Depuis le 27 septembre, la guerre fait rage dans cette partie du Caucase du Sud. Membre de rédaction de la revue de géopolitique Conflits, Tigrane Yégavian, est l’auteur de Minorités d’Orient les oubliés de l’Histoire (Le Rocher, 2019) et de l’Arménie, à l’ombre de la montagne sacrée (Nevicata, 2015). Il fait le point avec nous sur les enjeux de ce conflit en apparence gelé.
Propos recueillis par Afrique-Asie
Afrique Asie : Pouvez-vous nous présentez-nous le Haut Karabagh ?
Tigrane Yégavian : Le Karabagh, ou Artsakh est présenté à tort et à travers dans les médias comme une région séparatiste. Ce territoire grand comme un département français ; situé dans le sud du Caucase constitue le berceau de l’Arménie historique, comme l’atteste la richesse du patrimoine religieux de cette très ancienne nation chrétienne, premier État à avoir adopté le christianisme en 301. En 1921, Staline, qui était alors commissaire aux nationalités dans l’URSS naissante décide de détacher cette région de l’Arménie soviétique, suivant le vieil adage : « diviser pour régner ». Mais en l’intégrant et créant ainsi une région autonome au sein de l’Azerbaïdjan soviétique et turcophone, il faisait gage d’amitié au monde musulman en général et à la Turquie kémaliste en particulier.
Les nationalismes étouffés pendant la période soviétique
jusque dans les années 1980.
À la faveur de la perestroïka, le Haut Karabagh réclame en 1988 le rattachement à l’Arménie soviétique, ce à quoi les Azéris répondent par une série de massacres. Et en septembre 1991, il proclame son indépendance, non pas vis-à-vis de l’Azerbaïdjan, mais vis-à-vis de l’URSS qui existait encore en tant qu’entité juridique. Depuis 1991, la république autoproclamée de l’Artsakh s’est dotée de tous attributs d’un État souverain, bien que non reconnue par la communauté internationale, elle poursuit son développement avec l’aide de l’Arménie et sous la menace permanente d’une nouvelle agression azérie.
Ce conflit n’a pour ainsi dire de gelé que le nom. Certes, un cessez-le-feu avait été conclu en 1994, alors que la partie arménienne avait obtenu d’éclatantes victoires militaires, mais l’absence de solution politique pacifiste et la rhétorique belliqueuse de l’Azerbaïdjan pour qui le statu quo est inacceptable expliquent pourquoi des escarmouches ont lieu quasi quotidiennement de part et d’autre de la ligne de contact qui s’étend sur plusieurs centaines de kilomètres depuis la chaîne de montagnes de Mrav dans le nord de l’Azerbaïdjan, jusqu’à la rivière Araxe, frontalière de l’Iran.
En avril 2016, de violents affrontements d’une durée de quatre jours s’étaient déroulés à l’initiative de l’Azerbaïdjan désireuse de changer un statu quo défavorable et reconquérir des portions de territoires perdus lors du conflit de haute intensité (1988-1994). Depuis 1992, il existe un mécanisme de médiation déployé par le Groupe de Minsk de l’OSCE codirigé par la Russie, les États-Unis et la France. Ce conflit voit deux principes du droit international s’opposer : la défense de l’intégrité territoriale (position de l’Azerbaïdjan) et le droit à l’autodétermination (Karabagh). Sakharov avait eu cette célèbre phrase en 1988 : pour les Azéris, cette guerre est une affaire d’orgueil national, alors que pour les Arméniens c’est un enjeu existentiel. Le problème du Karabagh, c’est d’abord et avant tout celle du droit de ce peuple autochtone à vivre sur ses terres ancestrales, autrement dit une question de vie ou de mort.
Afrique Asie : Pourquoi l’Azerbaïdjan est passé à l’offensive et comment expliquer le rôle de la Turquie ?
Tigrane Yégavian : La situation socioéconomique en Azerbaïdjan est plus qu’inquiétante. Depuis des décennies, le régime dynastique des Aliyev qui règne sans partage sur cette république regorgeant d’hydrocarbures, agite le chiffon rouge de la question du Karabagh et entretient une haine hystérique anti arménienne pour détourner les regards sur les problèmes internes que connaît ce pays rentier frappé par des inégalités et une répression de toute opposition de plus en plus criantes. Les revers miliaires des Azéris contre l’Arménie en juillet dernier dans la région du Tavush ont gonflé la frustration d’une population chauffée à blanc par les harangues d’un pouvoir visiblement aux aguets et fortement ébranlé par les conséquences funestes de la chute de la demande des hydrocarbures en ces temps de pandémie.
La Turquie joue avec le feu
Vu d’Ankara, ce conflit constitue une aubaine pour allumer un nouvel incendie cette fois-ci dans le Caucase. Erdogan y voit une occasion en or pour affaiblir son vieux rival russe, allié de l’Arménie et membre d’une même alliance régionale, l’organisation du traité de sécurité collective (l’OTSC). Avec la présence d’une base et de gardes-frontières russes sur son sol. Erevan y voit le gage d’une assurance vie en échange d’une relation de plus en plus asymétrique.
Au plan régional, et il convient de le souligner, Bakou jouit d’une solidarité sans retenue du grand frère et partenaire stratégique turc au nom du panturquisme ; les deux pays se présentent comme deux États dans une seule nation. L’apparition d’une Turquie erratique sur l’échiquier du Caucase, jusque-là considéré zone d’influence russe, est en train de bouleverser de fragiles équilibres. L’Azerbaïdjan a confié tout un pan de sa solidarité à la Turquie qui à l’heure actuelle a pris le commandement de l’armée de l’air azérie dans la zone du conflit.
Pourquoi la Turquie dépêche-t-elle des mercenaires djihadistes de Syrie en Azerbaïdjan ?
Il s’agit là d’un fait gravissime, et générateur d’une forte instabilité à court et moyen terme. D’autant plus que l’armée azerbaïdjanaise est suréquipée en matériel israélien, russe et turc et que le budget de sa défense est équivalent au PIB de l’Arménie.
J’y vois essentiellement trois raisons : minimiser l’impact des pertes dans les rangs de l’armée régulière azerbaïdjanaise qui ont été sévères lors des affrontements de l’été dernier, créer un nouveau foyer de tensions dans le Caucase, pousser la Russie à intervenir sur le terrain afin de l’obliger à prendre parti pour les Arméniens ce qui ruinerait le capital de légitimité qu’elle s’était construite en sa qualité de médiateur, vendant du reste des armes aux deux belligérants et menant un jeu diplomatique pour le moins trouble. Le fait est que Bakou a déplacé son curseur en direction d’Ankara. Dans la foulée de la guerre de juillet dernier, le ministre azerbaïdjanais des Affaires étrangères Elmar Mamediarov, qui dirigeait la diplomatie azérie depuis 2004, réputé proche du Moscou, avait été remplacé par un ancien ministre de l’Éducation acquises à l’idéologie ultranationaliste panturquiste. Quelques jours après, des manœuvres militaires de grande importance entre les armées turques et azéries se sont déroulées dans l’enclave du Nakhitchevan, à moins d’une quarantaine de kilomètres d’Erevan, la capitale de l’Arménie. Tandis que les mercenaires de Syrie affluaient en Azerbaïdjan via la Turquie, la propagande turco azérie dénonçait la présence de combattants kurdes aux côtés des Arméniens… Vu de Moscou cette escalade est perçue comme une tentative de la Turquie de s’immiscer dans une région jusque-là considérée comme sa chasse gardée. N’ayant pas intérêt à voir son pré carré caucasien déstabilisé par la Turquie en quête de nouveaux fronts dans le grand jeu qui se dessine de la Libye à l’Irak en passant par Chypre, la mer Égée, la Russie qui vend des armes aux deux belligérants, veut agir comme un facteur de dissuasion et se cantonner dans un rôle de médiateur. Il y a de fortes craintes de penser que l’aventurisme d’Erdogan aura de funestes conséquences pour les peuples de la région.
Israël équipe l’armée azerbaidjanaise depuis de longues années. Quelle l’implication de l’Etat hébreux dans le conflit ?
Il faut savoir que les relations israélo azerbaidjanaises sont anciennes et solides. L’Etat hébreux a été parmi les premiers pays à reconnaître l’indépendance de l’Azerbaïdjan et à établir des relations diplomatiques en avril 1992. Pendant la « guerre chaude » du Karabagh, Israël fournissait déjà de l’armement lourd à l’Azerbaïdjan. Bakou était alors à la recherche d’un avantage militaire contre son voisin arménien dans le conflit du Karabagh tandis que Tel Aviv y avait vu l’occasion de mettre en œuvre sa « diplomatie de la périphérie » censée lui permettre de surmonter l’encerclement par des pays arabo musulmans hostiles, en nouant des liens avec le deuxième cercle comprenant des Etats non arabes comme l’Iran du Shah, puis l’Ethiopie, sans oublier le Kurdistan d’Irak.
Il existe une communauté juive relativement importante à Bakou, Israël importe environ 40 % de son gaz à l’Azerbaïdjan.
Depuis le début des années 2010, Bakou mise aussi sur cette relation pour se préserver de l’influence de l’Iran, dont le prosélytisme chiite inquiète l’Azerbaïdjan, qui bien qu’étant un pays à majorité chiite est hostile au régime des Mollahs, regarde d’un mauvais œil l’expansionnisme de Téhéran dans la région, alors qu’il existe en Iran 18 millions de turcophones d’ethnie azérie.
L’Etat hébreu qui fournit depuis des années l’armée azerbaidjanaise en matériel militaire létal se fait très discret sur le conflit en cours et ne communiqué quasiment pas. Il n’y a pas eu à ma connaissance un appel au cessez-le-feu et un retour à la table des négociations sous l’égide du groupe de Minsk de l’OSCE par exemple. On ne peut pas ignorer dans cette affaire qu’Israël comme l’Azerbaïdjan ont tous les deux un grand intérêt à maintenir une relation aussi étroite que discrète.
Propos recueillis par la rédaction d’Afrique Asie