En accueillant pendant deux mois « Rituel pour une métamorphose », la pièce du dramaturge syrien Saadallah Wannous, la Comédie française a offert une tribune de prestige au théâtre de langue arabe. Faire entendre un texte venu du monde arabe dans le saint des saints du théâtre français est en soi un événement. Les textes dramaturgiques arabes, assez peu nombreux, sont encore loin d’avoir imposé leur spécificité dans cet art qui n’appartient pas traditionnellement à leur culture. Mais en choisissant un texte d’un auteur… syrien, on peut aussi y voir un événement politique, tout en se rappelant que Saadallah Wannous s’est toujours présenté en esprit indépendant, résolument laïc et critique des pouvoirs d’hier et d’aujourd’hui.
« Théâtre de la politisation »
La consécration dont l’œuvre de Wannous fait aujourd’hui l’objet, seize ans après sa mort, est d’abord due à la qualité de son travail. Décédé en 1997, l’homme a laissé derrière lui une œuvre incomparable que le monde du théâtre international avait depuis longtemps reconnue, que ce soit au sein des instances internationales comme l’Unesco ou dans les rangs du prix Nobel de littérature. Né en 1941 près de la ville de Tartous, Saadallah Wannous fait partie de la génération des auteurs arabes qui a été façonnée par l’expérience nationaliste et marquée par les dérives autoritaires ayant plongé les pays arabes dans l’histoire d’un combat inégal entre l’individu et le pouvoir. Ainsi, après quelques années de journalisme au service d’un quotidien proche du parti nationaliste Baas, l’auteur est venu en France se frotter à des artistes engagés et impliqués dans la critique des autorités quelles qu’elles soient. En ce sens, il se rapproche du dramaturge allemand Bertolt Brecht et du rôle critique que ce dernier a voulu faire jouer au théâtre. Saadallah Wannous a ainsi tenté de donner aux spectateurs arabes l’occasion de réfléchir aux injustices dont ils sont l’objet et aux mécanismes de répression sociale ou religieuse dans lesquels ils sont enfermés.
Mais son œuvre sera en même temps constamment secouée par l’actualité de la région. Ainsi de la défaite arabe de 1967, qui est vécue comme un traumatisme, et face à laquelle il décide de réagir en lançant, en 1969, le Festival arabe pour les arts du théâtre à Damas. Un rendez-vous qui lui permettra de conceptualiser le rôle résolument positif qu’il veut donner au théâtre dans l’accomplissement d’un changement social et politique. Il appellera cela « le théâtre de la politisation ». Dans les années 1970, il participera également à la création de l’Institut supérieur des arts du théâtre à Damas et lancera le magazine dédié au théâtre, Al-Hayat al-Masrahya. Des activités multiples qui ne l’empêcheront pas d’écrire quelques-unes de ses meilleures œuvres, parmi lesquelles Le Roi est le roi (1977) une pièce qui critique ouvertement la déférence vile que le pouvoir suscite dans les pays arabes, même lorsqu’il est occupé par un mendiant. Mais malgré « son optimisme de la volonté », l’homme sombre dans un silence désespéré en 1982 lorsque les Israéliens envahissent Beyrouth. Il lui faudra alors une décennie pour retrouver le langage théâtral et sa foi dans son utilité.
Récupération politique ?
Seize après sa mort, l’actualité politique arabe ramène ses mots sur le devant de la scène. Si certains Syriens essaient aujourd’hui de le récupérer pour en faire le porte-drapeau d’une rébellion qui ne cesse de changer de visages, d’autres voient dans son appartenance alaouite – la même que celle de la famille Assad – la preuve que son œuvre est un plaidoyer pour le pouvoir actuel – à défaut d’en avoir un meilleur en perspective. Mais Saadallah Wannous n’est ni d’un bord, ni de l’autre. Le seul bord dont il aurait pu se revendiquer est celui de l’individu qui s’est levé et a voulu dire non à l’arbitraire. Mais avant d’épouser ce combat de l’individu contre les pouvoirs en place, Saadallah Wannous a inlassablement tenté de démonter leurs mécanismes et de dénoncer l’hypocrisie d’une société qui broie la liberté de pensée au nom d’une bienséance factice, laquelle a surtout servi les intérêts des tenants du pouvoir.
Dans sa ligne de tir préférée, il y a les pouvoirs religieux – ceux-là mêmes qui sont le plus au-dessus de tout soupçon et qui, pourtant, ne font qu’asseoir leur domination avec la complicité du pouvoir politique. Dans sa pièce Rituel pour une métamorphose (1994), que l’auteur situe dans les années 1860 afin de déjouer la censure du régime, l’autorité religieuse est incarnée par un mufti. À l’image de tous les protagonistes de la pièce, le mufti va connaître une métamorphose qui va l’amener à casser les barrières de l’orthodoxie, en passant de la rationalité ambitieuse au désir mystique d’une union divine libre. De même, la femme du prévôt des notables décide-t-elle de céder à son désir d’émancipation en devenant une courtisane fière et libérée. Rituel pour une métamorphose est une ode à la révolution individuelle contre l’ordre établi, avec une prémonition qui n’a pas encore eu lieu : que cette révolution soit portée par les femmes.
La guerre, mon destin ?
La pièce, qui fait incontestablement écho à la situation actuelle, ne se laisse cependant jamais enfermer dans une lecture caricaturale ou partiale des événements récents. Par les décors parfois chargés, parfois épurés, par l’exagération de certains costumes ou turbans, par la profondeur intemporelle des échanges, elle se tient résolument à distance des événements actuels. Une distance qui ouvre le champ de l’interprétation.
Illustrant bien le rôle que Saadallah Wannous a voulu faire jouer au théâtre, certains passages de la pièce font néanmoins directement frémir la salle. Quand El-Massa, la figure principale de Rituel pour une métamorphose, la notable devenue courtisane dit : « Si guerre il y a, elle fait aussi partie de mon destin », chacun ne peut s’empêcher de penser à l’extrême violence en cours et de réfléchir à sa nécessité…
Rituel pour une métamorphose, Saadallah Wannous, mise en scène par Sulayman al-Bassam, avec Thiery Hancisse, Sylvia Berger, Denis Podalydès, Bakary Sangaré… Comédie française, Paris, jusqu’au 11 juillet 2013.