Plus de deux ans, déjà, que la pièce tourne. Créée en 2010 en France à l’occasion du 100e anniversaire de Jean Genet, cet écrivain incommode, ombrageux et radical, à l’enfance saccagée et à la langue sublissime, qui s’engagea auprès des Algériens, des Black Panthers, des Palestiniens sans jamais s’institutionnaliser. En octobre et novembre 2012, La Dernière Interview se produisait en Afrique (1). Elle était reprise, fin février, à la Maison des Métallos à Paris ; elle partira au Canada début avril.
Catherine Boskowitz, qui l’a conçue et mise en scène, s’est inspirée de la dernière interview donnée par Jean Genet à Nigel Williams, de la BBC, quelques mois avant sa mort pour proposer un spectacle fascinant. Une mise en abyme textuelle où le Congolais Dieudonné Niangouna (2), qui incarne un Jean Genet refusant le jeu normé de l’entretien, s’affranchit du jeu millimétré de la mise scène pour improviser à chaque représentation.
Tout n’est que jeu dans le décor dépouillé que Dieudonné Niangouna déserte parfois, tout en continuant à dire son texte hors champ : le vrai Genet qui, excédé par le fond et la forme des questions de Williams – interprété par Catherine Boskowitz ‑, formule ses propres questions pour mieux mettre en scène son existence. Dieudonné Niangouna qui, tel un jazzman, se saisit d’une phrase de Genet pour articuler un texte improvisé renvoyant à son expérience réelle. Un soir, c’était une belle réflexion sur la langue française en Afrique (« Je suis une somme, affirmer mon africanité, ce n’est pas me retirer le français »). Jeu improvisé aussi pour le spectateur interpellé par le comédien. Et jeu, bien sûr, pour Catherine Boskowitz dont tout le dispositif scénique interroge, comme Genet, sur l’acceptation de la norme et du système. Une réflexion qui touche, convaincante.
Après Quatre Heures à Chatila qui a inspiré votre Danser avec les morts, puis Splendid’s, pourquoi revenir à Genet ?
Catherine Boskowitz Parce que Jean Genet ne fait aucune concession, jamais. Il va jusqu’au bout, toujours. Jusque dans cette dernière interview qu’il donne à la BBC à 75 ans. Le mot « rebelle » n’a plus trop de sens aujourd’hui, mais c’est ce qu’il est fondamentalement. Jean Genet interroge le système, la norme, il faut entendre sa parole aujourd’hui.
Le choix de Dieudonné Niangouna dans le rôle de Genet ?
C. B. Parce que Dieudonné est comme Genet : par son écriture, ses mises en scène, son jeu, il questionne aussi le système, la norme, le format qu’on veut imposer à l’artiste, à l’homme. On se connaît depuis quinze ans, et je ne voyais personne d’autre interpréter cette pièce. Dieudonné se positionne tant qu’auteur et acteur : il porte la parole de Genet, la recadre et en fait quelque chose de très présent par ses improvisations. Il est à l’endroit exact de la connexion entre un comédien et un auteur, mais aussi entre deux auteurs qui ont la même posture. Les spectateurs le ressentent très fortement ; beaucoup me disent des choses très belles sur son travail d’incarnation, ils croient vraiment voir Genet sur scène, y compris dans les improvisations de Dieudonné.
Dieudonné Niangouna Ça m’a fait plaisir d’avoir la possibilité d’exprimer des choses de l’endroit où je suis en partant des propos de Genet. Je fais entendre ce que j’ai à dire à l’intérieur de la parole d’un maître. C’est une façon de lui rendre hommage, d’être l’apostrophe de sa mémoire.
Comment concilier respect du texte et improvisation ?
D. N. Genet pose des questions humaines justes qui me font réagir. C’est dans la mise en place même du jeu que j’ai su comment et où je devais rebondir pour improviser. Je suis sur la scène, mais aussi derrière, à côté. Je traverse en quelque sorte les frontières, et ce déplacement réel et symbolique me permet de faire office de moi à travers la parole de Genet. J’ai aussi compris par travail sur le jeu que j’avais envie de ressemblances dans nos différences, à Genet et moi. Les choses, alors, glissent toutes seules, le texte et l’improvisation s’articulent aisément.
C. B. Ce qui est fascinant dans l’interview que donne Genet à la BBC, c’est qu’il n’a rien à perdre, il affirme et formule une position à chaque question. Il réfléchit quand il parle, et sa réflexion s’improvise à partir de ce qu’il est. Cette façon de se positionner renvoie à l’improvisation de Dieudonné dans le spectacle. Non seulement le comédien évoque les idées, mais il fait acte de création théâtrale en rebondissant par intuition, frottement, glissement aux propos de Genet.
Vous improvisez sur n’importe quel thème ?
D. N. J’improvise, mais j’ai des rendez-vous : par exemple, quand Genet parle de la colonie pénitentiaire de Mettray [établissement censé réhabiliter les délinquants mineurs, où l’écrivain a été placé deux ans et demi, ndlr], j’entends « colonie » et ça fait tilt, je me branche directement sur secteur ! Comme si la question de Williams à Genet m’était adressée à moi sur le fait d’écrire, mais aussi sur le fait que j’écrive, que je vive ailleurs.
C. B. Le jeu de Dieudonné rejoint l’attitude de Genet. Il ne se soumet pas à la grille d’interrogations établies sur des thèmes « basiques. Il décide de ne pas y répondre pour aborder les thématiques qu’il a choisies et relancer la réflexion. C’est dans ce refus des lieux communs que se fait la connexion avec Dieudonné. Les deux affirment : ne nous faisons pas dire n’importe quoi, prenons le questionnement au sérieux, ne nous imposons pas de prendre une position à un endroit où nous ne sommes pas. C’est trop important, car on se met au monde en exprimant ce que l’on pense.
Comment avez-vous abordé le rôle de Genet ?
C. B. On a beaucoup travaillé sur le physique : Genet/Dieudonné veut, ne veut pas entrer dans l’espace ; il se tient les mains dans les poches, une cigarette à la bouche, etc. Dieudonné a cherché dans son corps des points d’équilibre. On a également beaucoup travaillé sur le tempo, avec une bande sonore faite aussi de silences, qui joue avec nous. C’est un personnage à part entière.
D. N. Parce qu’elle provoque des tensions en moi, la bande sonore me fait violence, mais une belle violence. C’est une traversée intérieure qui m’indique comment je dois me déplacer, là où ça me dérange d’aller. J’entrevois comment l’humanité est interrogée et comment je dois répondre à cela. C’est avec ce tempo que je dis le texte.
Genet était-il sincère ou dans la peau du « personnage » Genet lors sa dernière interview ?
D. N. Il est très sincère mais joue dans ses réponses. Il trouve une forme pour ne pas entrer dans la norme de l’interrogation. Il se met en scène. Par exemple, il s’avance vers la caméra et demande si elle le filme bien. Bien sûr qu’il sait qu’elle le filme. Donc, à cet endroit, il introduit du théâtre dans l’interview. Et fait ainsi preuve d’un art de la création très subtil.
C. B. C’est ça, le théâtre : ne jamais oublier l’intranquillité. C’est une alchimie sur un plateau entre ce qui est très réglé et l’aléatoire qui ne manque jamais d’arriver. Le théâtre interroge en permanence : comment faire surgir quelque chose de totalement singulier, le moment de l’émotion et de la réflexion ? C’est ce que fait Genet dans sa dernière interview.
* La Dernière Interview, mise en scène Catherine Boskowitz, avec Dieudonné Niangouna et Catherine Boskowitz ; son : Benoist Bouvot ; lumière : Laurent Vergnaud. Du 2 au 6 avril à Montréal (Canada) à l’Espace libre, www.espacelibre.qc.ca ; theatre@espacelibre.qc« >theatre@espacelibre.qc.
1) Niger, Burkina Faso, Mali, Sénagal, Cameroun, Centrafrique, République démocratique du Congo.
2) Également auteur, metteur en scène et directeur du festival Mantsina sur scène à Brazzaville. Dieudonné Niangouna est artiste associé du prochain festival d’Avignon.