« Arrêtez de nous enfumer et de vous illusionner, vous êtes menés en bateau par les islamistes, et vous ne vous rendez même pas compte. » C’est sur ce ton impatient, parfois véhément et surtout lucide, que les militants des partis démocrates, qui se sont dépensés sans compter dans les manifestations monstres de juillet-août dernier exigeant le départ d’Ennahdha, n’hésitent plus à apostropher leurs leaders. Ils les voient englués dans un « dialogue » sans fin avec des interlocuteurs retors du parti islamiste qui ne cessent de vouloir modifier les règles du jeu à chaque étape et de gagner du temps. Depuis que ce « dialogue national » – qui n’en est plus tout à fait un en réalité – a été déclaré ouvert en grande pompe, Ennahdha se comporte en maître du jeu, dicte sa loi, déployant une impressionnante panoplie de tactiques des plus grossières au plus fines, pour le bloquer. Les « négociateurs » ne font que tourner en rond autour des moyens de réaliser les quatre propositions de « sortie de crise » avancées par un quartette composé du syndicat national dominant de salariés, l’UGTT, du syndicat patronal, Utica, de la Ligue des droits de l’homme et de l’Association nationale des avocats.
La feuille de route du quartette, dûment signée par Ennahdha, qui a affirmé l’avoir acceptée « sans condition », prévoit la constitution d’un gouvernement de personnalités « neutres », la démission du gouvernement islamiste en place, la promulgation d’un nouveau code électoral, la création d’une « instance indépendante » de supervision des élections à venir et l’achèvement de la rédaction de la Constitution, qui devait être prête il y a un an. Tout cela devait se faire avant le 23 octobre, soit avec douze mois de retard au moins sur les échéances auxquelles s’étaient engagés Ennahdha et ses alliés. En outre, ces derniers ont déjà gagné au moins trois mois depuis l’assassinat en juillet du chef du parti populaire Mohamed Brahmi, s’ajoutant à celui, six mois auparavant, de Chokri Belaïd. Ces assassinats sont à l’origine de la révolte de la rue qui appelle depuis les islamistes à « dégager », comme elle l’avait exigé victorieusement deux ans auparavant de Zine el-Abidine Ben Ali contraint de prendre le chemin de l’exil en Arabie Saoudite.
Ennahdha use d’un double discours bien affûté, qui est dans sa nature. Elle n’a cessé de dire une chose et son contraire, soumettant ses interlocuteurs au régime éprouvant de la douche écossaise. Elle excelle d’ailleurs dans cet exercice et appelle systématiquement à la rescousse les détails où, comme chacun le sait, nichent tous les diables. Dès que la discussion est près d’être épuisée sur un point du contentieux, elle l’arrête brutalement, sans conclure, et demande à passer au point suivant ou celui d’après, ne respectant aucune hiérarchie des tâches à accomplir.
Ennahdha a concocté un jeu de rôles très au point entre son « guide suprême », Rached Ghannouchi, endossant le personnage du « sage modéré » ouvert à tous les compromis, et son premier ministre, Ali Laarayed, relayé par les faucons du Majless el-choura, le Parlement du parti, qui ont adopté la posture des « méchants » intransigeants, fermement opposés à tout compromis avec l’opposition. Ils ne se privent pas de la qualifier de tous les noms d’oiseau dans les journaux qui leur sont affidés. Entre les deux, jouant le jeu d’Ennahdha, s’est immiscé le Congrès pour la République (CPR) du président Moncef Marzouki. Le pied en travers de la porte, il ne veut ni entrer ni sortir et prétend, de surcroît, poser ses conditions pour rejoindre le « dialogue national » !
À ce jeu pervers, on en sera au même point dans six mois, peut-être même dans un an ou deux. Mais pour Ennahdha, qui continue à placer les siens aux fonctions névralgiques de l’État en prévision des prochains scrutins, c’est « tout bénef ». En jouant sur les nerfs de ses interlocuteurs, elle espère les faire sortir de leurs gonds, avec l’arrière-pensée de leur coller sur le dos l’échec éventuel des pourparlers. Elle compte aussi sur la lassitude de la rue pour la détourner de sa revendication essentielle : le retrait du gouvernement islamiste, afin de pouvoir organiser de nouvelles élections avec le maximum de garanties d’impartialité. Dans l’état actuel de l’opinion, mesuré par des sondages dont elle a pris connaissance, Ennahdha sait qu’elle a de fortes chances de mordre la poussière.
Enfin, le parti islamiste veut éprouver la capacité des citoyens à lui résister, une tactique qui vaut assurément pour aujourd’hui, mais aussi pour demain. Si elle est confirmée dans son pouvoir – comme elle l’espère –, elle décidera d’imposer au pays toutes les mesures unilatérales d’islamisation de la société figurant dans son programme, qu’elle s’est employée à occulter depuis qu’elle est aux manettes à titre provisoire. Elle ne mettrait pas longtemps à les ressortir et à les appliquer sans aucune contrainte, au nom de la « légitimité », dont elle pourrait alors se prévaloir sans aucune restriction.
Plus trivialement, certains commentateurs soutiennent à Tunis que les députés et ministres islamistes refuseront de céder leur place avant d’être resté deux ans à leurs fonctions. Cela leur donnera le droit une retraite confortable, comme le stipulent les textes en vigueur. Ce calcul n’est pas exclu, en effet, Ennahdha ayant montré qu’elle considérait l’État comme un butin de guerre dont elle a commencé à se partager les avantages avec ses partisans à tous les niveaux, sous forme d’indemnités diverses et de prébendes, au motif qu’ils étaient des victimes du régime précédent.
Cependant, les principaux protagonistes de cette pièce, dont l’épilogue tarde à venir, restent sourds aux appels angoissés des chefs d’entreprise, qui n’ont cessé ces dernières semaines de tirer la sonnette d’alarme sur la dégradation de l’économie. Ennahdha, adepte de la méthode Coué, tente au contraire de verdir les indicateurs tous passés au rouge, en multipliant les annonces pour demain et les évaluations surfaites. Pour leur part, les Tunisiens continuent à retenir leur souffle en suivant, mi-intéressés et mi-indifférents, l’étrange « dialogue national » qui se déroule loin de leurs yeux. Beaucoup restent dubitatifs sur les intentions réelles des islamistes. S’agit-il du coup de bluff d’un mouvement potentiel défait qui entonne le chant de cygne ? D’une stratégie suicidaire qui laisse les portes ouvertes à une intervention de l’armée à l’égyptienne ? Ou d’une stratégie gagnante qui lui assurerait son maintien au pouvoir au moindre coût ? On le saura bientôt.