OFFICIELLEMENT, Laurent Fabius ne parle pas de rupture mais d’une simple « adaptation ». Depuis le début de la guerre, Paris a fait du départ de Bachar el-Assad l’alpha et l’oméga de la diplomatie française en Syrie. En désignant nommément et pour la première fois les djihadistes de l’État islamique (EI) comme l’ennemi principal de la France, François Hollande a fait voler en éclats la politique du « ni-ni » – ni Bachar ni Daech – sur laquelle s’arc-boutait le Quai d’Orsay. Le sort du dictateur syrien, considéré comme le principal responsable de la situation dans son pays, n’est plus une priorité immédiate. Il s’agit donc bien d’un revirement.
Ce virage était réclamé par une partie de la classe politique, à droite surtout, mais parfois aussi à gauche. La nécessité d’intensifier la lutte contre Daech en Syrie, de se rapprocher de la Russie et de mettre entre parenthèses le sort de Bachar el-Assad était aussi évoquée au ministère de la Défense et dans les états-majors. « La menace pour la France, c’est Daech. Bachar, c’est l’ennemi de son peuple », déclarait Jean-Yves Le Drian en octobre. Alors que Laurent Fabius prônait le statu quo, le ministre de la Défense réclamait depuis longtemps l’intervention des avions français en Syrie, finalement décidée par l’Élysée en septembre.
Depuis le début de la guerre, la diplomatie française a commis trois erreurs d’appréciation en Syrie. La première fut son pronostic erroné sur la chute rapide et prochaine de Bachar el-Assad, dont le pouvoir était contesté par les opposants. Elle fut partagée avec les États-Unis : « La question n’est plus de savoir si le régime va tomber mais quand », déclarait le secrétaire d’État à la Défense, Leon Panetta, en 2012. La deuxième, relèvent les experts en stratégie, fut de s’appuyer jusqu’au bout sur les rebelles modérés, alors que leur influence sur le terrain avait été balayée par la progression de Daech et du Front al-Nosra, la branche syrienne d’al-Qaida. La troisième fut de maintenir la politique du « ni-ni », alors même que les rapports de force avaient changé sur le terrain, suite à la progression de Daech en Syrie en 2014, à l’intensification de l’aide militaire iranienne à Damas ainsi qu’à l’intervention militaire russe qui ont, au moins provisoirement, sauvé le régime syrien. Et fait de la Russie un acteur incontournable sur le terrain.
À ces critiques, le Quai d’Orsay rétorque que les responsabilités sont partagées. « Lorsque la France a proposé d’aider les rebelles syriens au début de la guerre, elle n’a pas été suivie », rappelle un diplomate. Paris reste persuadé que si les États-Unis ne leur avaient pas fait faux bond au dernier moment, en août 2013, lorsque les avions français et américains s’apprêtaient à punir le régime syrien qui venait de franchir la ligne rouge sur les armes chimiques, l’issue de la guerre aurait pu être différente. Et si la France a infléchi sa politique syrienne en renonçant, dès la fin de l’été, à faire du départ d’Assad une condition préalable à la reprise des négociations, puis décidant, en septembre, d’étendre son intervention militaire à la Syrie, désignant enfin, après les attentats de Paris, Daech comme l’ennemi prioritaire, c’est aussi parce que la politique syrienne de la Russie a évolué.
Poutine a revu ses priorités
Les difficultés de l’intervention militaire de Moscou sur le terrain, qui n’a pas permis aux forces gouvernementales de regagner du terrain, mais aussi l’attentat contre l’avion russe qui s’est écrasé dans le Sinaï ont poussé Vladimir Poutine à revoir ses priorités. Depuis les attentats de Paris et la main tendue par François Hollande, l’aviation russe, qui jusque-là concentrait ses frappes contre les autres opposants de Bachar el-Assad, prend désormais pour cible Daech. Aux pourparlers de paix de Vienne, la Russie a aussi accepté le principe d’une transition politique inscrite dans un calendrier. Elle a dit oui à des négociations directes entre Damaset l’insurrection et ne considère plus tous les opposants au régime syrien comme des « terroristes ». « C’est le changement de la Russie qui a entraîné celui de la France et permis à François Hollande de tendre la main à Vladimir Poutine.On se dirige, vis-à-vis de Bachar el-Assad, vers un compromis entre les positions russe et française », espère un diplomate. Si Vladimir Poutine a saisi l’occasion de cette « réconciliation » et parle désormais des « alliés » français, Paris se trouve davantage en porte-à-faux avec l’Iran, l’autre soutien du régime syrien. En militant pour la chute de Bachar el-Assad, Laurent Fabius espérait aussi affaiblir l’Iran, engagé dans une course à l’arme nucléaire et dans un bras de fer avec la diplomatie française, qui se veut la gardienne du temple de la non-prolifération. L’accord signé en juillet, sous l’impulsion des États-Unis, a changé la donne. Mais sans doute pas effacé les rancœurs iraniennes contre la fermeté française. « Sur le dossier syrien, les relations sont plus difficiles qu’avec la Russie », reconnaît un responsable français.
Sur le fond, la France affirme pourtant ne pas avoir radicalement changé de politique. Comme les États-Unis et les pays arabes sunnites, elle considère toujours que Bachar el-Assad ne peut pas incarner l’avenir de la Syrie.Si le départ du dictateur syrien n’est plus un objectif immédiat, elle se dit persuadée que son maintien au pouvoir ne ferait que pousser les sunnites dans les bras de Daech. Reste une question, à laquelle ni Paris, ni Washington, ni Moscou, ni les capitales sunnites n’ont encore trouvé de réponse : comment éviter que le départ de Bachar el-Assad ne provoque l’effondrement du régime tout entier ? La résolution de cette équation entraînera-t-elle de nouvelles inflexions diplomatiques ?
Le Figaro