Les terroristes sont responsables et comptables de leurs actes. Les rattacher à cette religion millénaire, fondatrice de paix (islam, salam), revient à les disculper de leurs crimes. Il paraît donc urgent de montrer la réalité d’une foi qui passe pour être la pire alors qu’elle aspire au meilleur.
Dans l’Histoire, les ouvrages abondent de penseurs illustres qui, en vers et en rimes, ont défendu une vision subtile de l’islam, tel le Persan Mansur al-Hallaj (858-922), prédicateur soufi qui s’employa à aller au plus près de Dieu au fil d’une longue méditation. Retraites spirituelles bien sûr, mais également nombreux voyages puisqu’il se rendit à La Mecque (où il fit son pèlerinage), à Bagdad, en Inde (c’est lui, dit-on, qui y fait entrer l’islam) et jusqu’en Chine, selon certains biographes. Cet amoureux de Dieu se mit à dos les conservateurs de l’époque en prônant une approche plus humaine de la foi.
Fermer les yeux
Allant contre les rigoristes qui appellent à craindre Dieu, Al-Hallaj défend l’idée que le croyant et son créateur sont liés par un amour (mahabbah) réciproque qui, porté à son palier suprême, devient fusionnel. Il détaille notamment, avec l’emphase propre aux mystiques, l’emprise dont il est victime : « Ô gens, quand la Vérité s’est emparée d’un cœur, Elle vide tout ce qui n’est pas Elle. Quand Dieu s’attache à l’homme, Il tue en lui tout ce qui n’est pas Lui. » De cet amour extatique, Al-Hallaj finit par toucher la Vérité puis se transformer en Vérité (Ana al haqq) : « Je suis devenu Toi tout comme Tu es devenu moi […] plus de séparation désormais. […] Je suis devenu Celui que j’aime, et Celui que j’aime est devenu moi. Nous sommes deux esprits fondus en un seul corps ! » Ces lignes ont enragé les musulmans qui en ont déduit que le penseur se prenait pour Dieu alors qu’il exprimait ici sa très forte proximité avec son créateur. Croire en Dieu, c’est se confondre en Lui jusqu’à disparaître… lorsque par l’introspection, on se donne les moyens de le trouver.
Au culte aveugle qui enflamme le regard du croyant, Al-Hallaj répond ainsi par une approche moins alarmiste, plus confiante : Dieu est bon et il faut aller à lui les yeux fermés. Car Il ne punit pas, Il aime – a contrario, l’homme qui punit n’aime pas. Le penseur corrige ainsi la posture contre-productive qui fige le fidèle dans une croyance coercitive, basée sur la soumission et la peur du châtiment, et par voie de conséquence engoncée dans la recherche continuelle de la pénitence…
Cette idée, encore largement répandue aujourd’hui, donne au musulman le sentiment qu’il est un pêcheur potentiel, cerné par lemal dont il doit se défaire. Le bien, lui, finit parêtre circonscrit au seul respect du culte et à laquête de récompenses divines, dont la plus motivantepour les fanatiques est cette promesserocambolesque de se voir offrir soixante-douzevierges au paradis – et accéder ainsi, par un effetmiroir, à une espèce de pureté dans la mort.Comble du ridicule, la femme qui est vue « là-haut» comme le cadeau absolu est condamnéeici-bas par ces mêmes extrémistes, tenue pour responsablede tous les maux, corrompue et corruptrice, représentationdu diable pour bon nombre.
Obnubilé par sa damnation, tourmenté par les châtimentsqui le menacent – qu’il distille de manière particulièrementapocalyptique –, le croyant va au plus court et au plussimple (le plus « rentable » selon lui) : la subordination auxprincipes religieux, tels qu’on les lui fait entendre – dans lequartier, à la mosquée, sur Internet ou ailleurs. L’effortessentiel qu’il doit porter sur lui-même passe à la trappedans la mesure où il lui imposerait un long et difficile examende conscience, qu’il ne peut ni ne veut subir. Incapabled’aller au-delà de son tapis sans qu’on lui tienne la main,prêtant allégeance à un pseudo-émir pour se sentir exister,ne cherchant plus à débattre ni à comprendre, il croit moinsen Dieu que ce qu’on lui dit de Dieu. Et plus sa peur grandit,plus il en accepte toutes les aliénations.
Déballés sur un ton comminatoire, les discours catastrophistesdes prédicateurs jouent activement sur les ressortsprimaires du jeune musulman, convertissant sa frustrationet son impuissance en domination et en pouvoir absolu :celui de porter la mort (où il veut, quand il veut et contrequi il veut) comme celui d’obtenir de droit « ses »soixante-douze – excusez du peu – vierges. Sur un forum,un adepte de l’orgie paradisiaque, passablement inquiet,demandait sans rire si, le cas échéant, il lui fallait choisirune seule vierge parmi les soixante-douze ou s’il pouvaitvraiment toutes les prendre… C’est dire l’étendue de sonânerie.
Pour Al-Hallaj, celui qui veut se rapprocher de Dieu doit impérativement s’éloigner des hommes, dans le silence et le recueillement. Car la quête de Dieu est pure, alors que la quête des hommes est impure. Pour « toucher » son créateur, il importe d’aller soi-même vers la compréhension de sa foi. Mais ce travail personnel convoque également le bon sens du croyant. La vertu n’est-elle pas d’abord à pratiquer sur Terre plutôt qu’à espérer du Ciel ? Jeûner, accomplir ses prières ou effectuer son pèlerinage ne dispense pas le fidèle de faire le bien, le bien étant en toute chose.
Al-Hallaj propose au croyant de trouver sa voie par une réflexion intérieure, privilégie le pèlerinage spirituel (sens même du djihad) à celui de La Mecque, préfère le recueillement aux rites… et, à choisir, chérit la religion plutôt que les religieux. Il finira flagellé, crucifié, les mains, les pieds et la tête tranchés, son cadavre brûlé et ses restes jetés dans le Tigre. Le plus tragique sans doute est que face aux obscurantistes d’aujourd’hui, Al-Hallaj aurait connu, onze siècles plus tard, une condamnation similaire.
Fermer les oreilles et la bouche
Autre figure de cet islam des lumières, Djalal ad-Din Muhammad Rûmi (1207-1273), maître des « derviches tourneurs », est sans doute celui qui a le mieux donné sens à la miséricorde du créateur. Ce mystique persan affirme en effet la prééminence de la bonté sur la colère divine, la première allant jusqu’à annuler la seconde. « Le feu de l’Enfer en réalité n’est qu’un atome du courroux de Dieu ; ce n’est qu’un fouet pour menacer les gens vils. En dépit d’un tel courroux, qui est puissant et qui surpasse tout, sache que la fraîcheur de Sa clémence l’emporte sur le courroux. » Et le penseur éclaire : la colère de Dieu ne s’abat que sur les infidèles, elle devient bonté pour ceux qui croient. Cette réflexion va précisément à l’encontre des fanatiques qui fondent leur stratégie de peur sur l’intransigeance et la vindicte divine.
Le doigt menaçant, un poil qui frise l’acné, nombre d’imams autoproclamés « gens de science » y vont de leurs affirmations avec une assurance qui prêterait à rire si elle ne forçait la tragique admiration de leurs ouailles. Exemple notoire, l’injonction faite à la musulmane d’obéir à son époux en toutes circonstances – comprenez sur le lit, hors du lit et sous le lit, le sexe n’étant rien de moins qu’un tribut. Mais également de se précipiter vers lui lorsqu’il rentre à la maison (en criant « youpi » ?), ne pas élever la voix contre lui ni lui couper la parole, sous peine d’être maudite par les anges ou se voir refuser l’entrée au paradis.
Entendu d’un de ces « hurluberlus à berlue » : « Même si la femme a raison et que son mari a tort, elle doit se corriger et s’excuser. Si elle refuse, elle ne refuse pas à sonmari mais à Dieu. » Ce propos hallucinant est un « trois enun » de crétinisme : primo, il met la femme au ras de laplus petite semelle ; secondo, il légitime le mensonge et laniaiserie ; tertio, il fait passer Dieu pour l’alibi del’homme. Ces aberrations devraient logiquement choquertous les croyants, aux premiers desquels… les croyantes.Inutile de sortir d’une école de théologie pour les balayerd’un revers de main. Plutôt que de tendre l’oreille à cesgrimaciers, le poète recommande : « Il y a une voix quin’utilise pas les mots. Écoute ! » Au péroreur, il répond :« La femme est le rayon de la lumière divine […] Élève tesmots, pas ta voix. C’est la pluie qui fait pousser les fleurs,pas le tonnerre. »
Tout comme son prédécesseur, Rûmi affirme que la solution ne peut venir que de la connaissance. « L’ange est sauvé par le savoir et la bête par l’ignorance. À mi-chemin et se débattant entre les deux se trouve l’homme ! » Un homme dont le discernement est brouillé par l’obscurantisme : « En lui tout est inscrit, mais ce sont les voiles et les ténèbres qui l’empêchent de lire en lui cette science. » Ainsi, le mal n’a pas à être cherché chez l’autre : il est non seulement en soi-même mais il est même… le soi. Pour le défenseur de la bonté divine, le contraire de l’amour est en effet l’ego – le nafs. Or l’homme, au lieu de se faire petit devant l’immensité de Celui qui l’a créé, s’emploie justement à cultiver ce narcissisme qui lui donne l’illusion d’être au cœur de toutes choses. Les prêcheurs de haine qui pullulent notamment sur la Toile ponctuent souvent leurs diatribes par « Nous disons… ». Ce « nous » qui s’adosse au « nous » de majesté qui désigne Dieu dans le Coran est une vaste supercherie : c’est en réalité un « je » déguisé qui renvoie à ce culte du moi que vilipende le penseur. Le fanatique ne traduit pas la perception qu’il a de la spiritualité, mais celle qu’il a de lui-même, ancrée sur ses richesses matérielles, son pouvoir (politique, économique, social), l’assouvissement de ses désirs et toutes autres formes extérieures d’une soi-disant religiosité.
Et Rûmi de conclure : c’est seulement lorsqu’il « tue » son ego que le croyant peut véritablement entrevoir Dieu : « Ô, heureux celui qui est mort avant de mourir, car il a perçu le parfum de l’Origine de ce verger. » Il importe de mourir avant de mourir, c’est-à-dire de se débarrasser de son moi pour vivre éternellement. En cela, le jihad an-nafs – l’effort spirituel que doit accomplir le croyant sur lui – prend tout son sens : entendre le message de Dieu, c’est lutter contre son pire ennemi, soi-même. Autrement dit, renoncer à son égoïsme, sa cupidité, son impatience, sa colère, son envie, son hypocrisie, sa vanité, etc. Rûmi prévient de l’impérieuse nécessité de prendre une distance entre la foi (divine, parfaite) et la raison (humaine, perfectible) prévenant les dangers de l’extrémisme religieux.
Ouvrir son cœur
Parmi les penseurs des Lumières, le juriste et poète Moheïddine Ibn’Arabi (1165-1240), tient une large place dans cette religion du sens. Né à Séville, ce grand voyageur, notamment au Maghreb, maître arabo-andalou de la spiritualité, auteur de près de 900 livres – il aurait influencé Dante dans sa Divine Comédie – touche, en son plus célèbre vers, le firmament du ciel : « L’amour est ma religion et ma foi. » Telle est au plus juste la manière de vivre son islam : « De l’amour nous sommes issus. Selonl’amour nous sommes faits. Vers l’amour nous tendons. Àl’amour nous nous adonnons. » Ibn’Arabi distingue troissortes d’amour : l’amour basique, le plus commun, oùl’homme aime non pour l’autre mais pour soi ; l’amourspirituel où, par un long travail, il annihile l’amour qu’il apour lui afin d’aller vers celui de Dieu ; et l’amour divin,celui que Dieu lui donne en lui ouvrant la porte de laconnaissance. Car l’essentiel est là, affirme-t-il : fairejaillir la lumière du cœur du croyant. « La connaissance deDieu engendre toujours l’amour, et l’amour présupposeune connaissance – au moins indirecte et par reflet – del’objet aimé. »
Quintessence de l’unicité de Dieu, l’amour appelle à l’unité des fidèles et veut naturellement s’affranchir de leurs divisions – dont celle par exemple, surmédiatisée aujourd’hui, entre sunnites et chiites : « Quand tu te couches, n’aie dans ton cœur rien de mauvais à l’égard de qui que ce soit, ni rancune, ni haine », conseille le poète. Mais ce n’est pas tout : pour le juriste, ouvrir son cœur, c’est aller au-delà du visible à travers une lecture ouverte et multiple du texte sacré. Le seul lieu saint qui vaille est le cœur du croyant : La Mecque est un tissu qui le drape. Liant les hommes à leur époque, et tous les hommes à toutes les époques, le Coran est, par son essence, toujours en mouvement, révélateur de sens et de symboles infinis. Le penseur dénonce ainsi les pratiques des littéralistes – salafistes – qui, en s’interdisant toute interprétation du Livre, deviennent sources d’ignorance et d’intolérance. « Je blâme cette sorte de juristes qui, avides des biens de ce monde, étudient le fiqh [compréhension juridique de l’islam] par vanité, pour qu’on les remarque et que l’on parle d’eux, et qui se complaisent dans les arguties et les controverses stériles. […] Ces juristes cherchent à réfuterune science qu’ils ne connaissent pas et dont ils ignorentles fondements. »
L’apparence est trompeuse et il importe au croyant d’en saisir les dangers. Aujourd’hui, par exemple, agitant l’étendard d’une guerre sainte ou criant à la théorie du « choc des civilisations », nombreux sont ceux qui, sous couvert religieux, conquièrent des territoires, se lancent dans une course effrénée aux ressources minières et fossiles de pays (en Irak, Libye, en Syrie pour ne citer que ceux-là), s’inventent des sacerdoces. Et le théologien de nommer, à sa manière, ces hypocrites : « Le scarabée ne supporte pas le parfum de la rose, pourtant l’un des meilleurs ; mais pour le scarabée, il est mauvais. De même, tout homme qui a le tempérament du scarabée, mentalement et formellement, ne supporte pas la vérité quand il l’entend. »
Ainsi ouvrir son cœur signifie-t-il s’ouvrir à la vérité. Pour Ibn’Arabi, la solitude est le chemin de prédilection pour qui veut saisir les secrets de tout ce qui l’entoure, car elle « procure la connaissance du Monde ». Or ce qui manque cruellement au croyant d’aujourd’hui est sa capacité à s’affirmer lui-même dans sa foi. Que l’islam n’ait pas de clergé doit s’entendre comme le ferment même du culte : entre Dieu et le musulman, point d’intermédiaire. Le fidèle est ainsi appelé à nouer un dialogue direct avec son créateur : « Si Tu te rapproches de moi, c’est que je me suis rapproché de Toi. Je suis plus près de Toi que toi-même, que ton âme, que ton souffle. Bien-aimé, allons vers l’union. »
L’imam auquel on veut accorder un diplôme de bonne conduite pour exercer… n’a rien à exercer en vérité. Son prêche n’a pas à imposer sa vision de la foi, car celle-ci est un fruit que le croyant cultive pour lui-même. Son statut est de se placer, en toute humilité, devant les fidèles (al-imam, qui est devant) lors d’une prière collective, celle du vendredi notamment. L’imam reste donc de fait un fidèle comme un autre : un guide de tapis, mais pas de conscience. Si le musulman veut s’absoudre d’un péché, il ne peut d’ailleurs compter sur aucun confessionnal. Le pardon, il le demande (et l’obtient ou non) de Dieu. Aucune autorité religieuse ne peut juger de l’acte d’un fidèle. Imposer une ligne de conduite comme irréfutable, c’est aller contre le fondement même du texte sacré : le libre arbitre. « Nulle contrainte en religion » suppose que la seule contrainte est celle qu’on s’administre à soi-même. Car venant de soi, cette contrainte devient un choix librement consenti.
Et quand bien même le sage pétri de spiritualité aide en toute bonne foi le fidèle, il n’a pas le moyen et encore moins le droit de le forcer de regarder dans sa direction. Celui qui ordonne, séduit, menace ou punit va à l’encontre même du message du Coran, puisqu’il s’insinue dans un lien indissoluble qui lui est parfaitement interdit. Donner un sabre à une poignée de gens en les intimant de tuer relève ni plus ni moins d’une imposture – d’autant plus insupportable qu’elle bafoue la sacralité de la vie. Faut-il rappeler que ceux qui vont au « sacrifice » pour rejoindre le paradis, « les meilleurs d’entre tous » argue-t-on, ne sont jamais ceux qui commandent ? Ceux-là préfèrent de loin l’enfer sur Terre…
« Le croyant commence par lui-même », sagesse bien connue de la communauté, rappelle à qui veut qu’il ne faut pas attendre de l’autre une explication de la foi, mais se l’approprier soi-même. Cette absence de « chef » fait que l’islam échappe au seul dogme. Il n’est pas figé mais compte sur la subtilité du croyant, sa capacité à aller au-delà de ce qu’il voit et entend, pour se trouver par lui-même. Pour autant, la seule guerre sainte légitime est celle qu’il doit mener contre lui-même. Dès lors qu’il sort de son espace, qu’il porte ses armes contre autrui, il se trompe : il n’est pas musulman, il est terroriste.
Article paru dans le numéro d’Afrique Asie de janvier 2016.