On y est : alors que le sud-ouest du pays, berceau de la première « révolution » s’est remis à brûler en quête d’une « deuxième révolution », tout le monde n’a d’yeux que pour les querelles de Nidaa Tounès. Entre ceux qui sortent, plus nombreux que ceux qui entrent, et ceux qui ont décidé de « geler » leur adhésion en attendant… (Quoi au juste ?), Nidaa Tounes est dans l’œil du cyclone d’une tornade, dont il ne sortira pas indemne quelle que soit la solution qui prévaudra in fine.
Le virus qui est en train de le ronger de l’intérieur s’appelle Al Tawrith, ce penchant parfois déclaré, mais le plus souvent dissimulée, qui, dès qu’ils ont pris le pouvoir, commence à cheminer dans la tête de nombreux gouvernants arabes. Imposer leur progéniture sur un « trône » qui leur a été confié par leurs électeurs et qu’ils se sont engagés à le leur rendre selon la règle démocratique, devient vite leur obsession. Celle-ci a perdu le président égyptien Hosni Moubarak, qui aura été la première victime de ses petites manœuvres d’imposer son fils cadet Gamal pour lui succéder contre l’avis des « décideurs » militaires et celui de la rue. Dans l’intermède grisâtre de la tragi-comédie qui s’est jouée sur les bords du Nil, les Egyptiens, qui ont le génie de la « nokta », racontaient cette succulente anecdote qui en disait long sur leur opposition aux plans du « raïs ». Moubarak, qui, faute du soutien de l’armée et de la classe politique, cherchait à s’assurer celui des autorités religieuses, a convoqué le cheikh d’Al Azhar – la plus haute autorité musulmane sunnite du pays– et le patriarche chef de l’Eglise copte égyptienne, pour leur révéler en primeur sa décision d’adouber son fils pour sa succession. Stupéfait, le patriarche a laissé tomber machinalement : « il n’y a de Dieu qu’Allah », formule familière dans les milieux populaires musulmans de dire à la fois son désarroi, sa désapprobation et son impuissance. Surpris, cheikh Al Azhar lui fait alors remarquer qu’il venait, lui le chef des Chrétiens d’Egypte, de prononcer la profession de foi musulmane et qu’il était de ce fait devenu musulman. Réplique du patriarche, qui venait de recouvrer ses esprits : « ne vois-tu pas cheikh, qu’il y a des décisions qui te poussent jusqu’à renier ta foi ». On connaît la suite : Moubarak, « héros » de la guerre d’octobre 1973, finira dans une geôle, et l’Egypte à feu et à sang. Quand il avait encore sa lucidité, à un journaliste, qui l’interrogeait sur les rumeurs qui bruissaient sur son intention concernant sa succession, il avait répondu : « croyez-vous que l’Egypte est ma propriété pour que je la laisse en héritage à mon fils ? ». Hélas ! ces excellentes dispositions fondirent comme neige au soleil sous la pression des thuriféraires et de la « famille » pressés d’établir une dynastie à la Kennedy ou à la Bush, là où le fondateur de la République égyptienne, Gamal Abdel Nasser, n’avait laissé à ses enfants qu’un nom prestigieux et à sa veuve, Tahia, sa retraite de colonel pour vivre et une modeste résidence qu’elle occupa jusqu’à sa mort.
Pour un homme d’état, la modernité politique commence par éloigner la « famille » des allées du pouvoir. De Gaulle a refusé de signer une promotion pour son fils, qui n’a dû qu’à ses propres mérites son accession au grade de contre-amiral de la flotte de guerre française. François Mitterrand a reconnu sa faute d’avoir appelé son fils Jean-Christophe à ses côtés comme conseiller aux affaires africaines de l’Elysée. L’expérience a tourné d’ailleurs à la catastrophe. Le père de l’indépendance tunisienne, Habib Bourguiba, l’avait compris assez tôt, qui avait dissuadé ses frères et ses proches parents d’abord, puis son propre fils, Habib Bourguiba Jr, de toute prétention à une captation de l’héritage. Fort de son charisme, de son autorité incontestable, de sa connaissance fine des hommes et d’une longue expérience de la lutte politique, Bourguiba pouvait, d’un froncement de sourcils, plier ses compagnons à sa volonté et réconcilier les « frères-ennemis » du parti, qui savaient qu’ils lui devaient tout et qu’il serait vain de chercher à lui tordre le bras.
En prenant la tête du mouvement populaire anti-islamiste pour faire barrage à Ennahda, et en se réclamant franchement du bourguibisme, Béji Caïd Essebsi, semble avoir endossé un costume trop grand pour lui. N’est sans doute pas Bourguiba qui veut, en effet. BCE n’en a ni la vision, ni le tranchant. A peine les mimiques. Inconsciemment ou mon, il continue à être imprégné d’une culture héritée de la féodalité et des bey érigeant l’héritage et la primogéniture en principes sacrés de hiérarchisation sociale et politique. Quoi qu’il s’en défende, ses manœuvres grossières – il n’a plus l’agilité de ses vingt ans — d’imposer son fils Hafed Caïd Essebsi à la tête du parti qu’il a fondé, en attendant de lui ouvrir larges les portes du Palais présidentiel de Carthage, auront causé beaucoup de torts à son autorité et à son prestige et bien de dégâts à Nidaa Tounes. Ces dommages se lisent dans la déception des militants qui l’avaient porté au pouvoir contre vents et marées et dans celle des fondateurs et des responsables de Nidaa qui attendaient de lui qu’il ouvre devant eux une autoroute vers la modernité sociale et institutionnelle, afin de tourner définitivement la page de l’islam politique en Tunisi. Mais, en se tournant vers Ennahda et en se lançant dans le camp de son fils, l’homme d’état a vite laissé place au politicien madré plus soucieux de « combinazione » , qu’attaché à la réalisation au grand dessein qu’on lui prêtait.
S’il est à l’agonie, Nidaa Tounès n’est pas mort pour autant. Se revendiquant du patrimoine politique de la Tunisie depuis Kheireddine Pacha jusqu’à nos jours, à travers le combat pour la modernité politique et religieuse, l’âpre lutte pour l’indépendance, les batailles syndicales pour la dignité des travailleurs et la justice sociale, et la lutte permanente pour l’émancipation des femmes, sa mission est pérenne. Il ne l’accomplira qu’en se structurant sur des bases démocratiques, en valorisant le mérite et en répudiant la cooptation et le clientélisme. C’est ce que les militants et les électeurs attendent de Nidaa Tounes – ou de son successeur — et de ses dirigeants. Le temps est révolu des arrangements et des conciliabules d’arrière-boutiques. Les Tunisiens veulent de la transparence et de la clarté. Ils exigent de savoir qui est quoi.
En quittant l’arène partisane pour se consacrer exclusivement à ses devoirs à la magistrature suprême, comme le lui assigne d’ailleurs la Constitution, Béji Caid Essebsi rendrait un très grand service – sans doute le dernier – à Nidaa Tounes. Il lui permettrait de se sauver de l’improvisation et de la débâcle, à travers des hommes et des femmes nouveaux, qui, à stricte parité, oeuvreront à lui donner un nouveau souffle et un nouvel avenir. Il n’est pas trop tard.