Les check-points ont envahi le paysage syrien comme une vérole. De la frontière libanaise (Jdaideh) à Damas, on compte aujourd’hui neuf barrages contrôlés par les loyalistes, mais si l’on va de Damas à Alep on en compte cinquante-quatre, dont douze tenus par divers groupes rebelles qui ne communiquent pas entre eux. Bienvenue dans la Syrie en guerre. Dans la capitale même, les innombrables barrages font partie de la routine, un peu comme des bouchons à une station de péage. Sans nervosité apparente ni agressivité, les militaires de faction ne donnent aucun signe d’un régime aux abois : une gestuelle sobre, un ton souvent courtois, des uniformes neufs. Dans la vieille ville, creuset multiconfessionnel, des postes de contrôle ont été érigés sur la rue Droite, tenus, eux, par des comités de quartier.
Et la vie continue : les enfants mangent des barbes à papa devant la mosquée des Omeyyades, les rues sont balayées et les pelouses arrosées, les magasins ouverts… Les administrations fonctionnent, tout comme Internet et la téléphonie, et des policiers en chemise blanche dressent des PV aux voitures mal garées. Le Lycée français, abandonné par Paris, a pu rester ouvert grâce aux efforts d’une poignée de parents : 230 élèves viennent d’y finir leurs examens, soit trois fois moins qu’avant le conflit. Le soir, la jeunesse dorée se retrouve dans les cafés branchés du quartier Malki. Mais personne ne s’attarde. À minuit, on traverse une ville fantôme, peuplée seulement de chats.
La guerre a tôt fait de rappeler sa présence. De jour comme de nuit, les frappes contre les positions rebelles dans la périphérie continuent de retentir, tels des coups de tonnerre. Mais plus personne ne sursaute. Quand les avions Mig-29 vont larguer leurs charges mortelles, cela ne provoque aucun état d’âme chez les habitants. En face, ce ne sont que des « terroristes », pensent la majorité des familles damascènes, sans qu’on sache démêler la part de sincérité, d’intérêt ou de peur. Dans un restaurant du centre ville, où se retrouvent beaucoup d’opposants, c’est un tout autre son de cloche. « On ne nie pas que le Front al-Nosra [lié à Al Qaïda, ndlr] soit sur le terrain et veuille imposer la loi islamique, mais si la révolution est aujourd’hui dévoyée par de tels groupes, c’est parce que le régime l’a provoqué, dénonce l’activiste Rola Roukbi. En même temps, ce mouvement est devenu le paravent de la communauté internationale pour ne pas intervenir. » Sous son discours pacifiste, Rola considère l’opposition armée comme une réponse compréhensible à la violence du régime.
Le Front al-Nosra pourrait-il un jour arriver au pouvoir à Damas ? Une peur infondée, selon elle. « Jamais les Syriens n’en voudront, car notre révolution est d’abord celle de la dignité », explique-t-elle. Négocier avec Bachar ? « Tant qu’il massacre la population, c’est impossible. C’est lui qui a commencé la violence. De toute façon, ce régime n’est pas réformable », répond-elle, sans craindre apparemment de représailles. « Ils me connaissent », lâche l’activiste avec un demi-sourire. Étrangement, la nécessité de changer le système trouve un écho en haut lieu. Interviewé dans ses bureaux de Doumar, le ministre de la Réconciliation, Ali Haidar, [issu du Parti social nationaliste syrien, opposition] reconnaît ainsi : « Il faut un changement radical, profond, du régime, et cela à travers un processus pacifique, démocratique et qui prendra du temps. » Laïc jusqu’au bout des ongles, il avertit toutefois : « Si on laisse les salafistes allumer le feu en Syrie, ce feu atteindra l’Europe. »
Avec la violence, ce sont également les prix qui montent en flèche, notamment l’essence, alors que le travail se raréfie. « Fruits et légumes sont inabordables, car les paysans ne peuvent aller aux champs, sans compter les primes de risque pour le transport, se désole le père Fouad qui dirige une maison d’accueil pour réfugiés ? dans le quartier de Dwelaa. Même pour ceux qui ont encore la chance d’avoir un salaire, ils n’ont déjà plus rien le dix du mois. Je me demande comment les gens font pour survivre. » On ne trouve plus de lait à Damas, ni certains médicaments, et le poulet coûte une fortune. Les sanctions internationales, qui empêchent notamment les transactions financières, ont achevé de plomber l’économie, sans toucher les dirigeants. La crise est telle que les enlèvements contre rançons se multiplient.
Quelle solution ? « Si un gouvernement est incapable de protéger son peuple, il doit s’en aller », chuchote Wassim à l’ombre d’un petit hôtel. Il est revenu des Émirats pour revoir les siens. « Ici, tout est aux mains d’une dizaine de familles. En dehors du parti Baas, aucune chance de faire carrière. Et comme il n’y a aucune alternance possible… » Mais il refuse la violence : « Je ne choisis aucun des deux camps. Je suis pour les peuples. Cela dit, continuer avec l’actuel président, c’est inconcevable. 100 000 morts pour rien ? » Lors d’un dîner en ville, un général loyaliste n’hésitera pas à nous déclarer : « La défense de la patrie n’a pas de prix. L’Occident a décidé de soutenir des terroristes qui veulent détruire notre modèle laïc de coexistence entre les confessions. La France, qui était censée nous être la plus proche, n’a rien compris. Quelle que soit la facture, on la paiera. C’est existentiel. »
Les discours « matamoresques » (et contre-productifs) de Paris, Londres et Washington n’y changeront rien. Rencontrée en marge d’une première cinématographique à Damas, la ministre de la Culture Loubanah Mushaweh, ancienne professeure de littérature française formée à Paris 8, ajoute même : « La Syrie est un pays de liberté de pensée par rapport à d’autres États arabes », dont certains viennent aujourd’hui donner des leçons de démocratie à la Syrie. « On ne peut réduire ce qui se passe chez nous à une simple guerre civile pour les droits humains. C’est bien plus compliqué que cela », nous confie-t-elle encore. En attendant, elle est, comme le ministre Haidar, sur la liste des personnes indésirables en Europe : « Après tant d’années au service de la francophonie, cela me peine, me vexe et me choque. Cette mesure est aberrante. Mais je resterai fidèle à mon pays. »