Ceux qui en attendaient des miracles en ont été pour leurs frais. Le premier congrès du mouvement islamiste d’Ennahdha sur le sol tunisien en juillet dernier, après un long exil de ses dirigeants, a été en tout point à l’image des grand-messes du Rassemblement constitutionnel démocrate (RCD) du président déchu, Zine el-Abidine Ben Ali : ton lénifiant, autosatisfaction, débats à huis clos, mise à l’écart des journalistes – dont certains ont été tabassés pour avoir tenté de filmer des scènes de protestation de familles de disparus qu’il était interdit de relater –, résolutions concoctées à l’avance prêtes à être votées, candidats aux principales fonctions adoubés avant d’être présentés par le « guide » du mouvement, Rached Ghannouchi…
C’était le jour de gloire du « patron » d’Ennahdha depuis son retour triomphant en Tunisie. En habit traditionnel, très entouré, il dispensait ses « bénédictions » à l’instar des prélats de l’Église. C’est lui qui a invité le chef du mouvement palestinien du Hamas, Khaled Mechaal, sa caution arabe, à l’ouverture des travaux, provoquant le retrait des ambassadeurs occidentaux. Il a aussi organisé la mise en scène rocambolesque du retour en grâce de l’enfant égaré d’Ennahdha, Abdelfattah Mouro, revenu au bercail au rythme d’une longue et bruyante ovation, suivie d’une chaleureuse accolade entre les deux frères ennemis d’hier. La scène s’est déroulée sous l’œil complice de la caméra de la télévision qatarie Al-Jazeera, qui jouait en l’occurrence le rôle affecté naguère à la chaîne unique de télévision nationale. Mouro est appelé à servir de figure de proue de cet « islam modéré du juste milieu », dont la promotion laborieuse par Ghannouchi a été au centre des travaux, avec en ligne de mire les élections présidentielle et législatives. Ennahdha, pressé de consommer son hold-up sur la société, voudrait les tenir le plus vite possible dès le début de l’année prochaine et battre le fer tant qu’il est chaud.
Le virage « centriste », qui nécessitait un élargissement de la base électorale aux naufragés du RCD, a été négocié entre « historiques » du mouvement – exilés et détenus politiques d’hier – dans le secret des conclaves, en dehors du congrès. Cela n’a pas été du goût de tous. Les mécontents l’ont signifié à leurs chefs en propulsant en tête des élus du Majliss el-Choura (le Comité central consultatif du mouvement) le député radical et sectaire Sadok Chourou, partisan d’une stricte application des houdoud. Pratiqués en Arabie Saoudite et au Qatar – deux monarchies d’obédience salafiste, solides alliées des États-Unis qui n’ont cessé de fermer les yeux sur ces barbaries –, les houdoud instituent, entre autres sanctions pénales, la décapitation pour homicide, l’amputation de la main droite pour vol et de la jambe opposée pour récidive. Chouro s’était déjà distingué à la Constituante en réclamant que le préambule de la Constitution en gestation mentionne la charia comme principale, sinon unique, source du droit. L’option avait été mise sous le boisseau avec le feu vert de Ghannouchi, trop préoccupé à sculpter son nouveau profil de « modéré ». Mais rien ne dit que cet enragé de l’islamisme, désormais fort de la reconnaissance des congressistes, ne reviendra pas un jour à la charge.
Alors que commencent à effleurer des querelles intestines et byzantines de positionnement idéologique et religieux et que les salafistes continuent à leur tenir la dragée haute, les « historiques » d’Ennahdha estiment qu’ils n’ont plus qu’un seul cap : le maintien au pouvoir. Conscients d’avoir mangé leur pain blanc après plusieurs ratages retentissants depuis leur arrivée aux manettes, ils craignent de voir s’éroder leur fiabilité au fil du temps. C’est la raison pour laquelle ils pressent leurs partenaires d’Ettakatool et du Congrès pour la République (CPR) – avec lesquels ils forment la troïka au pouvoir –, encore réticents, d’accepter que les premières élections nationales de l’après-Ben Ali aient lieu à la fin du premier trimestre 2013. C’est-à-dire avant que l’opposition démocratique, encore groggy, n’ait eu le temps de reprendre ses esprits et de se réorganiser. Ils espèrent de ce scrutin leur confirmation à la tête du gouvernement et un mandat qu’ils comptent prolonger au maximum, quitte à bloquer toutes les voies de l’alternance devant leurs adversaires.
Redoutables manœuvriers, ils sauront le faire. Ils ont commencé par occuper tout l’espace politique ouvert devant eux en désignant des gouverneurs et des sous-gouverneurs à leur main et en multipliant les mutations ciblées au sein de la haute l’administration. Une première charrette de quelques dizaines de magistrats suspectés de connivence avec l’ancien régime a été ordonnée par le ministre de la Justice. Il ne s’est pas embarrassé de procédures pour les renvoyer sans consulter ni leur association ni leur syndicat professionnels. Officiellement, la décision est d’« ordre administratif », passible de recours. Dans les faits, elle est éminemment politique. Elle renseigne sur le sort qui pourrait être réservé à la justice, si d’aventure Ennahdha réussissait à imposer son projet de société.
Reconnu par ses pairs africains comme le meilleur gouverneur de Banque centrale du continent en temps de crise, Mustapha Kamel Nabli a été limogé à l’issue d’un procès inconsistant et inique, et remplacé dans la foulée, dans une totale opacité, par Chedli Ayari, professeur d’économie à la retraite, qui avait été associé par intermittence à l’ancien pouvoir. Selon la rumeur – et il faut s’en contenter faute de mieux –, il serait plus « docile » que son ancien étudiant, bien que lui-même s’en défende en affirmant avoir négocié sa totale indépendance avant d’accepter la lourde charge. Pourra-t-il mettre en échec les velléités hégémoniques d’Ennahdha sur la politique monétaire et budgétaire du pays ? C’est au pied du mur qu’on testera le maçon.
Le ministre des Finances démissionnaire Houcine Dimassi, lui, n’a pas dissimulé ses doutes et ses réserves sur le personnage. Économiste indépendant fourvoyé dans les dédales du mouvement islamiste, il est le deuxième ministre à claquer la porte du gouvernement de Hamadi Jebali, entré en fonction à la fin 2011. En juin, le ministre de la Réforme administrative, Mohamed Abbou, issu du CPR du chef de l’État, Moncef Marzouki, avait jeté l’éponge en dénonçant des blocages dans l’exercice de ses fonctions, notamment en matière de lutte contre la corruption.
L’ex-grand argentier a dénoncé la « politique électoraliste » du gouvernement islamiste n’ayant « d’autre objectif que de gagner la sympathie de certaines catégories sociales dans la perspective des prochaines élections », et qui aura pour conséquence de faire « exploser les dépenses de l’État ». Il a marqué sa ferme opposition à l’octroi d’une indemnité aux islamistes injustement incarcérés sous l’ancien régime. Coût minimum : au moins un milliard de dinars (500 millions d’euros), au moment où les caisses sont vides. Cette décision a provoqué un tollé général dans le pays – trois Tunisiens sur quatre se sont déclarés opposés à l’octroi de ce « cadeau » injustifié –, contraignant Ennahdha à renoncer (provisoirement) à son projet.
Minimisant ces défections et les turbulences qui en ont résulté alors que le pays est à vau-l’eau – manifestations, attaques de commissariats, agressions, vols… –, Hamadi Jebali se focalise sur son seul adversaire du moment : l’ancien ministre de Bourguiba, Beji Caid Essebsi (BCE), qui tente de fédérer l’opposition nationale et républicaine contre les islamistes. Son objectif est de faire avorter ce projet en brandissant un slogan : « Il faut lutter contre les forces de la contre-révolution. » En vain pour l’instant. Néanmoins, si elle suscite des interrogations, l’initiative de BCE a manifestement ragaillardi une opposition désormais consciente que sa division pourrait à nouveau causer sa perte quand viendra le moment des élections présidentielle et législatives.