Dans un entretien au Monde, Kofi Annan, émissaire des Nations unies et de la Ligue arabe pour la Syrie, dresse le bilan de son action accuse les Occidentaux et les monarchies du Golfe d’armer la rébellion.
L’entretien qu’a accordé ce samedi 7 juillet au journal Le Monde a le mérite du courage, de la modestie et de l’honnêteté. Allant à contre-courant des jugements à l’emporte-pièce émanant des pseudo « amis du peuple syrien » qui venait de s’achever la veille sur une déclaration de guerre à la Russie et à la Chine, il rétablit courageusement les faits.
À la question suivante de la journaliste du Monde, Nathalie Nougayrède : « Vous semblez miser sur l’influence russe. Qu’est-ce qui vous fait penser que le régime russe a le moindre intérêt à “produire” une transition crédible en Syrie ? À être constructif ? », l’ancien secrétaire général de l’Onu, répond sans détour : « Y a-t-il une alternative ? La Russie, comme beaucoup d’autres pays impliqués dans ce dossier, a des intérêts en Syrie et dans la région. Une fois que l’on part du principe qu’il y existe aussi des intérêts communs, à moyen et long terme, la question devient : comment protéger ces intérêts ?
N’est-il pas souhaitable que ces pays trouvent le moyen de travailler ensemble, pour s’assurer que la Syrie n’éclate pas en morceaux, qu’elle ne répande pas les problèmes chez ses voisins, et éviter qu’elle crée une situation incontrôlable dans la région pour tout le monde ? Ou alors, ces pays vont-ils continuer sur la voie qu’ils ont empruntée, menant à une compétition destructrice dans laquelle chacun finit par être perdant ?
Plus que tout, il faut penser aux pauvres Syriens et aux habitants de la région. J’espère que la raison l’emportera, au moins s’agissant de la défense des intérêts bien compris des États. Dans ce cas, il est dans l’intérêt de la Russie comme des autres pays de trouver le moyen de travailler ensemble. »
Et d’ajoute plus loin :
«… Mais ce qui me frappe, c’est qu’autant de commentaires sont faits sur la Russie, tandis que l’Iran est moins mentionné, et que, surtout, peu de choses sont dites à propos des autres pays qui envoient des armes, de l’argent et pèsent sur la situation sur le terrain. Tous ces pays prétendent vouloir une solution pacifique, mais ils prennent des initiatives individuelles et collectives qui minent le sens même des résolutions du Conseil de sécurité… »
On comprend le désenchantement de Kofi Annan qui reconnaît pour ces raisons, l’échec de sa mission. Et pour une fois, pointe du doigt les responsables de cet échec : les puissances occidentales et leurs supplétifs du Golfe.
Kofi Annan fait le point sur ses efforts, une semaine après l’accord de Genève signé en principe pour soutenir son initiative de paix. On constate que l’émissaire des Nations unies pour la Syrie, très décrié et suspecté par les uns comme par les autres, y fait au moins preuve de deux qualités.
– la lucidité : « À l’évidence nous n’avons pas réussi », dit-il en évoquant ses trois premiers mois d’implication dans le dossier syrien. « Et peut-être n’y a-t-il aucune garantie que nous allons réussir. » Et en effet, il y a des raisons de penser que le plan Annan, quelles que soient les intentions peut-être sincères qui ont présidé à sa rédaction, est vicié à la base, parce qu’il prétend faire dialoguer deux camps irréconciliables, et dont l’un – celui de l’opposition radicale ASL/CNS – est conforté dans son jusqu’au-boutisme par l’appui diplomatique et à présent militaire de grandes puissances.
– l’honnêteté, voire une certaine objectivité : abordant le problème de la stigmatisation, par les gouvernements et médias occidentaux, de la position russe, Kofi Annan a cette réflexion presque étonnante de la part d’un proche collaborateur de Ban Ki-moon, aligné servilement, lui, sur les vues de Washington : « Ce qui me frappe, c’est qu’autant de commentaires sont faits sur la Russie, tandis que l’Iran est moins mentionné, et que, surtout, peu de choses sont dites à propos des autres pays qui envient des armes, de l’argent et pèsent sur la situation sur le terrain. »
Nos lecteurs auront reconnu le Qatar, l’Arabie Saoudite, la Turquie, certaines factions libanaises ; et peut-être n’est-ce pas surinterpréter les propos de M. Annan que de penser qu’ils concernent aussi les Américains et leurs alliés européens. « Tous ces pays, ajoute K. Annan, prétendent vouloir une solution pacifique, mais ils prennent des initiatives individuelles et collectives qui minent le sens même des résolutions du Conseil de sécurité. ».
Et là, à l’évidence, Kofi Annan ne pense pas non plus à la Russie et à la Chine.
Kofi Annan va même jusqu’à déplorer le précédent libyen, qui a vu, il le reconnaît, une résolution de l’Onu, prise au nom de la « responsabilité de protéger » les civils, « transformée en processus de changement de régime ». Et ce détournement de résolution pèse lourd dans le dossier syrien et dans l’attitude russe et chinoise : c’est « l’éléphant dans la pièce » comme le dit Annan à la journaliste du Monde.
Et l’émissaire des Nations unies se démarque à nouveau des positions occidentales en prêchant à nouveau l’inclusion de l’Iran dans le jeu diplomatique autour de la Syrie .
Les limites structurelles d’une autonomie de pensée
Ces accès d’honnêteté intellectuelle et de parler vrai passés, M. Annan retombe dans le diplomatiquement correct, se félicitant du sommet parisien des « amis de la Syrie » – une « formidable occasion » selon lui. Mais au total, le positif l’emporte de justesse dans cet entretien d’un homme qui est pris, dans cette affaire, entre deux camps syriens et deux blocs géopolitiques. Honnête Annan ? Peut-être après tout. Mais le chemin de l’enfer est, comme on sait, pavé de bonnes intentions : en imposant un cessez-le-feu, en envoyant des observateurs dépassés et impuissants sur le terrain, Annan a, dans les faits et sur le terrain, permis (même sans le vouloir vraiment) aux groupes armés de souffler un peu et de renforcer leurs positions.
Ca évidemment, Kofi Annan ne peut le reconnaître. Car ce serait remettre en cause le principe même de missions « humanitaires » ou de paix qui se font souvent contre la souveraineté des nations, et au bénéfice de certaines superpuissances. Au fond, un Kofi Annan sera toujours tenté de devenir un Ban Ki-moon.
L’entretien
Les violences durent depuis seize mois, et semblent s’aggraver. Les bilans parlent d’au moins 16 000 morts, 1,5 million de personnes ayant besoin d’aide humanitaire, 100 000 réfugiés dans les pays voisins. Êtes-vous en train d’échouer dans votre mission ?
Cette crise se poursuit depuis seize mois, mais j’ai commencé à être impliqué il y a trois mois. Des efforts importants ont été déployés pour essayer de résoudre cette situation de manière pacifique et politique. À l’évidence, nous n’avons pas réussi. Et peut-être n’y a-t-il aucune garantie que nous allons réussir. Mais avons-nous étudié des alternatives ? Avons-nous mis les autres options sur la table ? J’ai dit cela au Conseil de sécurité de l’Onu, ajoutant que cette mission n’était pas indéfinie dans le temps, comme mon propre rôle.
Le texte sur une « transition politique » en Syrie adopté le 30 juin à Genève par les grandes puissances ne comporte pas de date butoir. N’est-ce pas une nouvelle occasion pour Bachar al-Assad de gagner du temps ?
Nous n’avons pas inclus de calendrier dans le plan, car nous voulions souligner que le processus devait être mené par les Syriens eux-mêmes. Nous ne voulons rien imposer, rien d’irréaliste. Un calendrier ne peut résulter que de consultations. Un des objectifs de la réunion de Genève était que les participants [des pays occidentaux et arabes, la Turquie, la Russie et la Chine] se remobilisent pour une solution politique. Et que les gouvernements de la région utilisent leur influence sur les parties, en Syrie, pour les pousser à un résultat.
Vous semblez miser sur l’influence russe. Qu’est-ce qui vous fait penser que le régime russe a le moindre intérêt à « produire » une transition crédible en Syrie ? À être constructif ?
Y a-t-il une alternative ? La Russie, comme beaucoup d’autres pays impliqués dans ce dossier, a des intérêts en Syrie et dans la région. Une fois que l’on part du principe qu’il y existe aussi des intérêts communs, à moyen et long terme, la question devient : comment protéger ces intérêts ?
N’est-il pas souhaitable que ces pays trouvent le moyen de travailler ensemble, pour s’assurer que la Syrie n’éclate pas en morceaux, qu’elle ne répande pas les problèmes chez ses voisins, et éviter qu’elle crée une situation incontrôlable dans la région pour tout le monde ? Ou alors, ces pays vont-ils continuer sur la voie qu’ils ont empruntée, menant à une compétition destructrice dans laquelle chacun finit par être perdant ?
Plus que tout, il faut penser aux pauvres Syriens et aux habitants de la région. J’espère que la raison l’emportera, au moins s’agissant de la défense des intérêts bien compris des États. Dans ce cas, il est dans l’intérêt de la Russie comme des autres pays de trouver le moyen de travailler ensemble.
Le scénario le plus réaliste pourrait-il être que les Russes contribuent à changer la direction politique en Syrie, mais en faisant en sorte que l’appareil sécuritaire leur reste étroitement lié ?
Je ne suis pas certain de pouvoir répondre. Beaucoup de facteurs jouent. Les événements sont forgés par de nombreux acteurs. La Russie a de l’influence mais je ne suis pas certain que les événements seront déterminés par la Russie seule.
Vous faites allusion à l’Iran ?
L’Iran est un acteur. Il devrait faire partie de la solution. Il a de l’influence et nous ne pouvons pas l’ignorer [les Occidentaux avaient refusé la participation de l’Iran au Groupe d’action réuni le 30 juin].
Mais ce qui me frappe, c’est qu’autant de commentaires sont faits sur la Russie, tandis que l’Iran est moins mentionné, et que, surtout, peu de choses sont dites à propos des autres pays qui envoient des armes, de l’argent et pèsent sur la situation sur le terrain. Tous ces pays prétendent vouloir une solution pacifique, mais ils prennent des initiatives individuelles et collectives qui minent le sens même des résolutions du Conseil de sécurité. La focalisation unique sur la Russie irrite beaucoup les Russes.
L’opposition syrienne considère que le texte de Genève comporte trop de concessions, faites à la Russie en particulier…
Il est regrettable que les opposants aient réagi de cette manière. Le communiqué de Genève a été élaboré par un groupe d’États dont 80 % sont membres du Groupe des amis de la Syrie [qui a appelé vendredi 6 juillet au départ de Bachar al-Assad]. C’est pourquoi prétendre que l’opposition a été « trahie » ou « vendue » est assez bizarre. La réunion de Paris est une formidable occasion pour que les « amis » de la Syrie, dont la France, les États-Unis, le Qatar, le Koweït, la Turquie, expliquent cela à l’opposition et rétablissent les faits.
En l’absence de trêve, la présence de quelque 300 observateurs de l’Onu a-t-elle un sens ?
On entend parfois dire que les observateurs, qui sont non armés, n’ont pas réussi à faire cesser la violence. Mais cela n’a jamais été leur rôle ! Ils sont entrés en Syrie pour vérifier si les parties respectaient leurs engagements de cessation des hostilités.
Et pour un bref moment, le 12 avril, cela a été le cas, les deux côtés ont cessé les combats. Je n’arrivais pas à y croire. J’ai allumé la télévision et vu qu’Al-Jazeera annonçait que tout est calme. Si cela a été possible un jour, pourquoi pas pendant un mois ? Pourquoi pas une nouvelle fois ? Il y a eu, au contraire, une escalade de la violence. Mais si la situation s’améliore, les observateurs seront prêts à reprendre leur travail.
Sur la Syrie, que reste-t-il de la « responsabilité de protéger », un principe que vous aviez contribué à élaborer, en tant que secrétaire général de l’Onu, après la Bosnie et le Rwanda ?
Je vais vous dire franchement : la manière dont la « responsabilité de protéger » a été utilisée sur la Libye a créé un problème pour ce concept. Les Russes et les Chinois considèrent qu’ils ont été dupés : ils avaient adopté une résolution à l’Onu, qui a été transformée en processus de changement de régime. Ce qui, du point de vue de ces pays, n’était pas l’intention initiale. Dès que l’on discute de la Syrie, c’est « l’éléphant dans la pièce ».
Les défections de militaires syriens, en particulier celle du général Tlass, peuvent-elles résulter de la diplomatie ? De pressions qu’exercerait la Russie en sous-main ? Elles semblent s’être multipliées après l’accord de Genève…
Nous lisons les rapports sur des défections, et ce dernier cas concerne une figure importante du régime, mais il m’est difficile de déterminer ce qui a conduit à ces décisions.
Propos recueillis par Nathalie Nougayrède (Le Monde).