Compte tenu du titre donné à cette intervention, je ne vous épargnerai évidemment pas les tartes à la crème et me référerai à la célèbre phrase d’Albert Camus qui, prolongeant la pensée de Martin Heidegger, écrivait pendant le second conflit mondial : « Quand on ne sait pas nommer les choses, on ajoute au malheur du monde ». Si je me résous à un tel lieu commun, c’est que jamais une phrase n’a sonné aussi juste si on considère les errements de l’Occident face au terrorisme.
La dissuasion nucléaire, la construction européenne et le Pacte atlantique ont mis les Occidentaux à l’abri de la guerre sur leur sol depuis soixante-dix ans. Notre perception collective des conflits armés s’en est trouvée profondément modifiée. Elle l’est d’autant plus que la chute du bloc de l’Est a conféré à nos yeux le monopole de la violence militaire légitime à l’hyperpuissance américaine et à ses alliés de l’OTAN au nom de la défense et de la promotion des valeurs communes partagées en Occident. Et ces valeurs, nous avons naturellement tendance à les considérer comme supérieures à toutes les autres avec la tentation de les imposer par la force comme aux plus beaux temps de la politique de la canonnière où nous allions initier les bons sauvages à coups de trique aux délices de la vraie foi et de la démocratie réunies.
En conséquence, toute initiative armée, la menace d’y recourir ou même sa simple évocation, dès lors qu’elle ne s’inscrit pas dans le cadre de ce monopole, est décrite par nos médias et ressentie par nos opinions publiques comme illégitime, barbare, assimilable au terrorisme et produite par un « axe du mal ». Cette forme de ressenti est corroborée par le fait que toute entreprise armée entrant en confrontation avec la puissance militaire et technologique de l’Occident et ses alliés se trouve mécaniquement contrainte à mettre en œuvre des stratégies du faible au fort dont la sauvagerie médiatisée et les violences disproportionnées sont des éléments de base.
En effet, le terrorisme est une arme de guerre. Il vise à terroriser. Ce n’est pas une lapalissade. Le but du terrorisme est de sidérer un adversaire beaucoup plus puissant et de l’amener soit à se rendre sans combattre, soit à mettre en œuvre des ripostes inadéquates, disproportionnées, contre-productives qui ne font qu’aggraver la situation. Dans une démocratie où les décisions ne peuvent qu’être le fruit d’un certain consensus, il est vital que la réaction des responsables politiques, des médias et des relais d’opinion ne fasse pas le jeu des terroristes en amplifiant les phénomènes de sidération et de peur par l’étalage complaisant (et rarement désintéressé…) de l’horreur, mais qu’ils contribuent au contraire à un nécessaire réflexe collectif de dignité, de solidarité et de vigilance. Faire de la surenchère à la dévastation, traiter le phénomène sur le mode passionnel ou compassionnel, c’est faire le jeu des terroristes.
La France contemporaine a connu trois grandes vagues de terrorisme
La première dans les années 70 s’articulait autour de groupuscules gauchistes d’Europe, du Proche Orient et d’Amérique du sud. Elle était liée aux manœuvres de diversion inhérentes à la guerre froide et largement entretenue par les services de l’Union soviétique et des pays satellites. La seconde, dans les années 80, était le produit direct de terrorismes d’État mis en œuvre par les services spéciaux de l’Iran, de la Libye et de la Syrie qui avaient fait de la violence terroriste une arme ordinaire de leurs relations internationales avant d’y renoncer progressivement parce qu’ils en avaient tiré tous les bénéfices. La troisième, dans les années 90 était étroitement corrélée aux vicissitudes de la vie publique en Algérie et aux prétentions françaises de discerner « qui tue qui » dans une guerre civile – après avoir tout de même consenti assez lâchement au coup d’Etat des généraux algériens interrompant un processus électoral qui amenait les islamistes au pouvoir.
Et pendant que la France se débattait avec cette contradiction qui lui était propre, se développait à l’échelon mondial une nouvelle vague de violence politique liée aux errements de la politique occidentale de « containment » de l’Union soviétique puis de l’Iran par la formation et l’utilisation de mercenaires fondamentalistes djihadistes, transformés au fil des ans en « grandes compagnies » autonomes poursuivant – comme Al-Qaïda, l’Etat Islamique, Boko Haram et bien d’autres – leurs propres objectifs d’enrichissement, de prestige et de pouvoir.
Nous n’avons jamais tiré les leçons de ces différents épisodes, de leurs causes, des motivations de leurs auteurs, de leurs moyens et méthodes. Nos gouvernements successifs continuent de considérer tout acte terroriste comme une affreuses divine surprise et tous les épisodes terroristes se terminent de la même façon selon les politiques et les medias :
– Les auteurs de l’action violente étaient parfaitement connus de nos services.
– C’est donc une faillite de nos services de justice, de police et de renseignement
– Nous prenons immédiatement toutes les mesures nécessaires et cela ne se reproduira plus jamais. Promis juré !
Qui est terroriste
Mais personne ne s’interroge sur la réalité du phénomène et sa signification. Car un poseur de bombe est d’abord un poseur de question. Alors avant de comprendre la terreur, il faut comprendre le terroriste. Et là on retrouve un problème de verbalisation.
C’est ainsi que l’étiquette « terroriste » est appliquée indistinctement aux mouvements subversifs violents se réclamant d’Al-Qaïda ou de l’Etat islamique, aux irrédentistes touaregs au Mali, corses en France ou russes en Ukraine, au régime cubain, aux groupes combattants salafistes un peu partout dans le monde, aux militants du Hamas à Gaza et du Hezbollah au Liban, aux « passeurs » d’immigrés clandestins en Méditerranée, aux tueurs isolés en Occident mais seulement s’ils sont musulmans…. Les frères Tsarnaev, auteurs des attentats de Boston sont ainsi décrits comme terroristes quand Anders Breivik, tueur de masse à Oslo, ou les ados massacreurs de Colombine sont considérés comme des fous….
Il ne s’agit pas ici de discuter la légitimité ou l’illégitimité des uns et des autres de recourir à la violence mais de constater que les considérer sans nuance ni discrimination ne permet pas de se protéger de ces différents phénomènes ou de lutter contre eux, sauf à s’engager dans une inepte « guerre globale contre la terreur » comme l’a fait l’administration néo-conservatrice américaine avec les résultats désastreux que l’on sait.
Car on ne fait pas la guerre à un concept aussi vague que la « terreur », on fait la guerre à des gens. On lutte contre des personnes en nombre limité qu’il faut identifier avec précision et dont il faut connaître les moyens, les méthodes, les inspirateurs et les motivations. La confusion entre la guerre et la lutte antiterroriste conduit inévitablement à l’extension et à l’aggravation du risque car dans cette confusion on ne considère pas l’ennemi tel qu’il est mais tel qu’on voudrait qu’il soit.
« Mais pourquoi nous haïssent-ils tant ? »
Et en ne le considérant pas tel qu’il est, on s’interdit la première démarche indispensable en matière de polémologie qui est de comprendre comment l’adversaire nous perçoit. Chacun a pu constater que George W. Bush a beaucoup de points communs avec Rantanplan, le chien de Lucky Luke. Et parmi ces points, une réelle capacité à avoir de temps en temps des éclairs de lucidité. C’est ainsi qu’au lendemain du 11 septembre, il s’est écrié au cours d’une réunion publique : « Mais pourquoi nous haïssent-ils tant ? ». C’était la bonne question.
Elle a été balayée d’un revers de main par toute la technostructure américaine au profit d’une autre : « Comment ont-ils fait ? ». Question sans grand intérêt autre que documentaire et finalement perverse car, comme il y a peu de chance que l’exploit soit réédité de la même façon, il faut alors envisager toutes les formes d’attaques possibles – jusqu’aux plus improbables – et donc multiplier à l’infini les mesures de précaution, de contrainte et de surveillance à l’égard de la planète entière.
C’est ainsi qu’en créant le vide juridique lié à l’improbable statut d’« ennemi combattant », qui ne satisfait ni aux lois de la guerre ni à celles du maintien de la paix civile, les États-Unis ont renié leurs propres valeurs et multiplié à Guantanamo, à Abou-Ghraïb, dans des « prisons secrètes » sur leur territoire et ceux de leurs alliés, les situations inextricables et les atteintes aux droits les plus élémentaires suscitant partout la haine, le rejet et un désir de vengeance évidemment exploités par les pires idéologues du « conflit des civilisations ».
En 2002, le renversement du régime taliban par des moyens militaires était légitime et justifié. Le régime de Kaboul était un pouvoir d’État qui accordait asile et soutien à une organisation terroriste qui avait durement frappé les États-Unis. Cela dit, après l’anéantissement du noyau opérationnel d’Al-Qaïda et l’éviction des Talibans, il aurait été avisé d’en rester là, quitte à revenir autant de fois qu’il fallait pour éviter toute « rechute » de collusion entre le pouvoir local et le terrorisme international qui n’a jamais compté un seul Afghan dans ses rangs. Vécue comme une intrusion étrangère illégitime par tout un peuple jaloux de son indépendance, l’occupation militaire du pays pendant douze ans n’a aucunement contribué à juguler le terrorisme international qui est allé s’exercer ailleurs, ni à instaurer un régime politique efficace et respectable dans le pays où l’on pressent déjà le retour politique des fondamentalistes sur les ruines du régime fantoche adoubé par l’OTAN.
Sans revenir sur le cas de la seconde guerre d’Irak caricaturalement déclenchée sur la base de mensonges concernant la collusion du régime local avec le terrorisme, ses conséquences invitent à réfléchir sur les différences fondamentales qui existent entre les affrontements armés et la défense contre la criminalité terroriste.
Al-Qaïda et l’Etat Islamique
Al-Qaïda était un mouvement terroriste stricto sensu. C’était la scorie dégénérée de la guérilla qui avait opposé les moudjahidin islamistes internationaux soutenus par l’Occident et ses alliés locaux aux occupants soviétiques en Afghanistan avant d’être abandonnés par tout le monde après la chute du bloc de l’est. Le mouvement de Ben Laden était un groupe restreint ayant une stratégie globale déterritorialisée d’opposition à l’Amérique et ses alliés mais pas de tactique définie. Elle mettait en œuvre des non-professionnels de la violence sacrifiables, non munis d’armes par nature, introduits au cœur des sociétés adverses en vue d’y commettre des attentats aveugles comme ils pouvaient, où ils pouvaient, quand ils pouvaient, pourvu que la violence soit spectaculaire, médiatisée et porte la signature et le message de la mouvance.
L’État Islamique est, au contraire, une véritables armée de professionnels de la violence avec un chef, une mission, des moyens, des casernes, des matériels lourds, des uniformes ou des signes de reconnaissance, un agenda et des objectifs précis dans un espace limité dont ils entendent bien s’approprier le contrôle territorial pour s’y installer durablement et en exploiter les ressources.
De fait, la seule véritable filiation d’Al-Qaïda se retrouve actuellement dans quelques groupes restreints au Sud Yémen et en Syrie, disposant de possibilités opérationnelles limitées, même si elles sont actuellement stimulées par l’offensive séoudienne contre la rébellion zaydite au Yémen, le gouvernement à majorité chiite en Irak ou le pouvoir alaouite à Damas.
Ailleurs, Boko Haram, les Shebab somaliens, les Talibans afghans et pakistanais, Aqmi ou le Mujao au Sahel fonctionnent sur le même modèle que l’État Islamique au Levant. Ils ont entrepris des opérations de guérilla ou de guerres quasi-conventionnelles de conquête territoriale contre les pouvoirs locaux et contre leurs alliés extérieurs venus en renfort. Mais, malgré quelques menaces tonitruantes, ces groupes semblent à ce jour n’avoir ni la volonté ni, surtout, la capacité opérationnelle de porter le fer au sein des sociétés occidentales. Ainsi les rodomontades d’Aqmi formulées contre la France à l’occasion de son intervention au Mali et complaisamment relayées par la presse sont à ce jour restées sans effet. De même, si l’Etat Islamique ou les scories d’Al-Qaïda saluent avec enthousiasme les initiatives des tueurs isolés en Occident, ils n’en sont pour l’instant ni les initiateurs ni les prescripteurs.
Le problème terroriste n’est pas évacué pour autant. Il se posera avec acuité aussi bien en cas de défaite que de victoire de ces groupes sur le terrain. L’organisation de Ben Laden est le produit paroxystique de ce qui a été ressenti comme une trahison et une défaite. Al-Qaïda a cristallisé la rancœur des volontaires djihadistes d’Afghanistan abandonnés par l’Occident et l’Arabie après 1990, transformant le djihad contre le communisme en djihad universel désespéré. La débâcle éventuelle des groupes armés djihadistes actuels produira inéluctablement les mêmes effets et ils trouveront sans trop de peine parmi la trentaine de millions de musulmans résidant en Occident les quelques dizaines d’individus susceptibles, comme Mehdi Nemmouche, d’y semer la mort et la dévastation.
Mais une victoire de ces groupes ne serait pas plus garante d’apaisement. Bénéficiant d’une implantation solide dans des « zones grises », installés dans une économie de rente par la prédation qu’ils exercent sur les populations et les ressources locales, ils ne pourront se maintenir que par une fuite en avant permanente, une extension de leur zone de contrôle, des offensives sans cesse renouvelées, tout en tentant de se mettre à l’abri des ripostes extérieures par des pressions politiques et terroristes, au premier rang desquelles figurera la recherche incessante d’une rupture et de l’affrontement violent en Occident entre les communautés musulmanes et le reste de la population.
Si les mouvements salafistes violents se montrent aussi actifs et habiles sur Internet et les réseaux sociaux pour séduire des sympathisants au sein des communautés émigrées en Occident, leur objectif premier n’est pas d’y recruter des combattants mais d’abord de dresser un mur d’incompréhension et de haine entre communautés, de semer le trouble et le désordre en vue de dissuader les sociétés occidentales d’intervenir militairement contre eux ou de soutenir les régimes en place qui leur résistent.
Les milices de l’État islamique, de Boko Haram, des Shebab somaliens ou d’Aqmi disposent de suffisamment de volontaires aguerris et rompus aux rigueurs du terrain sans avoir à s’encombrer de recrues inexpérimentées et inadaptées aux contraintes locales. Leur stratégie de séduction est strictement conforme à celle de la Confrérie des Frères Musulmans – dont est issue la quasi-totalité des cadres de la violence islamiste – qui, depuis les années 50 et suivant les préconisations de son théoricien de la subversion armée, Sayyid Qotb, a fait de la violence politique exercée contre les régimes en place et leurs alliés occidentaux un moyen privilégié d’accès à un pouvoir dont ils cherchent à s’emparer par tous les moyens depuis près d’un siècle. 87 ans exactement….
Le temps, la clandestinité et l’exil auxquels ils ont été souvent contraints, les répressions auxquelles ils ont été soumis ont développé chez eux un réel talent pour le discours populiste et démagogique, pour les surenchères au fondamentalisme religieux et à la haine des autres, pour le recrutement de type sectaire, pour l’exploitation de toutes les failles culturelles, juridiques, politiques et sociales des sociétés qui les accueillent.
De fait, la synergie entre les intérêts de légitimation politique des monarchies wahhabites et la stratégie de conquête du pouvoir par les Frères Musulmans constituent la matrice de la violence djihadiste. La propagande salafiste jointe au double langage des Frères Musulmans a toutes les chances d’atteindre ses objectif si les pays occidentaux n’ont à leur opposer que l’ignorance, la bien-pensance ou la mollesse des concessions permanentes, des « arrangements raisonnables » et autres coups de canifs dans nos contrats sociaux qui sont autant de capitulations en rase campagne face à la barbarie fondamentaliste.
Il existe sans doute en Occident quelques centaines de jeunes gens borderline, en perte de repères familiaux, culturels et sociaux, prêts à passer à la violence aveugle au hasard d’une situation tendue, de rencontres malheureuses dans leur vie personnelle ou sur les réseaux sociaux, de fascination face aux flamboyances du djihadisme sur Internet. Ce type de dérive a été illustré récemment en France, au Canada, aux États-Unis ou au Danemark. Il est à l’évidence d’une extrême gravité et requiert toute l’attention de nos sociétés et des mesures strictes de prévention et de répression. Cependant, ces dérives relèvent beaucoup plus de nos propres problématiques éducatives, culturelles, sécuritaires, politiques et sociales internes que d’une menace d’irréductible affrontement idéologique ou religieux.
Les autorités françaises font une fixation monomaniaque sur les départs de jeunes en Syrie comme si cette seule question épuisait le problème. Et on essaye d’imaginer des réglementations plus ou moins complexes et liberticides en vue de les empêcher de s’y rendre ou d’en revenir. Mais à aucun moment jusqu’à l’été 2015, il n’a été évoqué la première mesure la plus évidente pour tenter d’endiguer le phénomène : enjoindre à nos alliés turcs de l’OTAN de surveiller leurs frontières – comme ils le font très bien en ce qui concerne les Kurdes, les Iraniens ou les Arméniens – et de refouler ou expulser les candidats au djihad qui passent par leurs postes frontières pour rejoindre la Syrie et l’Irak.
Jusqu’à présent, les principales attaques que nous avons connues en relation avec la violence salafiste ne sont pas le fait de militants actifs des mouvements djihadistes formés sur le terrain spécifiquement pour nous attaquer. D’ailleurs il n’y a pas besoin de formation spécifique pour révolvériser des petits enfants à la sortie d’une école comme l’a fait Mohammed Merah. Elles sont le fait de gens qui, justement, n’ont pas pu, pas su ou pas voulu se rendre sur le terrain et n’ont aucune formation au point de se tirer dans le pied comme Sid Ahmed Ghlam ou de mal engager son chargeur comme l’attaquant du Thalys. Comme le note avec justesse le juge Marc Trévidic : « Tous ces jeunes soi-disant terroristes qui sont passés dans mon bureau seraient de toute façon passés à la violence, djihadisme ou pas ».
Nous avons en effet affaire à des individus largement désocialisés qui passent à l’action violente parce qu’ils confondent le respect qu’ils réclament avec la peur qu’ils inspirent ou qui cherchent à donner une rationalité à leur pulsion de mort en puisant dans leurs références culturelles personnelles liées aux flamboyances du djihadisme tout comme Anders Breivik les cherchait dans son fonds culturel nazi ou Timothy Mc Veigh dans celui du Ku Klux Klan. C’est pourquoi, en tant que professionnel, j’ai quelques scrupules à classer ces déviants sous l’étiquette « terroriste » car – même si elle s’inscrit dans la toile de fond d’un problème plus général de violence – leur action relève manifestement du dérapage individuel et non de la mise en œuvre déterminée d’une stratégie collective et globale de combat. Pour autant, il serait inapproprié et contre productif de « psychiatriser » ces dérapages en exonérant ainsi nos sociétés de leurs propres responsabilités éducatives, culturelles et sociales. À de très rares exceptions près, ces déviants vers la violence ne sont pas fous. Ils sont mal élevés.
Mais d’autres dangers restent à venir. Depuis longtemps déjà, de nombreux observateurs mettent en garde à juste titre contre une possible transition vers le terrorisme international du groupe « État Islamique » si celui-ci perd pied militairement sur le terrain. Il y a tout lieu de redouter le retour vers leur pays d’origine des volontaires étrangers haineux et frustrés comme le montre l’exemple de Mehdi Nemmouche et comme l’avait démontré il y a 20 ans le retour vers leur pays d’origine de ceux que l’on appelait alors les « Afghans arabes ».
L’Egypte donne l’exemple
L’Occident n’a donc pas le choix. Il ne se protégera pas du risque terroriste en conservant une prudente neutralité, en refusant de s’impliquer militairement et politiquement et en s’obstinant à ignorer l’existence des instigateurs et des soutiens politiques, idéologiques et financiers de la violence salafiste. Il est de son intérêt de s’opposer politiquement et diplomatiquement avec vigueur à ces soutiens. Après de longues années d’errements, l’Égypte a donné l’exemple à l’été 2013 en criminalisant le djihadisme et la Confrérie des Frères Musulmans dont sont issus 90% des idéologues et des militants de la violence. Nous ferions bien de nous en inspirer.
Il est en effet du devoir de l’Occident d’engager collectivement ses forces armées et ses services de sécurité contre la barbarie salafiste aux côtés des Etats-Unis, bien sûr, mais surtout aux côtés des gouvernements légaux des pays musulmans, fussent-ils peu démocratiques ou jugés peu vertueux. On fera le tri après. Fallait-il pendant la Seconde Guerre mondiale renoncer à l’alliance avec l’URSS de Staline face à la barbarie nazie ?
La grandeur des politiques est de faire des choix difficiles. Pour les choix faciles, les peuples n’ont besoin de personne.
Et qu’on ne me fasse pas dire ce que je ne dis pas. Pour l’avoir côtoyé de près pendant 50 ans, je suis parfaitement conscient que le régime syrien est un régime autoritaire, brutal et fermé, capable de tous les excès pour assurer la domination et la protection de la minorité alaouite arrivée au pouvoir en 1970 après 1000 ans de persécutions et d’esclavage et vouée au génocide par une fatwa du jurisconsulte Ibn Taymiyyah, le fondateur du courant salafiste et du wahhabisme actuel.
La Syrie
Je me rends régulièrement en Syrie depuis 1966, avant le coup d’Etat de Hafez el-Assad, et j’y ai résidé plusieurs années. Il y a vingt ans, j’ai été le premier en France à essayer de prolonger les travaux de Michel Seurat sur ce qu’il appelait « l’État de barbarie ». Dans un très long article publié par la Documentation française en 1995[1], j’ai décrit en détail les méthodes et les mécanismes par lesquels Hafez el-Assad s’était approprié entre 1970 et 1990 – par la duplicité et la violence – l’ensemble de l’appareil d’Etat syrien au profit de sa famille et de sa communauté.
Alors je ne suis certainement pas de ceux qui trouvent que « c’était mieux avant », mais je suis bien obligé de constater comme tout le monde que c’est pire après et qu’on ne s’en sortira pas en pratiquant la politique du chien crevé au fil de l’eau ou en répétant comme un mantra que « Bashar comme Carthage sera détruit ».
D’autant que si l’Occident a su se montrer intransigeant à l’égard de certains dictateurs nationalistes arabes au point d’exiger leur tête au bout d’une pique, il sait se montrer d’une remarquable souplesse à l’égard de certains autres comme le Président islamiste soudanais Omar Bashir qui décime son pays depuis 30 ans et surtout des pétromonarques de la péninsule arabique qui règnent aux antipodes de la démocratie et du respect des droits de l’homme les plus élémentaires.
Or, tout le problème est là : que l’on porte la guerre contre les armées djihadistes au Levant et au Sahel, que l’on développe un arsenal préventif, intrusif et répressif à l’échelon national ou international contre les exécutants de la violence terroriste, on ne fait que s’attaquer aux symptômes de la violence salafiste et non à ses causes. Pour faire une comparaison médicale, on met du baume apaisant et des jolis pansements sur les fasciites nécrosantes et les plaies gangréneuses mais on ne s’attaque pas aux bactéries – aux streptocoques et aux staphylocoques – qui les provoquent.
Les monarques du Golfe et le contrôle de l’islam mondial
Et les causes de cette violence, nous les connaissons parfaitement depuis les années 80. Elles sont le produit de la double crainte des pétromonarchies wahhabites de se voir contestées aussi bien par des évolutions démocratiques ou nationalistes dans le monde arabe que par la puissance montante de l’Iran chiite et le débordement fondamentaliste des Frères Musulmans, leurs ennemis complémentaires.
Pour se prémunir de ce double danger, les pétromonarchies s’efforcent depuis trente ans de prendre le contrôle de l’Islam mondial à coups de pétrodollars. L’URSS des années 30 ne pouvait tolérer de débordement à gauche. Les pétromonarchies d’aujourd’hui ne peuvent supporter de débordement dans l’intégrisme et favorisent donc, partout où elles le peuvent, la lecture et la pratique la plus fondamentaliste, la plus sectaire et la plus agressive de l’Islam. Avec pour plus clair résultat la barbarie djihadiste.
Et c’est l’obstination des Occidentaux, États-Unis et France en tête, à soutenir et promouvoir partout les intérêts des pétromonarques wahhabites qui condamne les peuples musulmans à devoir choisir partout entre dictatures prédatrices et théocraties imbéciles. L’avenir dira si les investissements massifs du Qatar et de l’Arabie dans nos économies en crise valaient cette complaisance à l’égard de la nouvelle barbarie islamiste qui ne fait que remplacer l’ancienne barbarie des dictateurs que nous avions – il faut tout de même le rappeler – encouragée et soutenue pendant tant d’années.
Que faire ?
Dans l’immédiat, qu’il s’engage ou non dans la destruction des armées djihadistes au Moyen Orient et en Afrique, l’Occident devra faire face au risque terroriste sur son sol avec d’autant plus d’intensité que ce terrorisme disposera de bases arrière, en particulier dans les zones grises d’Etats faillis.
Et dans ces zones grises livrées au contrôle des bandes criminelles, l’arbre du terrorisme ne doit pas non plus nous cacher la forêt du développement de menaces stratégiques non militaires sans doute moins immédiatement spectaculaires que les attaques sanglantes mais beaucoup plus pernicieuses à long terme pour nos sociétés qui ne pourront pas s’en tenir à l’écart : la culture et la commercialisation des drogues, la traite et le trafic des êtres humains, la mise en esclavage des populations locales qui n’auront d’autre solution que de migrer vers nos côtes, les trafics d’armes, de matières premières, de tabac, d’objets volés, d’antiquités et d’objets d’art (dont on camouflera le pillage par la destruction sous prétexte de « pureté » des sites historiques où ils se trouvaient….).
Notre intérêt n’est certainement pas d’imposer aux autres notre culture, nos valeurs, notre conception du monde même si nous avons l’arrogance de croire qu’elles sont universelles. Les désastres consécutifs de nos interventions en Afghanistan, en Somalie, en Irak, en Libye sous prétexte d’y imposer la démocratie telle que nous la concevons sont là pour nous le rappeler.
Et pour nous rappeler la mise en garde de Robespierre, je cite : « La plus extravagante idée qui puisse naître dans la tête d’un politique, est de croire qu’il suffise à un peuple d’entrer à main armée chez un peuple étranger, pour lui faire adopter ses lois et sa constitution. Personne n’aime les missionnaires armés ; et le premier conseil que donnent la nature et la prudence, c’est de les repousser comme des ennemis. »
Mais – il faut le répéter sans cesse même si notre amour propre outragé doit en souffrir – ce sont les pays musulmans qui sont les premières victimes de la violence djihadiste. Il est donc de notre intérêt commun de développer en liaison avec eux, sans en exclure aucun et dans le respect de leur indépendance et leur dignité, une véritable coopération politique, humanitaire, militaire, sécuritaire, judiciaire et policière destinée à déceler le plus en amont possible et à prévenir – chez eux comme chez nous – les dévastations de la propagande wahhabite sur les citoyens les plus fragiles.
Conférence pour les 44e journées nationales de la psychiatrie privée (AFPEP-SNPP)
Alain Chouet – Montpellier, le 1er octobre 2015
[1] Ancien chef du Service de renseignement de sécurité de la DGSE, diplômé en droit, science politique et langues orientales, Alain Chouet a fait toute sa carrière de 1972 à 2007 dans les services de renseignement français, alternant affectations à l’étranger (Liban, Syrie, Maroc, Genève-ONU, Bruxelles) et postes de responsabilité à l’administration centrale. Spécialiste des problèmes de sécurité dans le monde arabe et islamique, il a été consultant du Centre d’Analyse et de Prévision du M.A.E. et est l’auteur de nombreux ouvrages et articles dans les revues spécialisées (Maghreb-Machrek, Questions internationales, Politique étrangère, Revue de défense nationale, Questions d’Europe, Cahier de l’Orient, etc.). Il a publié « Au cœur des services spéciaux : la menace islamiste, fausses pistes et vrais dangers », éditions La Découverte, 2013 (pour la seconde édition).
2 – « La désintégration par le politique » in « Tribus, tribalisme et États au Moyen Orient », Maghreb-Mashrek n° 147, La documentation française, Paris, 03/1995.