Après la violente répression de Siliana et l’expédition punitive de casseurs déchaînés contre le siège de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), le 4 décembre dernier, le parti islamiste Ennahdha a dévoilé un nouveau visage. Sans n’avoir jamais affiché de programme de redressement économique, alors que le pays est à vau-l’eau, les islamistes se montrent déterminés à se battre le dos au mur pour garder le pouvoir, envers et contre tous. Fin octobre, ils ont prolongé leur mandat à la tête du gouvernement de transition en violation des dispositions qu’ils se sont eux-mêmes fixées. « Ils [les opposants démocrates] devront marcher sur nos corps pour atteindre le pouvoir », a averti le ministre des Affaires étrangères Rafik Abdessalam, gendre du guide Rached Ghannouchi, en agitant le spectre d’une guerre civile. « La Tunisie est malade de ses intellectuels », qui rejettent l’islamisation rampante du pays mise en œuvre par Ennahdha, a ajouté le premier ministre Hamadi Jebali, dans une attaque frontale contre l’opposition. Après avoir joué la carte salafiste pour tenter de mettre au pas l’opposition, Ennahdha s’appuie sur une milice autoproclamée Ligue de défense de la Révolution pour faire taire la contestation. Dès lors, un scénario chaotique à l’égyptienne n’est plus à exclure.
Cette Ligue a déjà à son triste palmarès, une « première » dans l’histoire syndicale de la Tunisie indépendante : la tentative de prise d’assaut du siège de l’UGTT aux cris : « il faut assainir le syndicat ! » Le slogan sonne doux aux oreilles des nahdhaouis, décidés à museler la centrale ouvrière qui s’est portée en tête des luttes de la transition en faveur d’un État démocratique et civil. L’UGTT se préparait à fêter le 60e anniversaire de l’assassinat par l’organisation terroriste la Main rouge du leader Farhat Hached, dont le combat national et syndical, célébré par les Tunisiens, reste ignoré par Ennahdha. « Le siège de l’UGTT n’a jamais été attaqué ni du temps de Habib Bourguiba ni du temps de Zine el-Abidine Ben Ali », a déploré le secrétaire général de l’organisation Houcine Abbassi. Il a accusé des « éléments au sein du pouvoir de fournir la protection et l’encadrement nécessaires aux milices » et averti que l’UGTT « est décidée à faire front ».
À l’opposé, Rached Ghannouchi, monté en première ligne, a usé d’une logomachie conspirationniste pour attribuer les incidents à « des éléments radicaux et staliniens cherchant à entraîner la centrale ouvrière dans une contre-révolution » ! Derrière un sourire carnassier, le ministre de l’Agriculture, Mohammed Ben Salem, ne dissimulait pas son soutien à la Ligue, dont la dissolution réclamée par l’opposition n’est pas à l’ordre du jour, a-t-il martelé.
Malgré le recul de la centrale syndicale, qui a fini par annuler une grève générale de protestation annoncée après l’agression de son siège, place Mohammed-Ali, c’est une guerre ouverte qui a commencé entre l’UGTT et Ennahdha. Les responsables syndicaux ont annoncé qu’ils rejetaient tout dialogue avec les islamistes. Ils ne veulent plus reconnaître qu’un seul interlocuteur : le gouvernement. « Ghannouchi, connais plus », a sèchement signifié Houcine Abbassi, faisant savoir qu’au risque de l’amalgame entre politique et religion, qu’il condamne, il ne voulait plus s’asseoir face à un « guide » religieux autoproclamé.
Le durcissement des acteurs, qui s’épiaient jusque-là en chiens de faïence, a révélé le net penchant du gouvernement pour la matraque contre tout mouvement de contestation. À Siliana, la police a reçu l’ordre d’user de chevrotine – cadeau du Qatar – pour cibler des manifestants pacifiques qui réclamaient du travail et le départ du gouverneur incompétent de la région. Bilan : 300 blessés au moins parmi les contestataires. Les réseaux sociaux en ont montré quelques-uns le visage ensanglanté, grêlé de plomb. Sans exprimer aucune compassion pour les victimes, les responsables d’Ennahdha se sont répandus dans les médias pour incriminer l’UGTT et leur nouvel ennemi juré, Nidaa Tounès. Le mouvement de l’ancien premier ministre Béji Caïd Essebsi continue à leur faire de l’ombre et à creuser son sillon en grignotant méthodiquement sur l’électorat populaire déçu. Il rassemble déjà une grande partie de la classe moyenne effrayée par la perspective d’un État parallèle, hégémonique, aux mains d’Ennahdha.
Revenus des promesses de « lendemains islamiques qui chantent », les Tunisiens sont en train de reprendre la main. Le président de la République, le pâle Moncef Merzouki, a dû reconnaître que le pays était hérissé de « Silianas » – foyers de misère et de frustration sociale – prêtes à exploser à la figure du gouvernement. Il a pointé du doigt le manque de savoir-faire et le gouvernement islamiste pléthorique (quatre-vingt-six ministres et conseillers de rang ministériel !), réclamé son remplacement par un « gouvernement restreint de compétences » et fustigé les « politiques irresponsables et provocatrices » d’Ennahdha à l’égard de l’UGTT.
Double langage, duplicité ou tentative de se présenter en recours ? L’idée en avait été émise par l’un de ses plus proches conseillers, Aziz Krichène, un rescapé du mouvement gauchiste Perspectives des années 1960. « Au début du mandat, le sentiment dominant était que la fonction de président de la République était plutôt symbolique, voire accessoire, l’essentiel de l’exécutif étant concentré entre les mains du chef du gouvernement. Un an après, au niveau du pays, comme des élites politiques et de la société civile, il y a, devant l’enlisement de l’action du gouvernement, une demande plus forte pour que la présidence de la République joue un rôle plus déterminant et prenne des initiatives pour sortir de cette transition qui commence à peser […] L’intervention de la présidence est devenue quasiment une nécessité politique. »
Le message est on ne peut plus clair. Il a fait l’effet d’un boulet de canon dans les flancs de la Troïka et sonné comme une ultime alerte pour Ennahdha. Deux de ses responsables parmi les plus virulents, Atig Sahbi et Abdellatif Mekki, ont repris la balle au bond pour rappeler à Merzouki, sans craindre l’arrogance, que c’est Ennahdha qui l’a fait roi et pour le menacer d’une « motion de défiance » à la Constituante pour le destituer.
La crise politique s’est installée au sommet. Elle est d’autant plus aiguë que le troisième larron de la Troïka, Mustapha Ben Jaafar, joue à l’Arlésienne. Il n’est sorti de son silence de plusieurs semaines que pour s’attribuer – sans convaincre – le mérite de l’apaisement entre l’UGTT et Ennahdha.
C’est ce gouvernement en miettes, tiré à hue et à dia et désavoué par la rue, qui est en train de préparer le budget de 2013, dans un contexte où les ressources de l’État sont au plus bas et ses réserves en voie d’assèchement. Les investissements privés sont absents, l’inflation s’envole, la dette s’accumule et le chômage s’étend. Pour Ennahdha, l’heure du bilan a sonné plus vite qu’elle ne l’escomptait. « Assez d’attentisme. La situation ne le supporte plus. Il faut déclarer l’état d’urgence économique », a tancé Ouided Bouchammoui, patronne des patrons, qui a exigé du gouvernement un agenda politique clair, la sécurité et la paix sociale pour relancer l’activité en berne. Dubitatif sur la gouvernance islamiste, le gouverneur de la Banque centrale Chedly Ayari martèle de son côté : « Nous demandons à l’investisseur de prendre à sa charge tous les risques à la fois : politique, sécuritaire, économique… C’est trop pour lui. Il doit se limiter au risque économique. Plus encore, nous devons lui redonner envie d’investir. »