En 1664, sous le règne de Louis XIV, Jean-Baptiste Colbert, influent ministre du roi et contrôleur général des finances d’État, fonde la Compagnie des Indes pour développer le commerce transatlantique. À l’aube du capitalisme et de l’industrialisation, la France s’inscrit dans l’implacable course à la domination impériale sur le reste du monde par l’Europe moderne.
À cette époque, l’occupation des îles dans les Caraïbes et l’océan Indien était déjà une réalité, de même que le commerce triangulaire : les esclaves étaient capturés en Afrique puis emmenés vers les plantations du Nouveau Monde pour travailler dans les exploitations de canne à sucre dont la production était réexportée en Europe. En 1624, le cardinal Richelieu, « premier ministre » de Louis XIII, avait été l’initiateur des compagnies de commerce afin d’optimiser les bénéfices du trafic maritime. En 1635, les colons français débarquent à la Martinique et à la Guadeloupe, trois ans plus tard à la Réunion et, en 1653, en Nouvelle-Calédonie. À partir de 1641, la traite négrière s’intensifie dans le Petites Antilles. Entre-temps, l’extermination des populations amérindiennes autochtones se poursuit.
La fondation de la Compagnie des Indes intervient donc dans un processus bien en marche. Il s’agit, pour l’autorité publique, de réglementer et prendre en main les initiatives jusque-là confiées à des particuliers et concurrencer les Anglais, les Hollandais et les Espagnols dans la stratégie commune de conquête planétaire. La Compagnie se crée avec les capitaux d’État et le roi en est le premier actionnaire. Les îles sont rachetées aux seigneurs, parfois réexpédiés en France de force.
« Négocier et naviguer » était la devise de Colbert et l’univers plantationnaire de la canne à sucre sa frontière économique. L’or blanc, véritable pétrole du xvii siècle, dessine les contours du négoce maritime et procure richesse et puissance en Europe. En forme de métaphore, un ancien historien avait défini le sucre comme la cocaïne de l’époque que les Blancs consommaient pour se donner de l’énergie afin de mettre en servitude les Noirs.
L’horreur du bateau négrier, le déni de l’humanité de tout en peuple et le génocide des Amérindiens comptent parmi les conséquences des nouveaux besoins de luxe et de superflu pour les « individus », notion qui émerge comme valeur première dans la conscience occidentale et se situe au cœur de cette première mondialisation.
« C’est pour un peu de douceur dans le café qu’on a réduit en esclavage quatre millions d’êtres humains… Ce raccourci peut surprendre, on peut le dire à l’emporte-pièce, mais il est cruellement vrai… », rapporte Xavier-Marie Bonnot qui a écrit et réalisé, avec Dorothée Lachaud, Contre-histoire de la France d’outre-mer, cycle de cinq documentaires produit par la chaîne télévisée France Ô. Leur ambition est de proposer une vision inédite et critique du rôle de la France à la période de la traite et de la colonisation. Une tâche complexe, ne serait-ce qu’à cause de l’inébranlable volonté de puissance qui, de l’Ancien Régime à aujourd’hui, fait du pays des Lumières le seul à garder une part consistante de son ex-empire colonial.
Encore utiles face aux enjeux géopolitiques actuels, les espaces maritimes conquis par la violence et maintenus sous le giron français représentent, avec leurs 11 millions de kilomètres carrés, un atout formidable pour l’expansionnisme français et un vecteur économique majeur. « C’est l’outre-mer qui fait la richesse de la France, souligne le contre-amiral Jean-Louis Vichon dans l’un des documentaires. C’est là qui se trouvent le pétrole, les minerais précieux et les ressources à venir. »
Chaque documentaire de cinquante-deux minutes correspond à un thème : éducation, esclavage, religion, répression, économie. Dans l’introduction du dernier, intitulé Pour un morceau de sucre, la voix off récite : « L’histoire d’une gourmandise a bouleversé le sort de millions d’êtres humains et a saigné à jamais l’avenir de terres lointaines. » Si la collection n’a pas été conçue pour alimenter des oppositions mémorielles, elle porte néanmoins l’ambition « de partir à la recherche des causes et des événements qui font qu’aujourd’hui encore le passé ne passe toujours pas ». Les révoltes en Nouvelle-Calédonie et à la Guadeloupe en témoignent et leurs images sont reprises par les réalisateurs de cette Contre-histoire. Hommes politiques et de culture, descendants de colons et amiraux y interviennent, avec visuels d’archive et photos plus récentes.
L’éclairage de cette partie de l’Histoire va dans la bonne direction, même si beaucoup reste encore à défricher. Car si ce « passé ne passe toujours pas » entre la France et ces pays dits d’outre-mer, c’est peut-être parce qu’il faudrait un jour accepter de ne pas tourner une page lorsque les suivantes demeurent figées dans les mêmes visées impériales, inspirées par la même « pensée terrible d’univers », dont le poète disparu Édouard Glissant antillais parle dans son Traité du Tout-Monde.
Contre-histoire de France d’outre-mer, de Xavier-Marie Bonnot et Dorothée Lachaud. Diffusion sur France Ô : 16 avril, Nos ancêtres gaulois ; 23 avril, La Loi du plus fort ; 30 avril, La Position des missionnaires ; 7 mai, Les Forçats du Pacifique, 14 mai, Pour un morceau de sucre.