Dès les premiers jours de la contestation, l’opposition décrite en Occident comme « démocratique et pacifique », qui aurait attendu six mois avant d’être « contrainte » de se militariser pour « se défendre » et « pour défendre les manifestants pacifiques et désarmés » était en fait armée jusqu’aux dents et n’avait pas hésité à perpétrer d’horribles massacres contre les agents de l’État et les loyalistes. Comme le montre cette enquête.
L’attaque a eu lieu peu après les premiers signes de troubles dans la ville syrienne du sud, Daraa, en mars 2011. Plusieurs vieux camions militaires de fabrication russe remplis de soldats des forces de sécurité syrienne roulaient sur une route en pente abrupte vers la vallée entre Daraa al-Mahata et Daraa al-Balad. À la surprise des passagers, la route était couverte d’huile versée par des hommes armés qui attendaient les soldats en embuscade.
Les coups de frein n’empêchèrent pas les camions de rentrer les uns dans les autres, et la fusillade commença avant même que les véhicules n’aient réussi à s’arrêter. Selon différentes sources de l’opposition, plus de soixante soldats des forces de sécurité syriennes furent tués ce jour-là dans un massacre qui a été caché à la fois par le gouvernement syrien et les résidents de Daraa.
Un habitant de Daraa explique : « À ce moment-là, le gouvernement ne voulait pas montrer que les forces gouvernementales étaient faibles et l’opposition ne voulait pas montrer qu’elle était armée ». Les détails sont confus. Nizar Nayouf, un dissident syrien de longue date et blogger qui écrivait sur les massacres, dit que celui-ci a eu lieu dans la dernière semaine de mars 2011. Une source présente alors à Daraa, place l’attaque avant la seconde semaine d’avril.
Rami Abdul Rahman, un militant anti-gouvernemental qui dirige l’Observatoire syrien des droits de l’homme (SOHR), la source la plus citée par les médias occidentaux sur les victimes en Syrie, m’a dit : « C’était le premier avril et environ 18 ou 19 soldats, ou mukhabarat (services de renseignement) ont été tués ».
Le vice-ministre syrien des Affaires étrangères, le Dr. Faisal Mekdad, est l’un des rares membres du gouvernement à avoir assisté de près à l’incident. Mekdad a étudié à Daraa, il est issu d’une ville à 35 km à l’est appelé Ghasson et a fait plusieurs visites officielles à Daraa pendant les premiers jours de la crise. Sa version est la même, jusqu’aux détails de l’endroit où a eu lieu l’embuscade, et comment. Mekdad, cependant, pense qu’environ 24 soldats de l’armée syrienne ont été tués ce jour-là.
Pourquoi le gouvernement syrien a-t-il caché cette information alors qu’elle renforce celles selon lesquelles les « groupes armés » ciblent les autorités depuis le début et le soulèvement n’a absolument pas été « pacifique » ?
Selon Mekdad, « en cachant cet incident, le gouvernement et les forces de sécurité ont voulu éviter tout antagonisme ou aggravation de l’excitation et calmer la situation, leur intention était de ne pas attiser le feu qui conduirait à l’escalade de la situation qui à l’époque n’était pas la politique officielle. »
Ce dont nous sommes certains, c’est que le 25 avril 2011, 19 soldats syriens ont été tués par balle à Daraa par des assaillants anonymes. Les noms, âges, dates de naissance et de décès, lieu de naissance et de décès et le statut familial de ces 19 soldats figurent sur une liste de victimes militaires obtenue du ministère syrien de la Défense.
Cette liste est confirmée par un autre document qui m’a été donné par une connaissance non-gouvernementale impliquée dans les efforts de paix. Elle détaille les victimes militaires en 2011. On y retrouve ces 19 noms. Ces soldats étaient-ils ceux du « massacre de Daraa » ? La date du 25 avril est postérieure à celles suggérées par de nombreuses sources et ces 19 morts n’ont pas été exactement « cachés ». Mais la découverte sur une des listes, de la mort 18 soldats tués en avril 2011 par des tireurs « inconnus » dans différents endroits de la Syrie, est encore plus étonnante que les noms des 19 soldats de Daraa.
Il faut se souvenir que les soldats syriens n’étaient pas, pour la plupart, sur le terrain aussi tôt dans le conflit. D’autres forces de sécurité comme la police et les unités de renseignement étaient, alors, sur les lignes de front, et elles ne sont pas incluses dans ce registre des décès.
Les premiers soldats syriens tués dans le conflit, Sa’er Yahya Merhej et Habeel Anis Dayoub, l’ont été le 23 mars à Daraa. Deux jours plus tard, Ala’a Nafez Salman fut tué à Latakié. Le 9 avril, Ayham Mohammad Ghazali a été tué à Douma, au sud de Damas. Le premier soldat tué dans la province de Homs – à Teldo – fut Eissa Shaaban Fayyad, le 10 avril.
Le 10 avril fut aussi le jour où nous avons appris le premier massacre de soldats syriens à Banyas (province de Tartous) où neuf soldats sont tombés en embuscade. La BBC, Al Jazeera et le Guardian ont tous, dans un premier temps, affirmé que les soldats étaient des « déserteurs » tués par l’armée syrienne pour avoir refusé de tirer sur des civils. Cette information, bien que démentie plus tard, a laissé des traces pendant toute l’année 2011 : des soldats étaient tués par leurs propres commandants, pouvait-on lire ou entendre dans les médias qui ont ensuite prétexté en guise d’excuse qu’ils ignoraient que les forces de sécurité étaient prises pour cible par des groupes armés.
Il est probable que cette histoire a été utilisée plutôt par les militants d’opposition pour encourager des divisions et des défections parmi les forces armées. Si les commandants militaires avaient vraiment tué leurs propres hommes, vous pouvez être certains que l’armée syrienne ne serait pas restée intacte et unie pendant trois ans.
Après le massacre de Banyas, les assassinats de soldats ont continué à se multiplier en avril dans différentes parties du pays, Moadamiyah, Idlib, Harasta, al-Masmiyah (près de Suweida), Talkalakh et les banlieues de Damas. Mais le 23 avril, sept soldats ont été massacrés à Nawa, une ville près de Daraa. Ces assassinats n’ont pas fait la Une comme celui de Banyas. Apparemment, l’incident a eu lieu juste après que le gouvernement syrien ait essayé de calmer les tensions en abolissant les tribunaux de la sécurité de l’État, en mettant fin à l’état d’urgence, en accordant une amnistie générale et en reconnaissant le droit de manifester pacifiquement.
Deux jours plus tard, le 25 avril, lundi de Pâques, les soldats syriens sont finalement entrés dans Daraa. C’est là que le second massacre de soldats du week-end eut lieu et que dix soldats furent assassinés. Cette information n’a, elle non plus, jamais fait la Une des médias.
En revanche, tout ce que nous avons entendu concernait le massacre massif de civils par les forces de sécurité. « Le dictateur assassine son propre peuple ». Mais après trois ans de crise en Syrie, peut-on dire que les choses auraient pu prendre un tour différent si nous avions eu accès à plus d’information ? Ou si les médias avaient simplement donné le même temps d’antenne aux différents témoignages auxquels nous avions accès ?
Les faits contre la fiction
Un rapport d’Human Rights Watch (HRW) s’appuie entièrement sur 50 militants, témoins et « soldats déserteurs » anonymes pour dire ce qui se passait à Daraa à cette époque. Les témoins d’HRW parlent de « forces de sécurité utilisant la force létale contre les manifestants pendant les manifestations » et de « processions funéraires ». Dans certains cas, dit HRW, « les forces de sécurité ont utilisé d’abord les gaz lacrymogènes ou tiré en l’air, mais quand les manifestants ont refusé de se disperser, ils ont tiré à balles réelles avec des armes automatiques dans la foule… Depuis la fin mars, des témoins ont parlé systématiquement de la présence de snipers sur les bâtiments du gouvernement près des manifestants qui visaient et tuaient beaucoup d’entre eux. »
Selon le rapport, également, « les autorités syriennes ont répété que la violence à Daraa était le fait de gangs terroristes armés, poussés et financés par l’étranger. » Aujourd’hui, nous savons que cette information est largement le fait d’une grande partie des militants islamistes à l’intérieur de la Syrie, mais cela était-il, également vrai, à Daraa début 2011 ?
Il y a les faits que nous connaissons. Par exemple, nous avons des preuves visuelles d’hommes armés entrant en Syrie en traversant la frontière libanaise en avril et mai 2011, d’après des extraits de vidéo et les témoignages de l’ancien reporter d’Al-Jazeera, Ali Hashem, dont les images ont été censurées par sa chaîne. Il y a des éléments que nous ne découvrons que maintenant. Par exemple, selon le rapport d’HRW, les forces syriennes de sécurité à Daraa « ont profané les mosquées par des graffitis » comme « notre dieu est Bachar, il n’y a de Dieu que Bachar », en référence au président syrien.
Récemment, un jihadiste tunisien du nom d’Abu Qusay* a déclaré à la télévision tunisienne que sa « mission » en Syrie était de détruire et profaner les mosquées portant des noms sunnites (Abu Bakr Mosque, Othman Mosque, etc) par des attaques sectaires maquillées pour encourager les désertions de soldats syriens, la majorité d’entre eux étant sunnites. Entre autres, il a écrit des slogans pro-gouvernementaux et blasphématoires sur les murs des mosquées comme « Seuls Dieu, la Syrie et Bachar ». C’était une « tactique » a-t-il expliqué, pour « faire venir les soldats de notre côté » et « affaiblir ainsi l’armée ».
Si le gouvernement syrien avait été renversé rapidement – comme en Tunisie et en Égypte – peut-être n’aurions-nous pas connu ces actes de duplicité. Mais après trois ans de conflit, il est temps de distinguer les faits de la fiction.
Pour un membre de la grande famille Hariri à Daraa qui était là en mars et avril 2011, les gens sont confus et de nombreux « fidèles ont changé deux ou trois fois de mars 2011 à aujourd’hui. Ils étaient d’abord tous avec le gouvernement. Puis, brusquement ils ont été contre, mais maintenant, je pense qu’à peu près 50 % ou plus sont revenus du côté du régime. »
La province était largement pro régime avant que les choses ne commencent. Selon le journal des Émirats arabes unis, The National, « Daraa a longtemps eu une réputation d’être fermement pro Assad, beaucoup de personnalités du régime en sont issues. » Mais Hariri l’explique : « Il y avait deux opinions » à Daraa. « Selon la première, le régime tuait plus de gens pour les arrêter et les avertir de mettre fin aux manifestations et aux rassemblements. Selon la seconde sans funérailles, les gens n’avaient aucune raison de se rassembler. »
« Au début, 99,9 % des gens disaient que tous les tirs venaient des forces syriennes. Mais peu à peu, cette idée a commencé à changer dans les esprits, certaines choses étaient cachées, mais ils ne savaient pas lesquelles » dit Hariri dont les parents sont restés à Daraa.
Le rapport d’HRW admet « que des manifestants ont tué des membres des forces de sécurité », mais ajoute qu’« ils ont seulement utilisé la violence contre les forces de sécurité et détruit des biens du gouvernement en réponse aux tueries par les forces de sécurité ou… pour garantir la libération de manifestants blessés pris par les forces de sécurité dont ils pensaient qu’ils risquaient d’aller plus mal. »
Nous savons que ce n’est pas vrai, le meurtre, le 10 avril, de neuf soldats dans un bus à Banyas étaient une embuscade préméditée. Tel, par exemple, fut l’assassinat du général Abdo Khodr al-Tallawi, tué avec ses deux fils et un neveu à Homs le 17 avril. Ce même jour, dans la banlieue al-Zahra de Homs, pro-gouvernementale, le commandant de l’armée syrienne en permission, Iyad Kamel Harfoush, a été tué par balle alors qu’il sortait de sa maison pour enquêter sur des tirs. Deux jours plus tard, le Colonel Mohammad Abdo Khadou, originaire de Hama et aussi en permission, était tué dans sa voiture. Et tout ça s’est passé seulement au cours du premier mois de troubles.
En 2012, le chercheur de HRW sur la Syrie, Oleg Solvag, m’a dit qu’il avait des éléments indubitables sur la violence « contre des soldats et des civiles faits prisonniers » et qu’ « il y avait parfois des armes dans la foule et certains manifestants ont ouvert le feu contre les forces gouvernementales. »
Mais était-ce parce que les manifestants étaient vraiment en colère contre la violence dirigée contre eux par les forces de sécurité ? Ou bien était-ce des « gangs armés » comme l’a affirmé le gouvernement ? Ou encore s’agissait-il de provocateurs tirant d’un ou des deux côtés ?
Provocateurs dans les Révolutions
Le Père hollandais Frans van der Lugt basé en Syrie a été assassiné le 7 avril 2014 par un homme armé à Homs juste quelques semaines avant l’entrée de l’armée dans les vieux quartiers de cette ville. Son engagement actif pour la réconciliation et la paix ne l’ont jamais empêché de critiquer les deux parties en conflit. Mais durant la première année de la crise, il a noté certaines observations intéressantes concernant la violence, celle de janvier 2012.
« Depuis le début, les mouvements protestataires n’étaient pas purement pacifiques. Depuis le début, j’ai vu des manifestants armés dans les manifestations qui ont tiré les premiers, sur la police dans un premier temps. Très souvent, la violence des forces de sécurité fut une réaction à la violence brutale des rebelles armés. »
En septembre 2011, il écrit : « Depuis le début, il y a eu le problème des groupes armés qui font aussi partie de l’opposition. L’opposition de la rue est beaucoup plus puissante que toute autre opposition. Et cette opposition est armée et emploie fréquemment la brutalité et la violence, dans le seul but de condamner le gouvernement. »
Vers le 5 juin, il n’a plus été possible aux groupes d’opposition de prétendre le contraire. Lors d’une attaque coordonnée à Jisr Shughur, à Idlib, des groupes armés ont tué 149 membres des forces de sécurité, selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Mais en mars et avril, violence et victimes sont encore nouvelles pour le pays. La question est donc, alors : pourquoi le gouvernement syrien – contre toute logique – tue-t-il des populations civiles vulnérables dans des « zones chaudes », tandis qu’en même temps, il prend des mesures pour faire baisser la tension ?
À qui profitent les assassinats de « femmes et enfants » dans un tel contexte ? Certainement pas au gouvernement. La discussion sur le rôle des provocateurs dans un conflit émergent a fait quelques Unes depuis que la conversation téléphonique du ministre estonien des Affaires étrangères, Urmas Paet’sleaked, avec Catherine Ashton de l’Union européenne, a révélé des doutes sur les assassinats de membres des forces de sécurité ukrainiennes et de civils pendant les manifestations pro-européennes de la place Maidan.
Voici ce que dit Paet : « Tout montre que des gens tués par des snipers des deux côtés, policiers et gens de la rue, l’ont été par les mêmes snipers qui ont tiré sur les deux camps… et c’est vraiment gênant qu’aujourd’hui, la nouvelle coalition (pro-occidentale) refuse d’enquêter sur ce qui s’est réellement passé. »
Une récente enquête par une chaîne allemande sur les tirs de snipers confirme en grande partie ces allégations et a ouvert la porte à la contestation de versions d’événements en Ukraine qui n’ont pratiquement pas existé dans le conflit syrien, du moins pas dans les médias ou les forums internationaux.
Le rôle des provocateurs contre des gouvernements ciblés semble soudain avoir émergé dans le discours dominant à la place des critiques sur les « théories de la conspiration ». Que ce soit le plan américain « fuité » pour créer un « twitter cubain » dans le but d’inciter des troubles dans l’île-État, ou l’apparition de « tracts d’instructions » dans les manifestations de l’Égypte à la Syrie en passant par la Libye et l’Ukraine, la convergence d’un trop grand nombre de mouvements de protestations « identiques » qui ont tourné à la violence, a poussé les gens à se poser des questions et à creuser plus profondément aujourd’hui.
Depuis le début de 2011, nous avons commencé à entendre parler de snipers « inconnus » visant la foule et les forces de sécurité en Tunisie, en Égypte, en Libye, en Syrie et en Ukraine. Qu’est-ce qui pourrait être plus efficace pour retourner des populations contre l’autorité que des assassinats non provoqués d’innocents désarmés ? De la même manière, quelle meilleure garantie de réaction de la part des forces de sécurité de n’importe quel pays que le spectacle de l’assassinat par balle d’un ou plusieurs de ses membres ?
Début 2012, l’Onu a affirmé qu’il y avait plus de 5 000 victimes en Syrie – sans spécifier si c’était des victimes civiles, des rebelles armés ou des membres des forces de sécurité. D’après les listes du gouvernement présentées à et publiées par la Commission internationale indépendante d’enquête en Syrie de l’Onu, pour la première année de conflit, le nombre des forces de police tués était de 478 et 2 091 pour les militaires et les forces de sécurité.
Ces chiffres suggèrent une égalité étonnante de morts entre les deux parties en conflit, dès le début. Ils suggèrent aussi qu’au moins, une partie de l’« opposition » syrienne était armée et organisée dès les premiers jours, et ciblait stratégiquement les forces de sécurité, très probablement pour provoquer une réponse assurant l’escalade continue. Aujourd’hui, bien que les sources militaires syriennes réfutent fortement ces chiffres, l’Observatoire syrien des droits de l’homme affirme qu’il y a plus de 60 000 victimes parmi les forces de sécurité nationale et les milices pro-gouvernementales. Ce sont des hommes qui sont venus de tous les coins du pays, de toutes religions et dénominations et de toutes les communautés. Leurs morts n’ont laissé aucune famille intacte et expliquent largement les réactions du gouvernement syrien et ses réponses tout au long de la crise.
* Témoignage d’un terroriste tunisien revenu de Syrie : https://www.afrique-asie.fr/component/content/article/75-a-la-une/7342-temoignage-d-un-terroriste-tunisien-revenu-de-syrie-video-en-arabe-et-traduction-en-francais.html