Chaque semaine, retrouvez en exclusivité un article extrait du tout dernier numéro d’Afrique Asie. Aujourd’hui : le Tchad.
Les policiers zélés qui avaient sauvagement maté la protestation étudiante, à N’Djamena, en mars 2015, étaient loin de se douter qu’avec quelques bastonnades ils allaient imprimer un tout nouveau cours à l’histoire politique du Tchad. Considérée comme une ingratitude inacceptable vis-à-vis du « père fondateur de la démocratie tchadienne », la revendication pour le paiement des bourses et des salaires des enseignants valut aux meneurs d’être déshabillés puis roulés dans la boue à coups de matraque. La scène filmée sur un smartphone fut largement diffusée sur Internet et par messageries. La fêlure qui s’était ouverte entre la jeunesse et le pouvoir venait de s’élargir dramatiquement.
« ZouhouraGate »
Dans la foulée, les mouvements civiques contre les violations des droits de l’homme et l’impunité des crimes trouvèrent un nouvel écho. Seuls les tenants du pouvoir ne voyaient pas la lame de fond qui montait dans la jeunesse. Le coup d’accélérateur, inattendu et brutal, survint à la mi-février, à l’occasion du « ZouhouraGate ». Zouhoura, lycéenne de 17 ans, avait été enlevée, déshabillée et violentée par une bande de jeunes, tous fils de dignitaires du régime, et appartenant au groupe ethnique du président (les Zaghawas). Les images, d’un sadisme insupportable, furent postées par les agresseurs sur le Net. Un violent électrochoc secoua l’ensemble de la société. Des manifestations spontanées, d’une ampleur inégalée depuis la marche de février 1991, après l’assassinat de Me Behidi (vice-président de la Ligue des droits de l’homme), se déployèrent à travers tout le pays, mais aussi à l’extérieur, faisant au moins deux morts et des dizaines des blessés. La rupture entre la pétro-oligarchie et la jeunesse se mua en rupture avec le corps social dans son ensemble.
Au-delà des images révoltantes, ce sont les frustrations et les humiliations accumulées au fil de décennies de « démocratie », et de « réalisations d’infrastructures » qui éclatent. Cette éruption coïncide avec la contraction sévère de la manne pétrolière, la désorganisation des circuits commerciaux due aux actions de Boko Haram sur les voies d’accès à la mer, à travers le Cameroun et le Nigeria, et des récoltes très médiocres après une saison des pluies insuffisante. La misère sociale qui s’ensuit est d’autant plus insupportable que la minorité des nouveaux milliardaires continue à mener un train de vie extravagant. Et comme si cela ne suffisait pas, sa progéniture piétine l’honneur des filles.
Le chapeau de Déby…
C’est dans ce contexte extrêmement tendu que s’ouvre la phase électorale. À l’occasion du congrès du Mouvement patriotique du salut (MPS, parti présidentiel) le 8 février (date de l’enlèvement de la jeune Zouhoura…), l’opinion espérait encore un discours vigoureux et rassurant, sur le mode de « je vous ai compris ! », avec des annonces courageuses de la part du président sortant, Idriss Déby Itno. Or ce dernier, pour répondre à la question de l’usure du pouvoir et de la mauvaise gestion, a sorti de son chapeau deux promesses insignifiantes : la modification de la Loi fondamentale, pour rétablir la limitation à deux mandats supprimée lors du putsch constitutionnel de 2005, et l’ouverture d’un débat sur le système fédéral.
Limiter les mandats présidentiels revient pratiquement à lui accorder un nouveau mandat, au terme duquel il aurait droit à deux mandats supplémentaires « seulement ». Quinze années s’ajoutant au 25 déjà passées, c’est-à-dire, au total, un mandat « limité » à 40 ans ! Sans aucune garantie contre une modification ultérieure de la Constitution au terme du processus, ni contre la succession dynastique en préparation.
L’instauration d’un système fédéral semble répondre à la revendication fédéraliste de l’opposition. Sa frange la plus radicale, en effet, est représentée par la coalition fédéraliste des Ali Golhor, Médard Laokein, Valentin Bidi… et sa figure de proue, Ngarlejy Yorongar, assimilée au Sud profond, chrétien animiste et négro-africain, antithèse du Nord arabo-musulman, base de repli du régime Déby Itno. Cette concession aurait sans doute eu un certain effet il y a quelques années, mais elle manque totalement de pertinence et de crédibilité aujourd’hui. Car la revendication pour un changement immédiat de système est devenue pressante et massive du nord au sud, de l’est à l’ouest, transcendant tous les clivages traditionnels en termes d’ethnie, de confession ou de région.
Au fil des années s’est opérée une mutation profonde de l’ethos national. La contradiction oppresseurs/opprimés est en train de prendre le pas sur les contradictions identitaires. Cette mutation s’est simplement accélérée avec les événements récents. En fait, elle avait été initiée par un travail patient et tenace de la société civile. Faisant le constat de l’impossibilité d’une alternance par les urnes et du bridage de l’opposition politique traditionnelle, des réseaux d’activistes se sont mis en place ces dernières années. Leur travail de fourmi commence à éclater au grand jour. « Trop c’est trop », « Iyina » (« Nous sommes fatigués, en arabe local), « Ça suffit », « Camojet » (Collectif des associations et mouvements des jeunes du Tchad), etc. sont les dénominations les plus connues de cette nouvelle vague militante. Le mouvement syndical s’est rapidement associé à cette dynamique. Sans compter la myriade d’associations estudiantines et des comités lycéens, qui s’activent périodiquement pendant les périodes de grande mobilisation.
Le mouvement civique sort les sifflets
L’opération « villes mortes » du 24 février, qui fut un énorme succès après l’interdiction de la marche projetée par les partis politiques, a été lancée par ce mouvement civique de type nouveau. Il y eut aussi les opérations « sifflet », consistant à organiser un concert de sifflets dans tous les quartiers, à des heures convenues, comme pour signifier au joueur Idriss Déby Itno qu’il doit quitter le terrain. Pendant que les partis politiques s’échinent à réclamer les conditions pour des élections transparentes et équitables, le mouvement populaire exige peu à peu le retrait pur et simple de la candidature du président. Mais le marasme économique, la dégradation des conditions de vie et de travail, les humiliations quotidiennes pour la grande masse, l’opulence et l’arrogance de la minorité au pouvoir rendent très problématique la tactique du passage en force, pratiquée dans les élections précédentes.
La revendication du retrait de la candidature du général Déby Itno résonne de plus en plus fort au sein d’une population qui a épuisé toutes ses ressources de patience et d’espoir. Au sein des partis, la base commence à être acquise à cette idée, mettant les directions dans une position inconfortable. En tant que formations politiques légalisées siégeant au Parlement, ces partis sont prisonniers d’une logique électoraliste respectueuse de l’ordre public. En même temps, même les légalistes les plus aveugles savent que le MPS n’a jamais reconnu et ne reconnaîtra jamais le verdict des urnes.
Les partis parlementaristes sont face à un dilemme : faire une énième promesse de victoire par les urnes et se discréditer complètement, ou appuyer la dynamique protestataire déclenchée par la société civile, au risque de passer pour des fauteurs de troubles. Pour le pouvoir en place, le dilemme est plus grand encore : il réalise que le hold-up électoral en train de se mettre en place se heurtera à une résistance populaire qui pourrait devenir incontrôlable.
Les militaires réalistes, pas les politiques
Un clivage entre jusqu’au-boutistes et réalistes commence à se dessiner au sein du groupe dirigeant. Curieusement, les premiers se trouvent surtout chez les politiques, et les seconds plutôt chez les militaires. Des officiers en nombre croissant, y compris dans le groupe ethnique du président, ne se sentent plus disposés à mitrailler les manifestants, comme en 1993 contre les Hadjéraïs et en 1994 contre les Ouaddaïens). Et encore moins à créer une autre affaire Ibni Oumar Mahamat Saleh, le leader du Parti pour les libertés et la démocratie, « disparu » depuis 2008. L’opposition armée et extérieure, en demi-sommeil ces dernières années, ne voit pas d’un mauvais œil l’irruption de cette quatrième force qu’est le mouvement citoyen, mais elle n’a pas encore formulé une vision globale qui l’intègre dans une stratégie articulée de changement démocratique.
Dans ce contexte de crise politique en gestation, les partenaires extérieurs, la France, l’Union européenne et l’Union africaine – qui avait hâtivement confié sa présidence au général Déby Itno –, auront à se prononcer sur le degré de répression tolérable, au nom de lutte contre le terrorisme et de la stabilité. Que la lutte pour infléchir la dictature à visage pluraliste aboutisse rapidement ou non, la société civile aura d’ores et déjà conquis ses lettres de noblesse, modifié irréversiblement le paysage sociopolitique, et mis tous les acteurs traditionnels, locaux et extérieurs, devant leurs responsabilités. Avec, comme seuls « moyens », la détermination, l’abnégation, l’ingéniosité et ce profond sentiment de confiance en soi quand on sait qu’on se bat pour une cause juste.
Frères africains agréablement surpris par les qualités guerrières des Tchadiens, préparez-vous à une surprise plus grande encore : l’ébranlement d’un système hypermilitarisé et enfant choyé de l’ancienne métropole, par un mouvement populaire désarmé et démuni, dont le fer de lance est la jeunesse !