
Aram Mardirossian est Professeur agrégé des facultés de droit, Université Paris I Panthéon-Sorbonne ; Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études Chaire de Droits et institutions des chrétientés orientales. Photo DR
Le 30 septembre 1938 sont signés les « accords de Munich » par lesquels la France et le Royaume-Uni se résignent de facto à l’abandon de la Tchécoslovaquie au régime criminel nazi qui dirige alors l’Allemagne. Aujourd’hui, la République d’Artsakh (Haut-Karabagh) lutte pour ne pas être totalement annihilée par l’Azerbaïdjan qui est régenté par Ilham Aliyev, un tyran sanguinaire, à bien des égards, digne héritier d’Adolf Hitler. Mais dans son combat à mort, l’Artsakh est aussi confronté à la politique « munichoise » des différentes puissances qui prétendent intervenir dans le drame qui est en train de se nouer.
Aram Mardirossian
Les États n’auraient pas d’amis ou d’ennemis, mais uniquement des intérêts. Les choses sont parfois plus nuancées. Certains États ont à leur tête des dirigeants qui agissent – par incompétence et/ou par trahison – contre les intérêts de leur propre nation. L’actuel gouvernement arménien représente, en l’occurrence, un modèle de pusillanimité. Certains États estiment aussi avoir des ennemis ad vitam aeternam envers lesquels l’unique solution réside dans l’anéantissement final. C’est le cas de la Turquie et de l’Azerbaïdjan vis-à-vis de l’Artsakh, de l’Arménie et plus généralement de tous les Arméniens, où qu’ils se trouvent. Julien Freund avait tout dit : « Vous pensez que c’est vous qui désignez l’ennemi, comme tous les pacifistes. Du moment que nous ne voulons pas d’ennemis, nous n’en aurons pas, raisonnez-vous. Or c’est l’ennemi qui vous désigne. Et s’il veut que vous soyez son ennemi, vous pouvez lui faire les plus belles protestations d’amitié. Du moment qu’il veut que vous soyez l’ennemi, vous l’êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin ». Il faut être un fieffé imbécile ou un « Turc de profession » pour nier cette réalité qui se vérifie chaque jour depuis un millénaire !
Côté arménien, face à ce paradigme destructeur, il ne s’agit pas d’être pro- ou anti-russe ni pro- ou anti-occidental, mais de mener une politique froide, efficace et réfléchie afin de défendre au mieux les intérêts et au passage, la survie de l’Artsakh et de l’Arménie. Ainsi, Érévan devrait sérieusement se rapprocher – y compris sur le plan militaire – de l’Inde, de l’Iran et de la République arabe syrienne qui partagent avec lui des intérêts et des ennemis communs. Parmi ceux-ci se trouvent malheureusement Israël qui arme et soutient massivement l’Azerbaïdjan depuis de nombreuses années afin d’en disposer comme une base arrière face à l’Iran. Sans fard, le président israélien Isaac Herzog a déclaré à Bakou ce 30 mai « qu’il y a de l’amour entre Israël et l’Azerbaïdjan, pays musulman à majorité chiite ». L’État hébreu qui s’est constitué juste après génocide commis contre les juifs par les nazis n’a jamais eu la décence de reconnaître celui que les Turcs ont perpétré contre les Arméniens. Érévan devrait aussi nouer des liens étroits avec Pékin, afin d’être du bon côté de la barrière dans le cadre de l’affrontement primordial qui oppose, d’ores et déjà, le bloc américain au bloc chinois. Pour le reste, les principales puissances internationales adoptent, à des degrés divers, une posture « munichoise » vis-à-vis de l’Artsakh et de l’Arménie.
Côté russe, le bourbier ukrainien a pour conséquence que Moscou ne refuse plus grand-chose à la Turquie et à son frère azéri qui représentent pourtant ses ennemis structurels sur le temps long. Les Arméniens payent lourdement la note de cet infléchissement peu glorieux. Malmenés par Bakou, les 2000 casques bleus russes encore présents en Artsakh n’assurent même plus le libre passage du corridor de Berdzor (Latchine) qui relie cette république à l’Arménie. Souhaitant probablement ne pas ouvrir un nouveau front, Poutine laisse ses militaires se faire humilier par les forces d’occupation azéries.
Mais sans surprise, les plus grands « munichois » se trouvent du côté des puissances occidentales. L’Union européenne – sur ordre des États-Unis – prétend mener des discussions trilatérales avec Nikol Pachinyan et Ilham Aliyev pour élaborer un traité de paix. Ceci est une farce ! Le premier ministre arménien n’aurait jamais dû accepter de participer à ces pourparlers avant que les instances européennes ne condamnent officiellement les innombrables actes terroristes commis par l’Azerbaïdjan. Citons inter alia le blocus illégal des 120 000 habitants – dont 30 000 enfants – de l’Artsakh qui dure depuis le 12 décembre 2022, les agressions militaires opérées chaque semaine contre le territoire souverain de l’Arménie.
Les technocrates européens sont les empereurs de l’indignation sélective. Ils n’ont jamais de mots assez durs pour condamner la Russie, la Chine ou l’Iran au nom des droits de l’homme et de la démocratie. En revanche, l’Azerbaïdjan et la Turquie qui passent leur temps à piétiner ces mêmes principes ne sont jamais dénoncés. Au contraire, plus que jamais « corrompue, incompétente et un peu criminelle » – pour reprendre les mots salutaires du député européen allemand, Martin Sonneborn –, Madame Van der Leyen considère Aliyev comme un « partenaire fiable et de confiance » de l’Union européenne. Les hydrocarbures azéris – largement importés de Russie ! – valent bien plus que le sang arménien. Son inénarrable alter ego Charles Michel – qui, contrairement à elle, avait été gratifié d’un siège par le néo-sultan Erdogan en raison de leur commune appartenance au sexe masculin – se moque lui aussi totalement des Arméniens.
Le but de ces sombres manœuvres menées par l’Union européenne pour le compte de son maître américain est d’ouvrir un nouveau front dans la guerre totale que ce dernier mène contre la Russie. Quant à la France, comme toujours, son président parle beaucoup mais agit peu : tandis que des milliards d’euros d’armes ont été offerts à l’Ukraine, à ce jour, l’Arménie n’a pas reçu une seule cartouche. Ne parlons pas du Royaume-Uni ou de l’Allemagne qui sont des puissances turcophiles avérées. Les Arméniens ne demandent même pas aux Occidentaux de leur donner du matériel militaire, mais simplement de leur en vendre ! Nonobstant, pour reprendre la parole salomonienne, les Européens risquent d’être punis par là où ils ont péché, car Erdogan et ses successeurs n’auront de cesse d’œuvrer à réussir, d’abord par la démographie, là où les sultans des XVIe-XVIIe siècles ont échoué par l’épée : subjuguer l’Europe occidentale.
Mais face à l’ennemi panturquiste et néo-ottoman, les premiers responsables de la situation désastreuse de l’Artsakh sont les dirigeants arméniens. Depuis l’indépendance en 1991, ceux-ci se sont plus ou moins comportés comme des prévaricateurs irresponsables et ont laissé le pays – à commencer par l’armée – dans une situation lamentable. Aucun d’entre eux n’a été capable d’instaurer un véritable État, une Res publica. Mais le pire est arrivé en 2018 avec la prise de pouvoir réalisée dans des conditions plus que douteuses par Nikol Pachinyan. Cinq après, son bilan est limpide : il est le vaincu-en-chef de la guerre de 44 jours qui a sanctionné la perte de la majeure partie de l’Artsakh et l’irréparable mort de plusieurs milliers de soldats arméniens. Il n’a aucunement démissionné au soir du 9 novembre 2020 après avoir signé une honteuse capitulation et il ne cesse depuis de se coucher devant toutes les exigences et les humiliations que les Turco-azéris infligent à l’Artsakh et à l’Arménie. Prétextant de supposés profits économiques et commerciaux qui résulteraient d’une paix chimérique, Pachinyan se montre tel un nouvel Esaü prêt à tout brader pour un plat de lentilles qu’il ne recevra même pas ! Ne parlons pas de sa haine malsaine de l’Église arménienne et de ses propos hallucinants sur des questions théologiques qui lui échappent totalement. Son gouvernement, telle une cinquième colonne, cherche à insuffler au sein du peuple arménien un esprit défaitiste, une posture lâche et servile. Dénoncer le monument érigé à Érévan en l’honneur des héros-justiciers de l’opération Némésis – qui ont liquidé les principaux organisateurs du génocide de 1915 – pour complaire au gouvernement négationniste turc revient à cracher sur les 1,5 millions de victimes de ce crime. Sans surprise, en réélisant Erdogan ce 28 mai, la Turquie a choisi un président qui lui ressemble. Quant à Pachinyan, sous prétexte d’une pseudo-realpolitik, telle une victime du syndrome de Stockholm, il a assisté non sans être humilié, à l’investiture du principal bourreau de son peuple.
Au lieu de réarmer puissamment l’armée arménienne pour préparer la prochaine guerre qui arrivera tôt ou tard, Pachinyan mendie des miettes de paix partout où il le peut. Sa faiblesse et sa couardise ont atteint leur acmé ce 22 mai, lorsqu’il a reconnu la souveraineté de l’Azerbaïdjan sur l’Artsakh ! Cette indicible forfaiture viole non seulement la constitution de la République d’Arménie, mais aussi le référendum du 10 décembre 1991 par lequel les Artsakhiotes ont librement proclamé leur inaliénable indépendance. Renoncer à l’Artsakh qui est le berceau de l’âme arménienne au motif d’éviter une soi-disant « escalade » militaire représente une trahison suicidaire. L’ennemi ne s’arrêtera pas en si bon chemin. Aliyev l’a ouvertement proclamé : pour lui l’Arménie n’est que l’« Azerbaïdjan occidental ». Il s’emparera d’abord du Siwnik (Zanguezur), puis du restant du pays. Les Turco-azéris ne comprennent rien d’autre que la force et considèrent la faiblesse de l’adversaire comme une aubaine pour l’achever. La posture victimaire est avilissante et toujours perdante. À la seconde où les Azéris prendront le contrôle de l’Artsakh, les Arméniens qui n’auront pas fui seront torturés et massacrés sur place.
Le salut de l’Artsakh passe aujourd’hui par le soutien sans faille de tous les Arméniens, qu’ils soient en Arménie ou en diaspora. Cela passe aussi par l’émergence en Artsakh d’une figure capable de porter fièrement le combat légitime – saint Augustin d’Hippone aurait dit la « guerre juste » – du peuple arménien. Dans la France vaincue, en juin 1940, contre les esprits « munichois » et les « collabos », un homme s’était levé pour refuser la honte et l’humiliation. Et il avait fini par triompher. Certes, n’est pas le général de Gaulle qui veut et il est vain de chercher en Artsakh une personne providentielle. Mais, à ce stade, la meilleure solution pour sortir Stepanakert de l’ornière pourrait être incarnée par Ruben Vardanyan. Contrairement à beaucoup de politiques, une présomption de désintéressement et une réelle volonté de servir sa patrie planent sur lui. De fait, fortune faite, le milliardaire a quitté son confort russe en septembre 2022 pour s’installer en Artsakh non sans renoncer à la citoyenneté de ce pays. Nommé ministre d’État (numéro 2 du gouvernement), il a été limogé par le président Arayik Harutyunyan à peine quatre mois plus tard, le 23 février 2023. Cette décision malheureuse a été prise sous la pression de l’Azerbaïdjan qui en avait fait une condition pour lever le blocus du pays. Évidemment, Aliyev n’a pas respecté sa parole et a aggravé l’isolement de l’Artsakh en instaurant illégalement le 23 avril 2023 un point de contrôle sur la route de Berdzor.
L’attitude hystérique du dictateur de Bakou envers Vardanyan suggère a contrario que la politique menée par celui-ci paraissait bénéfique pour l’Artsakh. Quant à l’accusation récurrente qu’il serait un « envoyé » de Poutine, elle émane des mêmes cercles « munichois » qui militent pour l’abandon de l’Artsakh. Bien que débarqué du gouvernement, Vardanyan est resté sur place pour continuer le combat et stimuler l’esprit de résistance, car pour lui, contrairement à d’autre, le passé, le présent et plus encore l’avenir du peuple arménien, ainsi que son identité ethnico-religieuse ont un sens. D’ailleurs, il a annoncé ce 25 mai sa volonté d’investir en Artsakh 50 millions de dollars prélevés sur sa fortune personnelle, tout en travaillant à réunir 100 autres millions grâce aux dons des amis de Stepanakert. Vardanyan pourrait par ses relations et sa stature d’homme d’État offrir une meilleure visibilité sur le plan international à l’agression criminelle que subit l’Artsakh. L’exemple ukrainien avec Volodymyr Zelensky – en dépit de la médiocrité initiale du personnage – montre que la médiatisation massive constitue un facteur crucial.
Maintes fois par le passé, l’Arménie s’est retrouvée au bord du précipice, à deux doigts de la chute fatale. Mais à Awayrar en 451, à Sardarapat en 1918 et en d’autres occasions, sans attendre aucune illusoire aide extérieure, le peuple, dans un ultime sursaut, s’est levé, de grands chefs se sont révélés et le salut s’est accompli. Aujourd’hui, à nouveau, les Arméniens sont à un tournant crucial de leur histoire car l’ennemi héréditaire turco-azéri est bien décidé à leur appliquer la Solution finale. Face à cela, chaque Arménien doit avoir en tête ces mots de l’illustre héros national Garegin Njdeh : « Les nations qui ne désirent pas défendre leurs intérêts se condamnent à mort.
Aram Mardirossian
Professeur agrégé des facultés de droit
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
Directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études
Chaire de Droits et institutions des chrétientés orientales