’avoir pas respecté leurs « engagements moraux et juridiques » (sic), et qualifié de « provocation » la manifestation du palais Abdellia. Il aurait souhaité sans doute un « art plus sage », qui porte en lui, in fine, le dépérissement et la mort de l’art.
Vieille querelle dans la maison de l’islam dont les « grands prêtres » rejettent la fête et la création au nom du dogme. Après les Iraniens qui ont prohibé la musique profane de leurs médias, les taliban ont montré le chemin en détruisant au canon un chef-d’œuvre historique, un Bouddha creusé à même la roche en Afghanistan.
Ce nouvel épisode dramatique confirme la volonté du pouvoir nahdhaoui de mettre sous tutelle la liberté d’expression et de création au nom d’un ordre moral en marche. Il en rappelle un autre, qui avait déjà cristallisé les tensions sein d’une société en quête d’un modèle du vivre-ensemble préservant ses libertés démocratiques fraîchement acquises : la condamnation du patron de la chaîne de télévision privée Nessma, Nabil Karoui. Celui avait autorisé la diffusion du film franco-iranien Persepolis, de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi, montrant une image de Dieu en vieillard dialoguant de son nuage avec une enfant. Accusé d’avoir « porté atteinte au sacré », il avait lui aussi subi le siège et les attaques physiques des salafistes, avant d’être traîné devant un tribunal par le pouvoir nahdhaoui. Il a finalement été condamné à une amende de 2 400 dinars (1 200 euros environ) en mai dernier « pour la diffusion au public d’un film troublant l’ordre public et portant atteinte aux bonnes mœurs ».
Ennahdha montre pleinement son ambiguïté dans son traitement de l’extrémisme religieux qui a fait tache d’huile, menaçant les fragiles équilibres de la société tunisienne peu habituée à ces éruptions répétitives de violence. En effet, tout en reconnaissant que l’activisme salafiste peut aller trop loin dans la remise en cause de l’ordre public – dont ils s’affirment être les premiers garants –, les dirigeants nahdhaouis n’ont cessé de minimiser le phénomène et de trouver des alibis aux agitateurs. Enfonçant des portes ouvertes, le premier ministre Hamadi Jebali considère qu’il n’a pas affaire à « des extraterrestres, mais à des enfants du pays, produits d’une situation historique et socio-économique donnée ». On doit comprendre de son message qu’au nom des souffrances et des exactions passées, il faudrait les ménager et fermer les yeux sur leur attitude agressive à l’égard des femmes non voilées et ceux qui ne pratiquent pas leurs prières aux heures prescrites, leur accoutrement taliban, leurs drapeaux noirs dominant leurs rassemblements en l’absence du drapeau national (pas reconnu ?), et leurs référents religieux mettant en avant des normes et des codes parfaitement étrangers aux usages et coutumes tunisiens.
Hamadi Jebali et ses compagnons ne sortiront de cette ambiguïté qu’à leur détriment, selon l’ancien adage qui n’a cessé de se vérifier à travers le temps. Car au discours de Rached Ghannouchi, chef d’Ennahdha, selon lequel il n’est « nullement question de promulguer une loi pour rendre les gens plus religieux » ni d’interdire l’alcool, les baignades en bikini pour les femmes ou d’imposer un type de vêtements, un des jeunes hérauts du salafisme, Mohammed Bakhti, a répliqué sèchement : « la violence peut être nécessaire » pour convertir les gens au « droit chemin ». « Le djihad [dans sa version de guerre sanglante, et pas seulement d’effort moral de surpassement de soi] est inscrit dans le Coran comme un moyen de défense des musulmans », prône-t-il.
Les salafistes, dont une majorité de militants se reconnaissent en « enfants d’Oussama » Ben Laden, supporteront-ils encore longtemps Ennahdha, mouvement traité de fait de renégat par Al-Zawahri, qui l’a accusé d’avoir renoncé à l’instauration de la charia ? Un autre de leurs chefs, Seif Allah ben Hassine, alias Abou Yadh, leader d’Ansar al-Chariaa, ne cesse de promettre à ses troupes exaltées qu’après avoir reconquis l’espace public, il est en train de préparer la relève d’Ennahdha ? Accessoirement, Abou Yadh rejette la démocratie et ne croit qu’au califat, le régime politique archaïque auquel les intégristes sous tous les cieux se réfèrent, un régime politique qui a porté l’âge d’or de l’islam !
C’est l’heure de vérité pour Ennahdha aussi bien que pour ses opposants de la mouvance démocratique. Le premier doit affirmer sa ferme volonté de défendre l’État et les institutions dont l’effondrement est de toute évidence recherché par les salafistes afin d’ouvrir par la violence un boulevard vers le pouvoir. Les deuxièmes doivent prouver leur capacité à former les contre-pouvoirs nécessaires pour aller aux élections, les gagner et fonder l’État civil auquel aspirent tous les Tunisiens.