La vieille ville n’a pas bougé depuis notre dernière visite, en juin 2011, si ce n’est que des hommes armés, parfois âgés, surveillent désormais les croisements de ruelles. Les échoppes sont toutes ouvertes, même celles destinées aux touristes, pourtant invisibles depuis une vingtaine de mois. Les restaurants continuent de servir, mais la baisse de clientèle est flagrante. Un libraire sort tous les matins sa palette de quotidiens étrangers, sérieusement jaunis. Les plus récents datent du 2 juillet dernier… À la Jabri House, un restaurant qui date du xiiie siècle, de jeunes femmes voilées fument le narguilé et bavardent en riant. De partout s’échappent des accents de musique orientale, avec une place de choix pour les chansons de Fayrouz, la diva libanaise.
Tandis que les bruits d’obus résonnent, Georges, un Syrien chrétien de 75 ans, ne s’en fait guère : « Tout ça, ce sont des voyous, l’armée en aura bientôt terminé », balaie-t-il d’un revers de la main, avant de changer de sujet. Beaucoup d’habitants réagissent comme si le conflit ne les concernait pas, s’inquiétant seulement de la préservation de leur cadre de vie. Les jeunes se sentent bien plus concernés. Dans un patio où quelques garçons et filles jouent aux cartes ou consultent Facebook, Kamal (1) se confie à l’écart des oreilles indiscrètes. « J’étais présent dans les premières manifestations de Homs, raconte ce sunnite de 25 ans. C’était pacifique, mais le régime a choisi de le réprimer directement dans le sang, au fusil-mitrailleur. Nous abattre, nous, des Syriens ! » Il ne supporte pas qu’on lui parle de « terroristes » : « À Homs il n’y avait ni Afghans ni Libyens ou que sais-je encore, uniquement des Homsi. » Soutient-il l’insurrection ? « Oui, je la soutiens, mais je refuse d’y participer, car je suis contre les armes. » Beaucoup de ses amis étrangers lui conseillent de fuir le pays. « C’est hors de question, réplique-t-il. Je veux aider mon pays à s’en sortir. La Syrie, ce n’est pas un hôtel dont on claque la porte parce que le service est mauvais. »
Il est temps de se quitter. Le souk est noir de monde. Comme Damas a déjà été frappée par des attentats, on frémit à l’idée qu’un illuminé veuille lancer une bombe dans cet endroit couvert. Chacun est sur le qui-vive. Dans l’ombre d’une ancienne maison damascène transformée en hôtel, Manal (1) (28 ans) et son mari Yusef (1) (36 ans) incarnent la mosaïque syrienne. Elle est alaouite, comme le président, lui est sunnite. Deux sœurs de Manal portent le voile, deux autres pas. Le père de Yusef est pratiquant, tandis que sa mère, chiite, ne porte pas le hijab. Mais les jeunes époux sont de toutes les manifestations pro-régime. Celles-ci se font plus rares. Lassitude des citoyens ? « Non, par peur des attentats », corrige Manal. Sa hantise ? Être un jour obligée de porter le voile. « Si les autres l’emportent, dans deux ans nous sommes morts », lâche-t-elle en faisant le signe de l’égorgement. Selon elle, les trois quarts des alaouites sont derrière Bachar, dont elle regrette qu’il soit « si mal entouré ». « Être alaouite ne me procure aucun avantage, affirme Manal. Ma région d’origine n’a pas été privilégiée. »
Les militaires syriens paient un lourd tribut à la guerre : plus de 10 000 d’entre eux auraient été tués. À l’hôpital militaire de Tishreen, dans la périphérie « chaude » de Damas, on rend visite au caporal Suleiman Rajab. Il a perdu ses membres inférieurs dans un violent affrontement à Homs le 1er septembre dernier. Le combat a duré plus de deux heures, quand soudain un projectile lui a scié les jambes. Il a perdu conscience. « Je suis fier d’avoir défendu mon pays, ma famille, mon honneur », récite-t-il, tandis que son meilleur ami se tient à ses côtés, le regard défait. Dans une autre chambre, on tombe sur le soldat Ala’a, le visage criblé, une main amputée, les yeux comme définitivement clos. « Quand j’aurai recouvré la vue, je repartirai au combat, car tous les martyrs seront victorieux », lâche-t-il dans un souffle. Sa mère lui caresse la tête. Elle sait que son fils ne reverra jamais la lumière.
Pour fuir les zones de combat, quelques milliers de civils ont choisi de se diriger vers Damas, où ils sont accueillis dans des écoles. Dans un établissement du quartier bourgeois de Kfar Sousseh, Izdihar, qui faisait du théâtre pour enfants à Qaboun, raconte : « Les assaillants étaient plus d’une centaine, ils parlaient diverses sortes d’arabe que je ne comprenais pas toujours, et on ne voyait que leurs yeux. Lorsqu’ils ont vu mes costumes de théâtre, cela les a énervés, et l’un d’eux a écrasé une cigarette sur le front de mon enfant. » Son mari Tameem, lui, pense que leur mésaventure est liée à son tatouage illustrant Bassel al-Assad, frère défunt du président. Pour venir en aide aux 300 déplacés du centre, les jeunes de la Damascus Youth Voluntary Team, fondée en 2005, distribuent vivres et matelas avec enthousiasme.
Nous prenons congé d’eux pour filer vers l’aéroport de Damas, d’où un Airbus de Syrianair nous mènera à Alep, en respectant scrupuleusement l’horaire. L’aéroport, propre et soigné, est toujours aux mains du régime. Vu le risque, les taxis demandent six fois le prix pour rallier le centre. Ils empruntent le « périphérique » d’Alep, désespérément vide et en bien mauvais état, et passent devant le quartier martyr de Salah al-Din, effondré comme un château de cartes. Dans la zone occupée par les loyalistes, on peut marcher très longtemps sans voir la moindre destruction. La plus grande partie de la capitale économique semble encore aux mains du régime, et les rebelles n’occupent aucun bâtiment public d’importance.
En ville, fruits et légumes ne manquent pas sur les étals. Seul le pain fait défaut, obligeant des centaines de personnes à s’amasser tous les matins pour en obtenir, avant de les emballer dans des sachets à même le trottoir ou sur les capots des voitures. Quelques magasins et restaurants restent ouverts (un sur dix en moyenne), comme le Wanes, avec ses serveurs très chics et sa carte des mets où rien ne manque. Dans les parcs centraux, les fontaines fonctionnent à pleins jets, pendant que les Alépins s’échangent les dernières informations sur les bancs. Ou s’épient…
Car personne n’est dupe : la guerre est dans tous les esprits et le fracas des armes se fait entendre sans répit. Les lignes de front bougent chaque jour. Une odeur âcre flotte sur la ville. Un voile sombre la couvre, comme un avant-goût d’apocalypse. Les poteaux d’Alep sont constellés d’annonces mortuaires, aux visages parfois bien jeunes. Les marchands du souk incendié tentent de s’y rendre pour récupérer quelques biens. L’après-midi, la circulation se fait plus rare, la ville devient fantomatique, les habitants se calfeutrent chez eux. Du moins s’ils ont encore leur maison. Des centaines de déplacés vivent sous des tentes de fortune le long des boulevards, et même sur le terre-plein central. De quoi rappeler qu’il n’y a pas que les réfugiés en Turquie et en Jordanie : la plupart des personnes déplacées le sont d’abord en Syrie même.
Dans une petite maison abandonnée du quartier chrétien d’Azizieh, deux familles s’entassent, soit quinze personnes. Elles vivaient à 200 mètres de là, mais c’était devenu trop dangereux, à cause des snipers. « On a changé quatre fois de logement avant d’aboutir ici », témoigne Ahmed Kurdi, un sunnite, dans la petite cour intérieure, tandis que résonnent tout près les tirs d’armes automatiques et les bruits de mortiers. Ce père de famille ne sursaute même plus, ni ses enfants, qui s’amusent à collectionner les douilles. Il ne porte pas les rebelles dans son cœur : « Ils ont grimpé dans le minaret voisin pour annoncer la libération d’Alep. C’est bien gentil mais, depuis, j’ai perdu ma maison », grince-t-il.
Son voisin Issa Touma, qui a également été forcé de quitter son appartement situé dans le quartier de Midan pour emménager chez ses vieux parents, explique : « L’ASL [Armée syrienne libre] menace de tuer les gens s’ils ne quittent pas leurs logements, car c’est à partir de là qu’ils se battent. Conséquence, le gouvernement les bombarde et les habitations sont détruites… Si vraiment l’ASL souhaitait libérer les gens, elle ne se cacherait pas derrière eux. » Il refuse toutefois de prendre parti pour l’un ou l’autre camp. Sa position de funambule lui sert jusqu’à présent d’assurance-vie.
Ont-ils songé à quitter Alep ? « Non, réplique Eyad Kurdi, 23 ans, fils d’Ahmed. Ici, c’est mon pays. Et c’est ma ville. Je ne la quitterai jamais. » Pour amener les gens à rester, Issa Touma, artiste photographe, a maintenu envers et contre tout l’organisation du Festival international de la photo d’Alep, dont il est le fondateur. Malgré le conflit qui se déplaçait de quartier en quartier, et qui l’a bloqué chez lui pendant neuf journées dantesques, il n’a jamais voulu annuler l’événement. Afin de pouvoir exposer les 300 photos reçues (sur 870 prévues), Issa Touma a multiplié les vernissages. « Grâce à l’expo, les habitants se sont sentis plus libres, plus heureux, s’est réjoui l’artiste. Ils portaient de beaux vêtements, alors qu’en temps de guerre ce n’est pas le premier des soucis. Certains m’ont dit que le vernissage était une de leurs plus belles journées depuis le début du conflit. »
Pourtant, beaucoup d’artistes et d’intellectuels ont préféré fuir hors du pays. « J’en connais beaucoup qui l’ont fait par opportunisme, se disant qu’ils obtiendront de meilleurs financements de l’autre côté s’ils crient contre le régime », persifle Issa Touma, pendant que nous marchons dans les rues. Son discours est peu flatteur à l’égard des Européens : « Comme ils étaient amis avec Bachar, ils n’ont jamais voulu soutenir des gens indépendants comme moi. S’ils l’avaient fait, on n’en serait pas là. » Sa liberté de ton dérangeait, visiblement. En 2006, la police est venue apposer les scellés sur sa galerie. Cela a duré neuf mois. Il a finalement obtenu gain de cause, car l’homme n’est pas du genre à se laisser faire.
Quelle issue à tout ce gâchis ? « Je n’en vois pas », lâche le père Fouad, qui dirige deux maisons de Damas où se retrouvent 250 déplacés au total, aux opinions parfois très divergentes. « Les gens qu’on accueille sont très énervés, constate le prêtre. Ils discutent ferme entre eux et ils s’accusent de tous les maux. Ami ou ennemi, il n’y a pas d’entre-deux. Quand ça sort, c’est parfois de manière violente, du style “c’est bien fait pour vous”. » Comment réconcilier les gens ? « Sans justice, ce sera très difficile, résume Fouad. Peut-être pourra-t-on trouver une solution avec cette majorité de Syriens qui n’optent pour aucun des deux camps. C’est à partir d’eux qu’il faudra reconstruire. »
(1) Prénoms d’emprunt.