Dimanche 1er décembre, déclaré par l’opposition « V-Day », jour de la victoire, a été l’aboutissement d’une longue période de manifestations exigeant le départ de la Première ministre thaïlandaise mettant fin à l’influence de sa puissante famille sur la vie politique thaï, et la tenue d’élections anticipées.
Les combats de rue entre partisans et adversaires du gouvernement – malgré l’appel des premiers à se disperser « pour ne pas compliquer davantage la tâche du gouvernement » -, l’occupation d’un certain nombre de bâtiments publics – médias, ministères etc – a entrainé l’intervention de l’armée aux côtés de la police. La Première ministre thaïlandaise, Yingluck Shinawatra, a été forcée de s’enfuir du club de sport de la police où elle était tenue cachée et protégée par l’armée. Durant toute la journée, l’armée a tenté de disperser les manifestations qui paralysaient des quartiers entiers de Bangkok à coup de gaz lacrymogène et de balles de caoutchouc, deux partisans du régime ont été tués et plus de cinquante manifestants blessés.
Ces manifestations sont directement liées à Thaksin Shinawatra, frère de Yingluck Shinawatra, ancien lieutenant colonel de police du nord, homme d’affaires et Premier ministre nommé par le roi en 2001, forcé de démissionner en 2006, puis condamné à l’exil après le coup d’État, la même année. Dirigeant le pays avec une main de fer qui lui a valu le surnom de Thaksinator, il règle, entre autres, les revendications de la population musulmane du sud du pays par escadrons de la mort interposés qui feront plus de 2000 morts. Sa popularité, il la doit, cependant, à la création d’une sécurité sociale, d’un salaire minimum, à son action en direction des zones rurales et à sa bonne gestion de l’après tsunami. Ce qui n’a pas suffi à consolider son pouvoir fragilisé par des accusations de corruption, mêlant affaires privées et publiques, et d’abus de pouvoir. Il était aussi et surtout, la cible des élites de la capitale, classes moyennes et supérieures, frustrées par sa politique fiscale, populiste et en faveur des paysans traités avec mépris de « buffles des rizières » par les élites urbaines, notamment les proches du roi et de l’armée qui soutiennent le principal et plus ancien parti d’opposition, le Parti démocrate.
Depuis 2009, ses partisans, les Chemises rouges du Front national uni pour la démocratie et contre la dictature (UDD), demandent le retour de Thaksin au pouvoir, de multiples manifestations se sont succédées, faisant morts et blessés. Mais le 25 mai 2010, la Cour criminelle de Bangkok émettait un mandat d’arrêt international pour « terrorisme » contre l’ancien Premier ministre resté en exil et qui vit à Dubaï actuellement d’où il dirige le pays en se servant de sa sœur. C’est la proposition d’un projet de loi d’amnistie le concernant et permettant son retour au pays, alors qu’il a été condamné à deux ans de prison, qui, bien que rejeté par le Sénat, a déclenché les manifestations.
En effet, en exil, Thaksin n’a jamais réellement abandonné le pouvoir. Il s’était appuyé sur les élections législatives de juillet 2011 pour propulser sa sœur, Yingluck Shinawatra à la tête du pays, élections remportées par le Pheu Thai, son parti, implanté dans les régions rurales. Avec 265 sièges sur 500 à l’assemblée nationale, la famille revenait à la tête du pays, avec pour la première fois dans son histoire, une femme à la tête du gouvernement.
La tentative actuelle de « coup d’État du peuple » signifie-t-elle pour autant une avancée démocratique ? Rien n’est moins certain. Récupérant le mouvement, Suthep Thaugsuban, ancien secrétaire général du Parti démocrate, est, en effet, une personnalité controversée à l’histoire trouble qui se présente aujourd’hui comme le « sauveur de la Nation ». Haranguant la foule tous les soirs devant le Monument de la Démocratie, il a pour tout programme politique le renversement du « régime Thaksin » et le « pouvoir au peuple » par un « conseil du peuple » dont il prendrait la direction pendant une période de transition. Il s’agit en réalité de mettre en place un gouvernment de technocrates nommés par le roi et d’accéder au pouvoir par la force et non par les urnes qui, quoi qu’il en soit, avaient conduit Thaksin et sa sœur à la tête d’un pays aux pratiques démocratiques très fragiles. La Thaïlande a, en effet, connu dix-huit coups d’État depuis 1932, dont onze réussis, et cette perspective apparaît à certains comme une nouvelle tentative de renversement illégal.
Suthep Thaugsuban n’est pas un inconnu. C’est un homme politique d’expérience, ancien Premier ministre de 2008 à 2011, il est directement responsable du massacre des Chemises rouges pro-Thaksin au printemps 2010, faisant une centaine de morts. Il est poursuivi pour meurtre depuis ces événements. Homme fort et homme riche, également, issu d’une famille influente du sud à la tête d’une immense fortune basée sur l’huile de palme et l’industrie de la crevette, il s’oppose aujourd’hui ouvertement à Thaksin, homme du nord.
Si au départ, les manifestants demandaient des élections anticipées et la démission de Yingluck Shinawatra, la récupération du mouvement par Suthep Thaugsuban pour renverser un pouvoir malgré tout populaire peut déboucher sur plusieurs scénarios, selon David Camroux, chercheur au Centre d’études et de recherches internationales (CERI-France) et spécialiste de l’Asie du Sud-Est :
– un coup d’État par l’armée dont une partie est proche du roi et des milieux d’affaires et la mise en place du processus souhaité par Suthep Thaugsuban ;
– l’organisation d’élections anticipées par Yingluck Shinawatra qui en sortirait certainement vainqueur ; – ou la décision par cette dernière de rester à son poste, sûre du soutien populaire dont elle jouit.
En outre, le roi, très diminué, est sur le point de se retirer, laissant derrière lui une famille royale divisée sur sa succession, notamment sur son fils, proche de Thaskin. Le conflit entre les partisans du roi et ceux de Thaskin risquent donc de s’aggraver, entrainant avec lui l’affrontement des mêmes tendances à l’intérieur de l’armée et de la police.