Une fois encore, les États-Unis, suivis par la France et le Royaume-Uni, confrontés à la plus grave crise systémique et morale de leur histoire et à leur irréversible déclin géostratégique, s’érigent en gendarmes – ou plutôt en shérifs – du monde : ils se sont prononcés en faveur d’une intervention militaire massive afin de renverser le régime d’un pays souverain, la Syrie, membre de l’Onu, qu’ils qualifient d’État voyou ! Cela fait deux ans et demi qu’ils tentent de le renverser dans la foulée de la vague dite des « printemps arabes », en apportant une aide multiforme, militaire, financière et médiatique à une opposition hétéroclite dominée par Al-Qaïda. En vain. Ils décident donc de passer à l’action directe. En dehors de toute légalité internationale.
Le motif de cette guerre néocoloniale ? Le prétendu emploi par le régime d’armes chimiques contre sa propre population. L’opposition, entraînée par les États-Unis et ses supplétifs à la guerre psychologique, balance, via le réseau Internet, au moment même où elle se trouve traquée par l’armée régulière dans ses derniers retranchements dans les faubourgs directs de la capitale, des images insoutenables de corps inanimés d’enfants victimes, dit-elle, d’un bombardement au gaz toxique. Le coupable est tout désigné : le régime. Sans autre forme de procès ! Pourtant, c’est le régime lui-même qui avait demandé à l’Onu de dépêcher une équipe d’experts internationaux pour constater l’usage, par les groupes rebelles, d’armes chimiques dans la localité de Khan al-Assal, dans le nord de la Syrie. Carla del Ponte, ancienne procureure du Tribunal pénal international enquêtant pour l’Onu, avait assuré en mai que la rébellion syrienne avait utilisé du gaz sarin. Ses conclusions ont été confirmées par une commission d’enquête russe qui s’était rendue sur les lieux.
Le régime serait-il assez débile pour perpétrer un crime de masse au moment où ses troupes reprenaient l’avantage sur les rebelles ? Quel intérêt a Bachar al-Assad à employer des armes prohibées, alors le président américain a décrété que l’emploi d’armes chimiques était une « ligne rouge » et que les inspecteurs de l’Onu, spécialistes de ces armes prohibées, se trouvaient à un quart d’heure de voiture de la scène du crime ?
La thèse du prétexte fallacieux, prélude à une intervention militaire soit pour renverser le régime, soit pour renforcer une rébellion en perte de vitesse afin qu’elle puisse participer à la conférence de Genève 2 en position de force, se confirme. Les parrains de la rébellion, sans attendre les conclusions des inspecteurs de l’Onu, affirment d’une seule voix, sans craindre le ridicule, que c’est le régime qui a perpétré le bombardement au gaz toxique. Il faut donc le « punir » et passer à l’action sans l’accord de l’Onu. Comme en Irak. Comme en Libye. Les médias occidentaux mainstream leur emboîtent le pas. Comme ils ont pris le pli de le faire chaque fois qu’une guerre pointe à l’horizon.
Dans ce chœur d’aboiements, la palme d’or revient aux (ir)responsables français, socialistes de leur état, qui renouent ainsi avec un riche passé de guerres coloniales : Indochine, Algérie, expédition de Suez, Tempête du désert… C’est le leader de la gauche française Jean-Luc Mélenchon qui décrit le mieux le comportement de son pays. « Nous sommes des suiveurs » dans ce dossier, constate-t-il. « Pour nous donner de la contenance, de temps en temps nous aboyons plus fort que le reste de la meute. »
Sans attendre le verdict des inspecteurs onusiens qui n’ont pas fini d’enquêter sur la véracité de ces allégations, la messe est dite ! Tout indique en effet – sauf ultime mais improbable volte-face – que les dés sont jetés et que les armes vont parler, comme l’avait martialement dit en son temps un certain François Mitterrand à la veille de l’opération Tempête du désert en 1991, décidée par les États-Unis et financée, déjà, par les dictatures pétrolières et moyenâgeuses du Golfe pour restituer l’émirat du Koweït, envahis par les troupes de Saddam, à son démocrate d’émir ! Jaurès, ce vrai socialiste qui paya de sa vie sa défense de la paix, doit se retourner dans sa tombe !
À part les pulsions bestiales de destruction qui semblent animer ses élites dirigeantes, de gauche comme de droite, sous couvert de défense des droits de l’homme et de la démocratie, il est difficile de comprendre pourquoi des pays qui se disent démocratiques se comportent avec autant de barbarie et d’aveuglement. D’autant que les prétendus bénéfices géostratégiques et économiques escomptés sont, au bout du compte, insignifiants. Par contre, les coûts humains et financiers sont colossaux. Certains diront que l’expédition de la Libye a conduit à la mise sous séquestre de 200 milliards de dollars d’avoirs financiers dont une partie a été purement confisquée par certains pays occidentaux. En réalité, ce pays a volé en éclats et s’est transformé en un immense champ de ruines où manœuvrent en toute impunité les organisations terroristes et takfiries qui exportent la mort, la désolation et le chaos vers le monde arabe et l’Afrique et, demain, au cœur de l’Europe.
La tragédie malienne a été en partie la conséquence de l’expédition libyenne voulue par Sarkozy et applaudie par François Hollande. Idem pour l’Irak renvoyé à l’âge préindustriel et devenu aujourd’hui, dix ans après sa « libération », un abattoir à ciel ouvert où l’on compte les morts et les blessés par milliers chaque mois ! Les mêmes âmes sensibles en Occident qui s’étaient mobilisées pour abattre les « affreux dictateurs » irakien et libyen sont soudainement atteintes de cécité et devenues insensibles à la tragédie frappant ces peuples martyrs.
Inutile de s’attarder sur le désastre généré par d’autres expéditions occidentales un peu partout dans le monde et en premier lieu en Afghanistan où les talibans sont redevenus des interlocuteurs respectables.
En envahissant l’Irak, les Américains et leurs supplétifs (la France, grâce à Chirac, n’en faisait pas partie) ont fini par livrer ce pays à son ennemi séculaire, l’Iran des ayatollahs. Quelle prouesse géopolitique ! Aujourd’hui, en s’apprêtant à attaquer la Syrie, ils vont rééditer l’exploit, à savoir livrer ce pays laïc, pluriel, multiconfessionnel et tolérant à la nébuleuse d’Al-Qaïda et aux légions wahhabites conduites par le criminel de guerre Bandar ben Sultan, ami de l’Occident. Le chaos qui s’ensuivra ressemblera au chaos irakien puissance dix. On assistera à une interminable guerre civile qui ne laissera aucun pays limitrophe intact. Le Liban est déjà atteint. La Jordanie suivra. La Turquie qui s’apprête à rejoindre l’expédition contre la Syrie, est à son tour fragilisée.
Mais ce que les amis occidentaux des « démocrates syriens » arracheurs de cœurs, coupeurs de têtes n’ont peut-être pas prévu, c’est l’effet boomerang que cette catastrophe trop prévisible aura sur leurs propres intérêts géopolitiques et leurs colonies pétrolières du Golfe. Jean-Luc Mélenchon a déjà – et c’est à son honneur – mis en garde contre cette « erreur gigantesque » en cours. La Russie, qui connaît mieux que quiconque les fragilités et le caractère éruptif de cette région, a appelé l’Occident à réfléchir sur « les conséquences catastrophiques » de cette guerre trop annoncée. L’Iran, qui sera sans doute le prochain sur la liste, partage les mêmes appréhensions que Moscou.
Ce n’est plus le temps de la réflexion. Priorité est à la meute.
Pour conclure, nous ne pouvons résister à la puissance de ces magnifiques paroles, ô combien actuelles, d’Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme (1950) :
« Il faudrait d’abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu’il y a au Vietnam une tête coupée et un œil crevé et qu’en France on accepte, une fillette violée et qu’en France on accepte, un Malgache supplicié et qu’en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s’opère, une gangrène qui s’installe, un foyer d’infection qui s’étend et qu’au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et interrogés, de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette jactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l’Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l’ensauvagement du continent. »