Il est des mots qui pénètrent en nous plus redoutablement qu’une pluie d’hiver. Ceux de Mouloud Feraoun sont de ceux-là. De 1955 à 1962, l’écrivain d’expression française consigna dans son journal (1), à la demande de l’auteur et éditeur Emmanuel Roblès, le quotidien des Algériens en lutte pour leur liberté contre l’occupant français. Un document autant témoignage exceptionnel, subtile analyse que bijou littéraire, dans lequel Feraoun, même si son cœur est à l’indépendance, n’épargne personne : ni les maquisards, ni les colons, et encore moins lui-même, intellectuel traversé par mille contradictions. Dès le début, « l’unanimité dans la rébellion » et le « divorce si brutal, si définitif » entre Français et Algériens lui sautent au visage. « Un siècle durant, on s’est coudoyé sans curiosité, il ne reste plus qu’à récolter cette indifférence réfléchie qui est le contraire de l’amour », écrit-il. La vérité, c’est qu’« il n’y a jamais eu mariage. »
Fallait-il s’étonner que ce journal fût rapidement mis sous le boisseau des deux côtés de la Méditerranée ? Trop de franchise, trop de gêne de part et d’autre… C’est ce beau texte que le dramaturge Dominique Lurcel, metteur en scène, entre autres, d’un formidable Folies coloniales (voir AA, mai 2009) sur la violence des mots de la colonisation, a réussi à sortir de son oubli forcé. Quatre planches, un fauteuil, une table… Avec Le Contraire de l’amour, il a su faire du Journal une adaptation au cordeau bouleversante, incarnée par le comédien Samuel Churin et le violoncelliste Marc Lauras, que l’on a pu revoir en novembre sur la scène des Métallos à Paris (2). Dans un face-à-face tantôt harmonieux, tantôt dissonant, ils restituent au plus près la belle langue de Mouloud Feraoun. L’écrivain sera assassiné par un commando de l’OAS trois jours avant la signature des accords d’Évian du 18 mars 1962, qui accordaient l’indépendance à l’Algérie.
Après Folies coloniales, Algérie des années 1930, le Journal de Mouloud Feraoun… L’Algérie serait-elle devenue une obsession ?
Ce n’est pas une obsession, mais le besoin de continuer le travail entamé avec Folies coloniales, spectacle qui parle de la colonisation. Pendant la préparation de cette pièce, en 2007, je dévorais des tonnes de livres sur l’Algérie colonisée. C’est là que j’ai découvert le Journal de Mouloud Feraoun sur la guerre d’indépendance. Avec le soutien de l’équipe des Rencontres de La Villette, nous avons monté un atelier théâtral sur ce texte magnifique au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers [grande ville populaire de la région parisienne, ndlr], que nous avons présenté à La Villette en 2008. J’avais déjà fait un choix de textes pour ce premier travail, que j’ai en partie repris pour l’adaptation du Contraire de l’amour.
Le Journal de Feraoun a longtemps été introuvable…
Lorsqu’il est sorti au Seuil, cinq mois après l’assassinat de son auteur par l’OAS, le Journal a été un grand succès. Puis on ne l’a plus trouvé, hormis une réédition au Seuil en 2002, vite épuisée. Feraoun restait surtout connu pour ses autres textes littéraires, notamment Le Fils du pauvre. Depuis 2011, on peut trouver le Journal en édition Points poche. Cette longue absence des librairies n’empêche pas qu’il est ancré dans la « mémoire historienne ». Lorsque nous avons joué la pièce à Évian le 18 mars dernier, date du cinquantième anniversaire de la signature des accords homonymes qui mettaient fin à la guerre, les historiens ont unanimement affirmé : le Journal de Mouloud Feraoun est le document de référence sur cette période. Ils connaissent ce texte depuis qu’ils travaillent sur l’Algérie.
Comment avez-vous choisi tel extrait plutôt que tel autre ?
Je lis plusieurs fois le texte, puis par vagues concentriques, et je barre. Bref, je fais un choix. Trois points m’ont passionné dans le Journal. D’abord, le chemin que fait Feraoun entre 1955 et 1962. Au début, par exemple, il dit « terroristes » pour parler des indépendantistes, mais très vite il parle de « patriotes ».
Sa quête d’identité m’a également marqué : il est écartelé entre sa culture française et sa culture kabyle, et ne cache jamais ses contradictions. C’est cela, je crois, qui touche le public, tous les publics. J’ai assisté à des scènes de fraternisation incroyables à la fin de certains spectacles : des fils de harkis et des fils d’indépendantistes qui s’étreignaient dépassant les conflits de mémoire. Cela m’a surpris, car Feraoun ne faisait de cadeau à personne ; il disait exactement ce qu’il pensait.
Enfin, j’ai voulu conserver l’alternance – très théâtrale – entre les choses vues, qui génèrent de l’émotion : nausée, espoir, ironie, dénonciation, etc., et une réflexion fine sur ce qui se passe. Le rapport de Feraoun aux événements du moment était intense et, en même temps, il avait une prescience d’un avenir pas gai, mais qui se ferait de toute façon sans les Français.
Vous avez opté pour une mise en scène minimaliste…
J’ai une règle : quand le texte est magnifique, je n’ajoute pas ce qui pourrait le parasiter, et surtout pas du pathos. La musique a été une grande concession ! Mais elle donne une respiration ; elle est aussi une voix complémentaire qui permet d’éviter le face-à-face avec le public, épuisant pour le comédien.
Pour transmettre la parole de Feraoun, je souhaitais un espace réduit qui donne l’idée de la solitude, de l’impuissance de l’intellectuel semblable à un lion en cage. Mon travail principal a été d’incarner le texte – et non son auteur –, le faire passer par le corps. Un travail de direction d’acteur, donc, pour faire sonner les émotions à travers le rythme et le sens des mots sans avoir à en rajouter.
Pourquoi un violoncelliste sur scène ?
Parce que c’est, pour moi, la voix instrumentale la plus humaine. Marc Lauras est un musicien de théâtre, totalement au service du texte. Sa voix néanmoins est autonome, pas du tout illustrative, parfois instrumentale. Je lui ai demandé d’aller plus vite dans le tempo pour ne pas laisser le spectateur s’installer. Il vaut mieux qu’il dise que la pièce était trop courte plutôt que trop longue.
Vous avez tenu à ce qu’il y ait une représentation pour les scolaires.
À Aubervilliers, je me suis aperçu que les lycéens ne connaissaient rien à la guerre d’Algérie. Ils posaient des questions comme : C’est quoi la colonisation ? Qui sont l’OAS, le FLN ? Et Feraoun ? Est-il laïc ou musulman ? Les Kabyles ne sont pas des Arabes ? Que ce soit les enfants issus de l’immigration ou les autres, la plupart des parents et grands-parents ne leur ont rien transmis. Du coup, ils sont avides de savoir. Le texte de Feraoun les touche énormément parce qu’il possède à la fois une pensée et une forme très belles. Et moi, j’ai besoin qu’il y ait le politique et le poétique pour faire mon travail.
Le Journal entre en résonance très forte avec une certaine actualité…
En effet. J’ai d’abord vu l’identification très forte des adolescents, par exemple lorsque Feraoun décrit les contrôles des « hommes bruns, [de] toutes les femmes voilées de blanc qui les accompagnent », jamais des « belles dames accompagnant des messieurs pas toujours beaux mais toujours non musulmans ». Ce passage les renvoie à leur quotidien. De même, l’islamisation est déjà clairement évoquée dans le texte. Feraoun raconte comment son village en Kabylie y succombe. Du moins en apparence, car les Kabyles ont toujours été contestataires… Et nous avons été rattrapés par les « printemps arabes ».
La pièce a déjà beaucoup tourné depuis 2011, notamment en Algérie. Comment y a-t-elle été reçue ?
Comme pour les Folies coloniales, les gens l’ont vue comme un immense cadeau, de surcroît de la part de Français. J’ai entendu des phrases très fortes : « Vous nous avez lavés de 132 ans d’ignominie », « Je peux mourir maintenant que j’ai vu ça »… En Kabylie, nous avons reçu un accueil exceptionnel. Et nous avons vécu un grand moment à Tizi-Hibel, le village où Feraoun est né et enterré. Nous y avons rencontré l’association Mouloud-Feraoun initiée par des jeunes parlant le français comme Balzac, qui prennent leur mission de transmission de l’œuvre très au sérieux. Nous avons beaucoup discuté. Le lendemain, deux minivans remplis d’une quinzaine de jeunes et d’une dizaine de femmes débarquaient à Tizi-Ouzou pour voir la pièce. Ces moments-là sont inoubliables.
(1) Journal 1955-1962, Mouloud Feraoun, Éd. du Seuil, 1962. En format poche, Éd. Points, 2011, 491 p., 8,10 euros.
(2) Adaptation et mise en scène, Dominique Lurcel, avec Samuel Churin et Marc Lauras. À Lisieux le 4 décembre, Nantes le 19, Épinal le 17 janvier 2013, Beaugency le 25, Poitiers le 2 avril, Thorigny-sur-Marne le 6, Talange le 11, Ribeauvillé le 12…