Quelques-unes de nos rédactions parisiennes sont en train de perdre leurs nerfs (voir l’article de Philippe Tourel p. XX). Après avoir régulièrement annoncé la chute « imminente » du « régime de Damas », ils entrevoient les raisons pour lesquelles ce même « régime » tient, envers et contre tous les appels de Bernard-Henri Lévy et des autres petits chiens de garde pratiquant la mauvaise morale avant même d’essayer de comprendre les données minimales de la crise. Ils se rendent compte qu’il serait peut-être temps de revenir à la raison critique, à défaut de toutes autres puretés métaphysiques ou théologiques.
Dans notre dernier billet, nous essayions de comprendre pourquoi « l’opinion tourne », après avoir découvert ou redécouvert que la crise syrienne ne reproduirait pas à l’identique les séquences tunisienne, libyenne, égyptienne ou yéménite. D’une brutalité extrême, le pouvoir de Damas compte encore sur le soutien d’une grande partie de la population, composée de minorités religieuses ou ethniques : chrétiens de toutes obédiences, alaouites, chiites, ismaéliens, Druzes et une majorité de Kurdes. Mais aussi parmi la majorité sunnite quiétiste. Tous craignent de sévères représailles et de retomber en esclavage si la rébellion conduite par la nébuleuse islamiste et son avant-garde salafiste s’emparent du pouvoir comme en Tunisie, en Libye, en Égypte et au Yémen, avec l’extrême-onction des Occidentaux.
Il est assez curieux de voir les grandes démocraties appuyer le financement des monarchies wahhabites, les livraisons d’armes et de mercenaires à des factions de même filiation que celles qui détiennent des otages français au Sahel et en Somalie, et commanditant des attentats antioccidentaux en Libye, en Tunisie, en Afghanistan ou au Liban… Il est encore plus étrange de mesurer leur silence à propos d’une dimension confessionnelle de cette guerre civile qui, d’un conflit de basse intensité, se durcit et se généralise en affrontement de moyenne intensité.
Aujourd’hui, après l’attaque et la mise à sac de l’église arménienne Saint-Grégoire d’Alep, de celle de Saint-Michel et du couvent des sœurs du Perpétuel secours, des civils sont assassinés du simple fait de leur appartenance confessionnelle comme, en autres, Antoine Ossmane, figure du village chrétien de Houach, dans la région de Homs, près du Krak des Chevaliers. Aujourd’hui, des listes noires de représentants des communautés qui refusent de soutenir la rébellion circulent et sont aux mains d’escadrons de la mort chargés d’assassiner ces mêmes personnes.
Le durcissement de cette confessionnalisation du conflit amènera encore d’autres massacres et contre-massacres dans le contexte d’une militarisation en croissance exponentielle. Les régimes wahhabites du Golfe, appuyés par la Turquie, les États-Unis et les Européens, arment ouvertement une rébellion qui, pour l’instant, ne peut avoir raison d’une armée gouvernementale continuant à être approvisionnée par l’Iran, la Russie, et en partie par l’Irak voisin. Ligne rouge qu’elles ne peuvent laisser franchir aux Occidentaux et à leurs alliés arabes et israéliens, la Russie et la Chine ne lâcheront pas Damas, au risque de voir les mêmes protagonistes fomenter des rébellions armées qui se déclencheront sur leurs propres territoires. Tous les indicateurs militaires nous prouvent que le conflit va non seulement poursuivre sa courbe ascendante et morbide, mais aussi s’installer dans la durée.
Ce contexte mérite d’autres analyses que des exhortations de mauvaise morale : que Bachar al-Assad survive ou non ?, telle n’est pas la bonne question ! Après l’attentat de juillet dernier contre le siège de la Sûreté nationale, les observateurs pressés ont déploré que les responsables disparus aient été immédiatement remplacés. Les appareils d’État syriens se sont resserrés avec des consignes opérationnelles très strictes visant à reprendre le contrôle de Damas et d’Alep. À ce jour, ces deux villes, qui regroupent plus de la moitié de la population syrienne, restent sous le contrôle des unités gouvernementales déployant simultanément des moyens logistiques lourds dans d’autres régions du pays, tout en poursuivant la fortification des montagnes alaouites.
Tôt ou tard, les Occidentaux, et nous autres Français, devront reprendre langue, sinon avec Bachar al-Assad lui-même, du moins avec le gouvernement syrien. Tôt ou tard, nous serons tenus d’abandonner l’option militaire pour revenir à l’esprit et la lettre du plan de Kofi Annan. Tôt ou tard, les Occidentaux et les pays arabes de la région – Iran et Irak compris – devront inventer une solution militaire garantissant l’avenir d’une Syrie territorialement unifiée, pluriconfessionnelle avec des assurances précises et concrètes à destination des minorités de la population syrienne.