Dans moins de deux mois, la crise syrienne va s’engager dans sa troisième année. Sans qu’on n’en voie le bout de tunnel. Laurent Fabius, le ministre socialiste français des Affaires étrangères, n’avait manqué aucune occasion, depuis sa nomination au Quai d’Orsay en mai 2012, pour prédire haut et fort que les jours de Bachar al-Assad étaient « comptés », allant même jusqu’à proférer devant les journalistes, lors d’une visite en Turquie en août dernier, que le chef de l’État syrien « ne mériterait pas d’être sur la Terre ». Ce même Cassandre vient de mettre un bémol à ses vociférations, à l’occasion de sa présentation des vœux à la presse le 24 janvier dernier. Plutôt qu’un souhait de victoire rapide de l’opposition syrienne extérieure et d’une chute rapide du régime syrien, sur lesquelles la France, l’Union européenne, les États-Unis et les monarchies du Golfe avaient mis tous leurs espoirs, à l’instar de ce qui s’est passé en Tunisie, en Égypte, au Yémen et en Libye, c’est un constat de désillusion, sinon de désespoir, que les journalistes ont entendu ce jour-là. La Syrie, a dit Fabius, « passe au second plan de l’actualité parce que d’autres crises prennent le relais ». L’allusion à la crise malienne et à la crise financière et économique en France même n’a pas échappé à son auditoire.
Le ministre a asséné : « Il y a tous les jours des morts et des horreurs. Les derniers éléments d’information que nous avons montrent que les choses ne bougent pas […]. Pour la solution que nous espérons, c’est-à-dire la chute de M. Bachar al-Assad et la venue au pouvoir de l’alternance, de la coalition, il n’y a pas de signe récent qui soit si positif que cela. Les discussions internationales qui ont lieu n’avancent pas non plus. Lundi prochain, je recevrai à Paris, puisqu’ils ont souhaité que cela ait lieu dans notre capitale, la plupart des dirigeants de la Coalition nationale syrienne. Il y aura une cinquantaine de pays qui seront là, car nous voulons faire en sorte que toute une série de promesses qui ont été faites à la Coalition se réalisent, ce qui n’est pas encore le cas. Et la France continue à agir pour qu’une solution soit trouvée. Solution qui ne peut être que le remplacement de M. Bachar al-Assad, ainsi qu’une Syrie unie, qui respecte toutes ses communautés. Nous en sommes loin. »
Face à ce constat d’échec, la diplomatie française refuse de changer de stratégie, privilégiant encore et toujours la méthode Coué qui n’a conduit qu’à l’impasse. Comme le font d’ailleurs le Qatar et l’Arabie Saoudite qui, en armant les djihadistes et les Frères musulmans syriens, ont non seulement porté un coup fatal à l’opposition pacifique et démocratique à l’intérieur même de la Syrie, mais ont largement contribué à la destruction de ce pays. Pis encore : plutôt que de prendre les mesures pratiques pour arrêter les frais, les diplomates en charges du dossier syrien au Quai d’Orsay ont convoqué le 28 janvier à Paris, dans la précipitation et la confusion, l’opposition hétéroclite et éclatée qu’ils avaient favorisée, pour cette réunion comprenant les représentants d’une cinquantaine de pays.
Une manière de détourner l’attention d’une autre réunion à Genève de l’autre opposition syrienne, non reconnue celle-ci par l’Occident. Et pour cause : cette opposition, bien implantée à l’intérieur de la Syrie, tout en appelant à la chute du régime, refuse toute ingérence étrangère, toute militarisation de la contestation et, surtout, accepte le dialogue sans concession mais sans exclusive avec le régime pour la mise en place d’une transition démocratique qui sera sanctionnée, in fine, par l’élaboration d’une nouvelle Constitution et de nouvelles élections législatives et présidentielle ouvertes à tous. C’est en quelque sorte ce que prévoyait l’accord mort-né de Genève signé le 30 juin dernier sous l’égide de l’ancien émissaire de l’Onu, Kofi Annan (1). Cet accord, qui avait pourtant reçu l’aval de tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu (Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Russie), ainsi que de la Turquie, du Koweït et du Qatar, prévoyait « la formation d’un gouvernement d’union nationale qui pourrait inclure des membres de l’actuel gouvernement et des membres de l’opposition, qui se fera sur la base d’un consentement mutuel ». Interrogé sur l’avenir du président syrien Bachar al-Assad, Kofi Annan avait souligné : « Ce sera l’affaire des Syriens. »
On comprend pourquoi, à peine signé, cet accord a volé en éclats. Car dans l’esprit des États-Unis, de leurs alliés européens et leurs supplétifs du Golfe, il ne pourrait y avoir une place pour Bachar al-Assad et son régime dans l’avenir de la Syrie. Une position vite relayée par les marionnettes de l’opposition extérieure qui ne dispose d’aucune véritable autonomie vis-à-vis de ses commanditaires et financiers et ne bénéficie d’aucune assise populaire ou d’un poids quelconque sur le terrain.
Pour la Russie et la Chine, qui ont été « ravies » de cet accord, il ne saurait y avoir d’autre feuille de route que celle tracée à Genève « qui n’exclut aucune partie ». « La manière précise dont le travail de transition […] est mené sera décidée par les Syriens eux-mêmes », a souligné le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov. Une position partagée par la Chine qui a affirmé, par la voix de son ministre des Affaires étrangères Yang Jiechi, que ce plan de transition « ne peut qu’être dirigé par les Syriens et acceptable pour toutes les parties importantes en Syrie. Des personnes de l’extérieur ne peuvent pas prendre des décisions pour le peuple syrien ».
Pourquoi les autoproclamés « amis du peuple syrien » ont-ils renié leur signature si vite ? Pour expliquer cette volte-face, il faut remonter à la conférence de Tunis le 24 février 2012. En marge de cette conférence, le Qatar et l’Arabie Saoudite décident de militariser à fond la contestation syrienne. Critiquant la prétendue « absence de mesures concrètes susceptible de mettre un terme aux massacres commis par le régime syrien contre le peuple », le ministre saoudien des Affaires étrangères, Saoud Al-Fayçal, profère des paroles lourdes de menaces : « L’Arabie Saoudite n’accepte pas de se contenter d’envoyer des vivres au peuple meurtri. Il faut transférer le pouvoir, par la force s’il le faut. Car Bachar al-Assad a perdu toute légitimité et son pouvoir est désormais une force d’occupation en Syrie. » À réécouter ces propos, on devine pourquoi l’Arabie Saoudite a boudé la rencontre de Genève. Elle était soutenue, en sous-main par les autres « amis ».
La descente aux enfers peut commencer. Le 18 juillet, un attentat décime la cellule de crise au cœur même du système militaro-sécuritaire du régime : outre le général Hassan Turkméni, chef de la cellule de crise, l’attentat perpétré par l’organisation djihadiste Jabhat al-Nousra coûte la vie au ministre de la défense, Daoud Rajha, et à son adjoint Assef Chawkat (le beau-frère du président).
C’est le premier d’une série d’attentats et d’opérations militaires qui auraient dû porter un coup fatal au régime. Mais après l’effet de surprise, le pouvoir s’est ressaisi et a repris l’initiative à Homs, dans la région de Damas et à Alep. Certes l’opposition armée, principalement djihadiste, occupe encore de larges zones rurales, particulièrement au nord de la Syrie. Mais en janvier 2013, les quatorze capitales des gouvernorats sont entre les mains du régime. La dérive terroriste et djihadiste qu’a prise la rébellion a conduit les États-Unis à mettre le Front d’Al-Nousra, proche d’Al-Qaïda et financé par les monarchies du Golfe, sur la liste des organisations terroristes. Une décision qui intervient après l’assassinat de l’ambassadeur américain à Benghazi, l’attaque de l’ambassade américaine à Tunis, l’attentat contre le site gazier algérien d’In Amenas et, cerise sur le gâteau, le contrôle du Nord du Mali par des organisations terroristes et djihadistes. Et cela d’autant plus que le soutien multiforme de Moscou, de Pékin et de Téhéran à Damas n’a pas faibli. Last but not least, le nouveau secrétaire d’État américain, John Kerry, n’a pas mâché ses mots devant le Congrès disant que la solution de la crise en Syrie passe par un accord avec Moscou. Autant dire par un retour à l’accord de Genève de juin 2012.
Que du temps perdu, que de gâchis ! À l’époque, on comptait près de 30 000 morts civils et militaires. On approche aujourd’hui les 60 000 morts sans oublier les 400 000 réfugiés, les 4 millions de déplacés et les innombrables destructions. Combien faudra-t-il en compter avant un retour à la table de négociation ?