Retrouvez chaque semaine un article paru dans votre magazine Afrique Asie. Aujourd’hui, une analyse de l’attentat de Ben Gardanne, en Tunisie.
Après l’attentat dans la ville du sud-est, les Tunisiens sont inquiets : ils savent le ver terroriste dans le fruit et la sécurité loin d’être assurée.
Le Bardo en mars 2015, Sousse en juin de la même année, Ben Gardane, 7 mars 2016 : trois escales dans une escalade terroriste annoncée qui est de loin d’être terminée en Tunisie. Le dernier attentat a fait au moins 53 morts, dont un grand nombre de terroristes. Placée idéalement à une trentaine de kilomètres de la frontière tuniso-libyenne, dans la dépendance de Sabratha, où l’Organisation de l’État islamique (EI, ou Daech) gère depuis des mois une tête de pont en toute inquiétude, Ben Gardane était pour les terroristes une cible rêvée. Pas loin du port de Zarzis et de l’île de Djerba, deux zones touristiques prisées.
Cette ville moyenne de 60 000 habitants, mitée par la pauvreté, a réalisé aux confins de la Libye la « fusion » entre contrebande et terrorisme. À la faveur du laxisme sécuritaire d’un État déliquescent, elle est devenue ces dernières années un vivier d’aventuriers. Avant que la tranchée creusée à la frontière par les autorités ne rende plus incertaines leurs équipées, ils n’avaient pas hésité à s’attaquer avec des armes lourdes aux douaniers et aux gardes-frontières pour faire passer des camions bourrés de marchandises illégales et « go-fast » convoyant sans doute de la drogue. La région est depuis longtemps une zone de non-droit, plaque tournante de tous les trafics.
Cellules dormantes
À ces données factuelles, il faut ajouter une atmosphère délétère qui imprègne la ville d’un discours religieux extrémiste jouant sur les frustrations. Il est quotidiennement distillé du haut des minarets des mosquées conquises de force par des imams autoproclamés proches des salafistes d’Ansar al-Chara – dont quelques-uns des chefs militaires sont réfugiés en Libye. Leur parti officiellement interdit en Tunisie, les salafistes s’étaient regroupés ces derniers mois dans des cellules dormantes. Elles se sont brutalement réveillées ce lundi noir à l’appel de la prière de l’aube, selon le signal convenu avec leurs chefs tapis de l’autre côté de la frontière. L’insurrection a ainsi pu se déployer autour d’un commando d’une soixantaine de personnes entrées en voitures dans la ville assoupie, diffusant par porte-voix des messages insurrectionnels et tentant d’armer la population pour la soulever.
Lorsqu’ils étaient au pouvoir ou lors des dernières élections, les dirigeants de la « troïka », dont ceux d’Ennahdha et du Congrès pour la République (CPR), avaient joué cyniquement sur la fibre régionaliste de cette population traditionnellement frondeuse, laissée pour compte du développement, pour mobiliser en leur faveur la région Sud. Un Sud du reste toujours pas guéri de ses tendances dissidentes ataviques – farouchement combattues par le président Habib Bourguiba – et tourné par intérêt et par nécessité vers la Libye voisine du pétrole. Le colonel Mouammar Kadhafi avait joué à fond cette carte contre le pouvoir central tunisien, Bourguiba comme Ben Ali, en favorisant développement à la frontière d’une zone franche commerciale non déclarée, qui n’était régulée par aucun droit d’un côté comme de l’autre.
« Émirats » libyens
Pour Daech – installé à Derna, à la frontière égyptienne, à Syrte, d’où il contrôle le golfe pétrolier de la Libye, et à Sabratha, au nord –, Ben Gardane devait constituer le pendant tunisien des « émirats » libyens. C’est un objectif stratégique et un maillon essentiel dans la chaîne qui devrait le conduire à la conquête du nord de la Tunisie, et au-delà vers l’Algérie. Il a utilisé le même mode opératoire qu’en Irak et en Syrie : conquérir une ville et s’y installer, puis s’enfoncer plus profond dans les terres. Si, cette fois, il a raté son coup, il est presque certain qu’il récidivera. Abou Bakr al-Baghdadi, « émir » de l’EI, a reconnu que l’un de ses fantasmes est la prise de la ville sainte de Kairouan, qui, faute de Bagdad ou de Damas, lui permettrait d’asseoir sa légitimité religieuse. Il rêve sans doute de reconstituer à son profit l’État aghlabide, qui regroupait autour de Kairouan l’Afrique proconsulaire romaine, incluant l’Est algérien et la Tripolitaine.
S’il faut rendre hommage aux forces de sécurité tunisiennes, notamment à l’armée et aux forces spéciales, qui ont réussi à repousser les assaillants et à reprendre la situation en main, on doit aussi s’interroger sur les failles du renseignement et sur le peu de coopération des « grandes oreilles » américaines et françaises installées dans la région. Moins de deux semaines après la frappe – sur renseignement français – de Sabratha par l’aviation américaine (50 morts au moins dans les rangs djihadistes, la plupart Tunisiens), Daech ne pouvait en aucune façon rester sur une défaite. Sauf à perdre tout avantage psychologique dans une guerre ou l’effet médiatique compte autant que l’occupation d’un territoire, il était condamné à répliquer.
Perte de confiance
Les autorités tunisiennes pouvaient-elles l’ignorer ? Et si elles le soupçonnaient, ont-elles été destinataires des rapports d’observation (par drones notamment) de leurs partenaires afin de s’y préparer ? On l’ignore, mais, au vu de l’état de surprise qui a marqué les premières heures de la riposte, il ne le semble pas.
Les Tunisiens, en état de choc après les attentats du Bardo et de Sousse qui ont ruiné le tourisme pour longtemps et qui ont été suivis par un vain : « Plus jamais ça » de la part d’autorités, sont manifestement en perte de confiance après Ben Gardane. Leurs doutes signent les carences d’un pouvoir qu’ils croyaient apte à les protéger et à protéger le pays.