Il y a une divergence toujours plus grande entre la puissance militaire théorique des Etats occidentaux et leur capacité à produire de l’efficacité technique, puis politique.
Les difficultés rencontrées par les forces armées occidentales sur les différents théâtres où elles ont été engagées depuis la fin de la deuxième guerre mondiale font émerger une problématique claire : est-il encore possible aujourd’hui, pour elles, de gagner une guerre?
L’observation des guerres d’Irak et d’Afghanistan rend l’interrogation encore plus pertinente.
Dans le dernier cas, force est de constater que la plus forte coalition militaire de tous les temps, représentant à la fois les 2/3 des PIB mondiaux et les 2/3 des dépenses de défense dans le monde, ne parvient, dans la difficulté, qu’à des résultats tactiques ambigus face à quelques milliers d’insurgés.
Apparaît ainsi une divergence toujours plus grande entre la puissance militaire théorique des Etats occidentaux et leur capacité à produire de l’efficacité technique, puis politique.
De fait, la lecture historique des deux derniers siècles de conflictualité n’incite pas à l’optimisme. Quelle que soit l’habileté tactique de leurs forces armées, les Etats occidentaux semblent progressivement perdre un de leurs avantages comparatifs essentiels, celui de leur capacité à imposer leur volonté, donc leurs visions et valeurs, par la force.
L’évolution générale du monde, les contraintes nouvelles dans l’emploi de la force armée – comme les données propres à chaque théâtre – expliquent ce déclin de la puissance militaire occidentale.
I – LA TENDANCE HISTORIQUE
Le « faible » l’emporte de plus en plus souvent sur le « fort »
Dans son passionnant outrage How the Weak Wins Wars, Ivan Arreguin-Toft analyse les conflits des deux derniers siècles. Ses conclusions sont pessimistes.
Rassurant d’abord, il indique que, quels que soient le type de régime et les armements utilisés, lorsque deux adversaires utilisent des approches stratégiques similaires, le plus fort est favorisé.
Nous n’évoquerons donc pas ici les conflits de type symétrique où le rapport des forces est le facteur essentiel, comme on a pu le voir récemment d’ailleurs pendant la 1ère guerre du Golfe et les trois premières semaines de la deuxième, jusqu’à la chute de Bagdad.
De manière plus instructive – mais autrement plus inquiétante – Arreguin-Toft montre que, au fil du temps, les acteurs puissants ont perdu de plus en plus souvent les conflits asymétriques.
Selon lui, depuis le début du XIXème siècle, les acteurs puissants ont gagné deux fois plus de conflits asymétriques que les acteurs faibles (ce qui veut dire qu’ils en ont aussi perdu 1 sur trois !), cette proportion évoluant cependant fortement avec le temps.
Ainsi, jusqu’au milieu du XIXème, les acteurs puissants ont gagné 90% des conflits, mais cette proportion est tombée à 80% dans la deuxième partie du siècle. Au XXème siècle les choses empirent, les « puissants » ne gagnant plus que dans 65% des cas dans la première moitié, puis seulement 50% dans la deuxième moitié.
Même lorsqu’il ne dispose pas de soutien externe, le faible l’emporte trois fois plus souvent que le fort s’il utilise des méthodes indirectes.
Au cours des deux derniers siècles, l’avantage irait ainsi toujours davantage au faible, surtout lorsqu’il utilise une approche indirecte : le taureau s’effondre ou se retire devant le matador.
II – LA FAIBLESSE DES SOCIETES AVANCEES
Cette évolution défavorable repose sur de nombreux facteurs.
La puissance militaire des nations occidentales a longtemps constitué leur avantage comparatif ; celui-ci s’appuie sur leur capacité de destruction fondée sur une supériorité technologique soigneusement entretenue.
Les vulnérabilités politiques étant devenues un des facteurs essentiels de la faiblesse des forts, les restrictions à l’utilisation de notre puissance de destruction vont croissantes : elle ne peut dépasser aujourd’hui certaines limites d’intensité ou de durée sans comporter un coût prohibitif pour celui qui l’emploie.
Malgré notre force, nous ne combattons pas « à armes égales ». Au contraire.
La dissymétrie des enjeux favorise le faible.
Lorsque les intérêts sont élevés, le fort peut adopter un comportement dur facilitant sa victoire.
Les droits civils peuvent être limités et les lois de la guerre ignorées. Au mépris des droits constitutionnels, des japonais américains furent emprisonnés aux Etats-Unis pendant la seconde guerre mondiale et les populations civiles – qu’elles soient japonaises ou allemandes – furent délibérément ciblées par les campagnes de bombardement.
Mais quand la survie n’est pas en jeu, l’engagement est moins absolu et moins durable.
Plus les intérêts du fort sont limités, plus il est politiquement fragile. La faiblesse habituelle des enjeux se traduit ainsi, pour les démocraties, par une plus grande vulnérabilité en politique intérieure et une plus grande difficulté à soutenir dans le temps un effort important. Cette faiblesse les pousse à se retirer dès qu’elles sont confrontées à des coûts inattendus ou subissent des revers notables.
Ainsi, la puissance elle-même relativise les enjeux.
Plus l’on est fort et plus les intérêts apparaissent limités, ce qui conduit souvent les grandes nations à « perdre les petites guerres », en particulier parce qu’il ne leur est pas possible de passer outre les lois habituelles de la morale et de la guerre.
L’histoire montre amplement que, pour gagner sa guerre, l’acteur faible n’a pas besoin de battre l’acteur fort engagé à l’extérieur pour des intérêts limités.
La brutalité n’est plus « politiquement correcte »
François Cailleteau rappelle que, « du côté des forces de contre-insurrection, l’application de la plus extrême violence aux insurgés fut plutôt autrefois la règle».
Dans les guerres de type insurrectionnel auxquelles nous semblons être condamnés pour longtemps, les seules méthodes qui ont véritablement fonctionné sont les méthodes coercitives détruisant les capacités militaires adverses et les volontés de résistance.
Quand un acteur fort utilise des méthodes de répression brutales, le faible a très peu de chance de l’emporter.
Si, lorsqu’il conquiert l’Algérie face à Abd el-Kader, le général Bugeaud associe étroitement développement et conquête, il n’hésite jamais à s’en prendre directement aux populations civiles, pratiquant la razzia et la politique de la terre brûlée.
Au Tonkin et à Madagascar, tout en préservant un subtil dosage entre coercition et adhésion, Gallieni et Lyautey utilisent la force, avec parfois la plus grande violence.
Lors Kitchener l’emporte sur les Boers (1899-1902) par l’utilisation de méthodes particulièrement brutales et organise à cette occasion les premiers camps de concentration
Pendant la guerre du Rif (1921-1926), Abdelkrim fait face à un très fort contingent français – plus de 100.000 hommes – qui utilise toute la violence des armements les plus modernes.
L’insurrection du 8 mai 1945 dans l’est-algérien est matée sans regarder aux moyens ;
A Madagascar en 1947-1948, la répression de l’insurrection se traduit par des milliers de victimes.
Ainsi, l’histoire installe la brutalité comme la meilleure méthode de contre-insurrection, y compris pour les démocraties.
Au XIXème siècle les critiques sur les comportements brutaux de nos troupes en Espagne ou en Algérie ne concernaient que quelques cercles restreints.
Aujourd’hui, le jeu démocratique réduit la liberté d’action des Etats : un gouvernement démocratique peut difficilement parvenir à élever suffisamment le niveau de violence pour l’emporter.
C’est d’autant plus vrai que la raison d’Etat ne prévaut plus sur les raisons morales ; il y a opposition entre les intérêts de l’Etat et la perception de la société civile quant aux préoccupations humanitaires et les questions éthiques.
Dès lors, le faible a d’autant plus de chance de l’emporter que le fort devra se restreindre dans ses méthodes.
Dans les faits, la coercition n’est plus durablement utilisable en contre-insurrection depuis la fin de la 2ème guerre mondiale.
Naturellement, les Etats autoritaires ont toujours conservé plus de facilité pour adopter des méthodes dures. La politique y est en effet décidée et conduite par un nombre réduit de responsables, l’accès à l’information publique est contrôlé et les critiques contenues, voire réprimées.
Si certains pays s’imposent encore peu de limites à leurs répressions (Chine/Tibet ; Russie/Caucase ; Algérie/Islamistes ; Sri Lanka/Tamouls…), les contestations démocratiques métropolitaines contre les méthodes violentes de combat, l’ampleur des dégâts commis au nom de la défense des valeurs, ont, d’une manière générale, rendu inemployable la brutalité.
Elle ne peut plus être cachée aux opinions publiques très sensibles à ces sujets.
L’utilisation de ces méthodes coercitives – naguère pratiques courantes des démocraties – stimule la résistance tant en métropole et à l’étranger que sur le théâtre même des opérations. La bataille d’Alger (1957) est l’exemple typique d’un gain technique rapide par application de méthodes fortement coercitives, suivi d’une recrudescence globale de la résistance.
Désormais, c’est rarement la force brute qui permet de gagner la paix. Si, malgré tout, la « guerre » est gagnée par des méthodes violentes, les « paix » qui les suivent sont fragiles et brèves.
La dissymétrie des comportements contraint le fort.
Combattre « une main derrière le dos »
Les restrictions, bien sûr, ne concernent que la seule force d’intervention, l’opinion occidentale exigeant de ses armées un comportement très différent de celui des insurgés.
L’adversaire peut sans difficulté contourner les « règles » que nous nous imposons et qui limitent l’efficacité technique de nos forces. Libre et créatif, peu soucieux d’épouser nos standards et nos modes de comportement, il est régulier dans son irrégularité par rapport à nos comportements militaires, à notre morale et à notre codification occidentale de la guerre. Par principe, il bafoue nos règles, imposant le combat dans des zones civiles, ne portant pas d’uniforme et utilisant sans regret des tactiques que nous nommons terroristes …
Des conflits qui ne sont limités que pour nous-mêmes
L’une des grandes difficultés des guerres à venir est qu’elles ne seront « limitées » que pour nous-mêmes. Il n’y a en effet aucune raison pour que nous tombions d’accord avec notre adversaire sur des règles communes de modération, puisque nous aurons chacun, vraisemblablement, une vision profondément différente de l’Autre.
Nous n’aurons pas d’intention hostile vis-à-vis de l’Autre en tant qu’Autre, mais simplement une intention politique vis-à-vis d’un « objet de guerre ».
L’Autre, au contraire, voit en nous son « ennemi juré », et en veut, au nom de sa survie, à la nôtre. Donc, percevant comme irréconciliables les deux positions antagonistes, il considère comme légitimes toutes les opportunités et toutes les méthodes.
Puisque la valeur des fins politiques est le plus souvent limitée pour les intervenants extérieurs, ils adopteront une approche « limitée ».
A l’inverse, la puissance des causes, l’ampleur des fins, leur valeur absolue – religion instrumentalisée ou simple survie dans la guerre des dépossédés – pousseront l’adversaire vers une logique de guerre totale, c’est-à-dire marquée par la radicalité, l’absence de limite entre ce qui est la guerre et ce qui ne l’est pas, l’absence de limite dans les buts parce qu’ils s’expriment en termes absolus, l’absence de limite dans les moyens et, in fine, dans le temps.
Ce différentiel dans la possibilité d’utiliser la violence, cette dissymétrie des règles et des comportements, rendent difficile l’intervention des puissances occidentales dans des conflits qui ne sont limités que pour elles-mêmes, alors que le parti adverse ne fixe aucune contrainte à son action.
La vie n’a pas le même prix dans les deux camps.
La sensibilité aux pertes humaines joue défavorablement pour nos sociétés avancées qui ont vécu une véritable mutation dans leur rapport à la mort, y compris en ce qui concerne les pertes militaires.
Contre nos adversaires probables, notre puissance de feu, notre puissance de mort et de destruction sont vaines en elles-mêmes, sur la durée : leur résistance aux pertes est en effet largement supérieure à la nôtre. Pour de nombreuses raisons liées à la démographie, au vieillissement des populations, les armées occidentales (et plus encore leurs opinions publiques) ne peuvent supporter que des pertes modestes, les morts de soldats professionnels devenant elles-mêmes désormais source d’émotion publique.
L’ennemi cherche donc à blesser les sociétés occidentales là où elles sont faibles, c’est-à-dire dans leur dimension humaine, alors qu’il dispose lui-même dans ce domaine d’une ressource d’autant moins limitée qu’il cultive, pour renforcer son avantage, le culte du sacrifice.
La France retrouve ainsi en face d’elle une stratégie dont elle connaît les vertus, celle dite « du faible au fort » qui, par le lien qu’elle établit entre sa propre destruction et celle de l’adversaire, se joue de la puissance supérieure.
Les adversaires issus de sociétés aux démographies vigoureuses et aux populations jeunes admettent ainsi de subir de profondes saignées. Les chiffres sont impressionnants puisque, dans les conflits asymétriques, le rapport des pertes humaines entre les deux camps est en moyenne de 1 à 84.
Algérie : 30.000/250.000 – Vietnam : 58.000/1.000.000 – Afghanistan (URSS) : 13.500/50.000 – Irak : 3.800/1.500.000 (fin 2007)
L’adversaire des guerres probables peut ainsi résister à l’usure physique que nous sommes susceptibles de lui appliquer beaucoup plus longtemps que nous ne sommes capables de résister à l’usure idéologique, médiatique et politique qu’il nous inflige.
III – LA DEVALORISATION DES AVANTAGES COMPARATIFS DES ARMEES OCCIDENTALES
Dans les conflits d’aujourd’hui, la capacité technique des armées occidentales trouve plus en plus difficilement à s’appliquer. La capacité de contrainte de la puissance classique s’en trouve fortement diminuée : l’écart s’accroît entre la puissance militaire classique et les gains que l’on peut en attendre.
Dévalorisation de la puissance
La puissance est marquée par un paradoxe majeur : sa logique pousse à son renforcement continu mais ce dernier altère sa pertinence, l’excès de puissance conduisant à des pratiques visant à la contester, puis à la contourner.
Confronté à une puissance trop forte pour s’y frotter avec ses propres armes, jugeant le puissant hors d’atteinte, le faible joue de la disparité des moyens et des modes d’action, invente de nouvelles formes de défis. Il retarde l’action décisive, évite la défaite, étend et renforce son réseau, assoit son assise interne et externe pour retourner en sa faveur l’équilibre global des forces. La puissance, dans son déséquilibre et sa perfection, suscite l’évitement qui, en retour, la rend vaine.
Partout, l’adversaire irrégulier refuse de s’exposer à la puissance exceptionnelle de nos forces militaires modernes ; de ce fait, cette puissance théorique tombe dans le vide que l’adversaire leur tend. Plutôt que de rechercher la compétition sur le champ d’affrontement de la haute vitesse et de la brièveté dominé par les forces occidentales, l’adversaire probable investit les luttes politiques longues et les bras de fer psychologiques ; il planifie sur des décennies et évite notre bataille parce qu’il n’a nul besoin de victoire tactique.
La supériorité conventionnelle ne dissuade plus l’adversaire dé-étatisé qui sait lui trouver des parades. La logique capacitaire, celle qui nous est chère et qui oppose des capacités à des capacités, ne l’impressionne pas. Les nouveaux acteurs ne recherchent plus la supériorité parce qu’ils savent que la victoire militaire – au sens classique et avec les moyens classiques – n’est plus la condition de la victoire politique. Compte tenu de la domination occidentale dans les quatre espaces opérationnels classiques (terrestre, maritime, aérien et électromagnétique), ils construisent leurs stratégies de contournement dans les espaces où ils peuvent lutter à armes égales, l’infosphère et l’espace humain où se réfugie la guerre d’aujourd’hui.
Dévalorisation de la capacité de destruction.
Notre ennemi est moins vulnérable qu’hier à notre capacité de destruction
La dé-étatisation de la guerre déprécie, dans les faits, la capacité de destruction qui, effective ou potentielle, a traditionnellement représenté le mode d’action central de la force armée s’opposant à son pair.
L’adversaire n’offre plus de cibles aisées à nos coups. Dès lors qu’il adopte une forme réticulaire et ne présente plus aux frappes de précision ces « centres de gravité » qui en sont traditionnellement la cible, il peut produire de la violence dans des conditions d’impunité accrues. L’utilisation des technologies de l’information, le travail en réseau, le dispensent d’une hiérarchie vulnérable ; nous sommes donc privés de ces cibles essentielles chères à nos raisonnements opérationnels.
Incapable de poursuivre d’emblée des résultats stratégiques et politiques, l’adversaire les atteint par une succession d’actions de bas niveau tactique, joue de l’effet de surprise pour lancer des attaques brèves, à petits effectifs et moyens réduits, se mettant d’autant à l’abri des armes censées permettre un succès stratégique rapide mais inefficaces dans ces nouveaux contextes. Notre adversaire asymétrique ne pourrait être battu que par des méthodes asymétriques, mais il y excelle bien plus que nous et nos arsenaux conventionnels y sont mal adaptés.
Dès lors, la bataille – qui constitue le coeur de notre efficacité classique – devient vaine. Encore plus qu’hier, l’adversaire la refuse et – si, par erreur, il l’accepte – il rejette son verdict. La victoire dans la bataille classique pouvait hier imposer la paix pour quelques décennies, elle ne sait plus le faire que pour quelques heures ; son rendement politique est désormais marginal. Cette situation n’est pas sans rappeler la fameuse formule de Hegel – à propos de Napoléon et de sa conquête de l’Espagne -, évoquant « l’impuissance de la victoire.»
La destruction est de plus en plus délégitimée
Parallèlement à la dépréciation progressive de la destruction en tant qu’outil technique, on constate qu’elle se trouve également peu à peu délégitimée.
Deux phénomènes fondent cette évolution.
Le premier est la révolution de l’information. Désormais, tout acte de destruction – et ses inévitables dommages collatéraux – est rapidement porté devant le tribunal de l’opinion publique internationale, prompt à juger sur des critères bien éloignés des logiques politiques ; or, les sociétés avancées sont fragiles devant les pertes et la violence projetées en boucle. L’utilisation de la violence destructrice doit rester limitée en raison de la très forte médiatisation des conflits et l’exacerbation de la sensibilité dans les pays développés.
Le deuxième phénomène est que, nous l’avons dit, les nations engagent le plus souvent leurs forces pour des intérêts qui ne sont plus vitaux ou, du moins, qui n’apparaissent pas tels à leurs citoyens. Or, tandis que ce caractère vital autorisait par lui-même, dans l’esprit d’une légitime défense, l’action de destruction, le caractère relatif de l’intérêt défendu, retire désormais à cette dernière, dans la conscience internationale, sa justification.
En quelque sorte, la destruction diminue la légitimité constituée elle-même, aujourd’hui, en condition de la liberté d’action.
Dévalorisation de la technologie
Du caractère relatif de la supériorité technologique
La technologie en elle-même n’a que rarement décidé de l’issue d’une confrontation parce qu’elle n’est qu’une des dimensions de l’efficacité stratégique ; elle a souvent une influence très inférieure à l’attention qu’on lui porte. Chaque avancée technologique peut bien lever un peu le brouillard de la guerre, elle apporte aussi par elle-même ses nouvelles frictions et engendre ses propres erreurs.
Mais, surtout, la guerre est d’abord un phénomène social.
Au-delà des avantages techniques ponctuels que peut apporter la qualité des outils (les systèmes d’armes), l’issue d’une confrontation dépend davantage des éléments d’environnement – politique, économique, culturel, géostratégique – de chacun des adversaires. Les déséquilibres technologiques sont d’autant moins les facteurs essentiels des échecs ou des succès stratégiques que des choix politiques, stratégiques ou tactiques judicieux permettent le plus souvent de compenser les infériorités techniques.
Par ailleurs, dès lors qu’ils sont compétents, nos adversaires cherchent à se situer au-dessous de l’horizon de la haute technologie conventionnelle qu’ils peuvent aisément contourner. Ils se placent volontairement en dessous du seuil d’efficacité de nos armes et parviennent le plus souvent à ramener le combat à leur propre niveau technologique.
Le décalage du tout-technologique
Les difficultés rencontrées par les forces américaines en Irak et Afghanistan ont révélé, non seulement les insuffisances du tout-technologique et aérien, mais encore, et plus profondément, la prégnance des opérations terrestres de longue durée. Elles ont, du même coup, fait apparaître comme étrangement décalé tout le débat stratégique des années 1990, focalisé comme il l’était sur la victoire décisive et l’accélération des tempos ; elles ont montré que l’effacement du politique derrière le technique conduisait à l’impasse.
Techniquement, la difficulté est d’abord venue du fait que l’adversaire nouveau devenait de moins en moins détectable, donc non repérable. Or, ce caractère non repérable de l’adversaire remettait en cause un des piliers importants du concept. L’idée de « transparence du champ de bataille » ne s’appliquait plus à l’adversaire probable ! Dans son excellent ouvrage The Sling and The Stone, Thomas Hammes constatait ainsi que, « globalement aujourd’hui, les irréguliers ont prouvé qu’ils étaient très largement insensibles à notre technologie. »
Le caractère égalisateur de la technologie
D’ailleurs, toujours en raison de la loi du contournement – désormais associée aux facilités nouvelles de la diffusion et de l’accessibilité des techniques – les avantages technologiques ne sont jamais que momentanés, nos sociétés répandant sans retenue dans le monde des capacités qu’elles pourraient être les seules à détenir. Les nouvelles technologies sont condamnées à être de plus en plus rapidement contournées puis dépassées : si les avantages technologiques sont rarement décisifs, ils sont aussi d’autant plus momentanés que la surprise technologique ne joue au mieux qu’une fois, sur un seul théâtre !
La dissémination des technologies relativement simples à utiliser fait que la technologie semble désormais disposer, dans les faits, d’un pouvoir égalisateur. Il y a non seulement un accès plus facile (mondialisation) et moins onéreux à la technologie, mais, en outre, les technologies sont beaucoup plus facilement utilisables. Le plus souvent, la dernière technologie civile est meilleure et moins chère que la dernière technologie militaire. Les contraintes d’emploi diminuent et, de plus en plus, on met en oeuvre les dernières merveilles sans longue formation, ce qui permet aux irréguliers d’en tirer aisément parti. De menus transferts de technologie peuvent accroître sensiblement le risque et conduire nos forces à prendre des mesures de protection sans commune mesure avec la menace réelle. Ainsi les acteurs dits « faibles », ayant de plus en plus facilement accès d’une part à l’armement de masse et d’autre part aux meilleures technologies, ne le sont plus autant qu’ils ont pu l’être. Gérard Chaliand remarque que « les guerres coloniales ont atteint, avec le Rif, une importance nouvelle ; le temps des expéditions menées par des troupes réduites combattant avec succès, à un contre trente, ou davantage, était terminé ».
Dans les faits, la révolution de l’information – dont on attendait tellement pour consolider la puissance au-dessus des contraintes stratégiques et de la réalité conflictuelle – a pour les puissants d’hier de dramatiques effets pervers : en organisant la rupture du lien traditionnel entre la puissance et la richesse, elle égalise la puissance et la redistribue aux irréguliers.
IV – DES AVANTAGES NOUVEAUX POUR L’ADVERSAIRE
Des rapports au temps et à l’espace qui favorisent le faible.
Pour le fort, le temps a un coût politique important.
Habituée aux retours rapides sur investissement, sa population ne tarde guère à s’impatienter et s’étonne vite de la difficulté de la victoire, ce qui affaiblit d’autant le pouvoir dans la continuité de son action. La pression démocratique, l’utilisation partisane des difficultés des gouvernements confrontés à la durée des engagements extérieurs, tend à faire cesser le conflit. Plus le temps passe, et plus l’acteur fort démocratique aura tendance à abandonner avant d’avoir atteint ses objectifs qu’il rectifie à la baisse pour justifier sa sortie. Il ne peut plus finalement espérer que des résultats limités pour ses opérations extérieures.
A l’inverse, le temps joue pour le faible, puisqu’il lui suffit de ne pas perdre pour être finalement vainqueur, en échangeant au besoin de l’espace contre du temps Le constat historique s’impose : quand le conflit dure, c’est en général le faible qui l’emporte.
Le temps long – incontournable donnée des guerres probables – remet en cause l’idée que la victoire militaire réside essentiellement dans la capacité à prévoir et réagir plus vite que l’adversaire. La rapidité du succès technique peut bien être devenue la priorité des outils militaires, elle n’est en rien un gage d’efficacité politique. C’est bien là la difficulté. Nous avons bâti des systèmes de forces sur les nécessités de nos rythmes politiques qui imposent des résultats rapides, mais les horloges politiques des pays dans lesquels nous intervenons sont décalées et asynchrones par rapport aux nôtres.
D’ailleurs, si l’adversaire a le temps pour lui, il a également l’espace. Lui restera alors que, forcément, tôt ou tard, son adversaire partira. Cela n’est pas sans effet sur les rapports que la population locale établit avec la force d’intervention – forcément « de passage » et vite considérée comme « force d’occupation » – et l’adversaire indigène qui, bientôt, demeurera maître de l’espace et des hommes.
L’adversaire connait désormais « l’Autre » et s’adapte de plus en plus vite
Pendant longtemps, au long des siècles des colonisations, les troupes occidentales font face à de sociétés divisées, sans conscience nationale. L’indigène subit le choc, découvre la supériorité militaire des colonisateurs, la conteste peu. Mais, progressivement, génération après génération, les consciences nationales s’affermissent. L’adversaire apprend à connaître la force étrangère, à contourner ses méthodes, à évaluer ses faiblesses, à attaquer ses vulnérabilités, ce mouvement s’amplifiant de l’accès général à l’information.
Désormais, selon les lois propres de la guerre, l’adversaire modifie ses manières de guerre autant que les circonstances l’exigent. Il s’adapte désormais avant même l’intervention, profite de sa connaissance du milieu et de nos propres forces pour épaissir le « brouillard de la guerre » et diminuer l’effet de nos meilleures technologies.
Au-delà de son adaptation préalable à l’intervention, l’adversaire s’adapte de plus en plus vite au cours même de cette dernière. Nos systèmes hiérarchiques privilégiant les processus « de haut en bas » sont naturellement moins réactifs que ceux de l’adversaire organisé en réseau, dont les cellules bénéficient d’une large autonomie, et qui « colle » beaucoup plus facilement aux circonstances.
Le pire peut-être est que l’adversaire évolue, mais de manière non linéaire, sachant varier, sans prédictibilité facile, intensités et modes de violence pour nous engluer dans des guerres hybrides dont nous découvrons à chaque fois le modèle. A chaque étape de l’évolution de l’adversaire, nous parvenons à apporter des réponses, mais il invente sans cesse des questions nouvelles.
V – LA LOI DU NOMBRE
S’il est des données incontournables, ce sont celles de la démographie ; elles déterminent à nouveau aujourd’hui rapports de force et besoins en effectifs à engager. Or, ces données ont totalement changé depuis le temps de nos victoires aisées sur les théâtres extérieurs.
D’abord, comme le remarque Gérard Chaliand, les équilibres mondiaux ont fondamentalement évolué en notre défaveur : « … en 1900, l’Europe, Russie comprise, et l’Amérique du Nord représentait environ 33% de la population du globe … on trouvait six pays occidentaux parmi les dix pays les plus peuplés … [aujourd’hui], hors l’URSS et les Etats-Unis, aucun pays occidental ne figure plus parmi les dix pays les plus peuplés du monde».
La démographie joue contre les nations occidentales alors même que la diffusion mondiale des technologies et des armements modernes – qui vint un temps palier notre décroissance démographique relative – redonne une place primordiale au facteur démographique en termes de puissance.
Par ailleurs, les conquêtes coloniales ont eu lieu hier dans des pays toujours peu peuplés. Les campagnes occidentales de contre-insurrection se sont développées au coeur de populations peu nombreuses dont les volumes n’ont rien à voir avec ceux d’aujourd’hui.
François Cailleteau constate pour sa part « la formidable expansion démographique que la domination occidentale a provoqué en apportant les progrès de la médecine dans des pays qui n’avaient pas encore commencé à réduire leur fécondité a bouleversé la situation … L’Algérie d’Abd el Kader a moins de trois millions d’habitants, les Britanniques affrontent dans le sud de l’Afrique des Zoulous (1879) qui ne sont pas plus de deux millions et les Boers (1899-1902) qui sont 200.000 ; les Etats-Unis s’imposent en 1898-1901 aux Philippines qui n’ont que sept millions d’habitants ; certaines insurrections d’après la Seconde Guerre Mondiale concernent encore des pays peu peuplés, comme la Grèce et la Malaisie ». A l’inverse, « les guerres d’Indochine, d’Algérie, du Vietnam et d’Afghanistan se sont déroulées parmi des populations de 10 à 25 millions d’habitants. »
Ces évolutions ont une conséquence directe et une conséquence indirecte.
La première est que le volume des insurgés – qui peut se situer autour de 2 à 3% de la population – a cru en proportion. La seconde est qu’il est nécessaire de projeter des contingents de contre-insurrection de plus en plus importants alors même que les effectifs des armées occidentales ont décru de manière drastique (les armées de Terre des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France ont diminué des deux tiers au cours du dernier quart de siècle). L’histoire montre en effet sans ambiguïté qu’aucune contre-insurrection ne peut être victorieuse sans un déploiement de forces sur le terrain qui atteigne au moins 4 à 5% de la population concernée et que, même lorsque ce ratio est atteint (Algérie, Vietnam), le succès n’est pas assuré. Et qui pourrait aujourd’hui engager les 4 à 500.000 hommes qui ont été déployés sur ces théâtres ? Quant à la formation et l’utilisation de forces locales, l’histoire monte également que les conditions nécessaires au succès de cette entreprise sont rarement atteintes.
En marge de ces évolutions, on remarquera que l’urbanisation croissante vient encore compliquer le problème. Les insurrections urbaines – où insurgés et populations sont difficiles à distinguer – ont toujours été difficiles à combattre. Or l’Alger de 1957 (la « bataille ») est une ville de 370.000 habitants quand les populations de Bagdad et Kaboul représentent des ensembles humains de cinq et trois millions d’habitants.
L’emporter dans les conflits où nous pourrions avoir la tentation de nous engager – les « guerres au milieu des populations », selon l’expression du général britannique Rupert Smith – s’avère de plus en plus difficile : gagner les guerres probables devient improbable.
Nous devons être conscients que, hors la guerre conventionnelle peu vraisemblable pour laquelle nous sommes toujours structurés et équipés et dans lesquelles notre avantage technologique peut encore « faire la différence », les évolutions des conditions d’engagement de nos forces depuis le milieu du siècle dernier doivent nous rendre extrêmement prudents quant à nos chances de succès.
Nous devons avoir des attentes raisonnables, compatibles avec les nouveaux environnements et les résultats que permet notre puissance militaire résiduelle.
Les limites (géographiques, politiques, éthiques …) que nous devrons nous imposer rendront souvent vaine les interventions militaires.
L’analyse préalable des chances réelles de succès malgré les contraintes auto-imposées est désormais essentielle. Le général américain Chilcoat énonce cette vérité de manière limpide : « si le centre de gravité de l’ennemi, ses cibles militaires vitales, se situent au delà des contraintes politiques imposées par l’exécutif national, alors une intervention militaire sera vraisemblablement infructueuse.
Nos guerres probables seront toujours difficiles parce que ses contraintes permettront difficilement de respecter les principes classiques de la guerre où nous excellons, celle où nous pouvons utiliser notre avantage comparatif majeur, notre exceptionnelle capacité de mort et de destruction.
Loin de la passion des événements, la règle paraît claire : si les contraintes qui encadreront l’action rendent vaine toute stratégie militaire, si nous sommes incapables de déployer les moyens et volumes de forces nécessaires, si nos réserves de patience et de temps sont insuffisantes pour durer dans des conflits qui seront forcément longs, si nos capacités financières et budgétaires ne nous permettent pas de faire longtemps face aux surcoût toujours considérables engendrés par les opérations extérieures, alors il est déraisonnable d’utiliser l’instrument militaire pour parvenir aux fins politiques.
Compte-rendu d’une conférence à Toulon – 7.12.2012