Non consultés, les professionnels seychellois qui font vivre le pays – le tourisme est la première ressource en devises et les touristes européens, majoritairement français (40%), représentent 80% des visiteurs – n’ont pas été consultés. Selon Louis d’Offay, des solutions existaient à condition d’en avoir la volonté, et la perte d’indépendance des Seychelles désormais tributaires de compagnies étrangères fera peser une lourde menace sur l’indépendance économique du pays.
Déjà, au mois de novembre dernier, alors qu’Air Seychelles annonçait, sans explication, la fermeture de la ligne Paris-Mahé pour le 25 mars 2012, la compagnie mettait fin à ses vols sur Singapour. Cette route avait été lancée en 1989 et assurait la liaison deux fois par semaine. L’escale indienne de Chennai avait déjà été supprimée en juillet 2011 après quelques mois d’existence. À l’époque, Maurice Loustau-Lalanne, nommé le 1er mars 2011 nouveau Président directeur général d’Air Seychelles dont il était membre du conseil d’administration depuis de longues années, très contesté par ailleurs par les professionnels seychellois, avait exprimé, contre toute attente et peu crédible, l’espoir d’une ligne à destination de l’Inde, « dans les mois ou les années à venir ».
La colère est d’autant plus grande que, depuis 2010, le discours officiel des responsables d’Air Seychelles était plutôt au développement de la compagnie. En janvier 2010, un contrat était signé entre la compagnie et le ministère britannique de la Défense pour la desserte des Îles Falkland – auquel il a été mis fin en septembre 2011 car trop déficitaire – et en septembre 2010, Air Seychelles ouvrait un nouvel agencement de la classe affaires« Pearl » haut de gamme. Dans sa lettre de fin d’activités datée du 5 janvier 2012, Gilles Gosselin, directeur général de la compagnie en France, écrivait qu’Air Seychelles « affiche un résultat très satisfaisant, notamment sur le marché français sur lequel le chiffre d’affaires est en augmentation constante. Associés aux actions de l’Office du Tourisme des Seychelles et de nos partenaires hôteliers, cela a permis à notre destination de croître de 10% chaque année sur le marché français et à notre chiffre d’affaires de progresser de 48%. » Autre signe de bonne santé Air Seychelles avait commandé pour sa ligne Européenne, deux Boeing B-787 Dreamliners très « haut de gamme » et avait, en septembre 2011, inauguré un nouveau logo. La compagnie tablait alors sur un trafic de 200 000 passagers.
Mais signe de bonne santé beaucoup plus important encore, le 31 mai 2011, un nouveau contrat conjoint – code-share – était signé avec Air France. Débuté en 1997, le partenariat avec Air-France a fait l’objet d’un accord en 2009 qui permettait à Air Seychelles d’opérer sur ses propres appareils et de partager à part égale avec la compagnie française, les 239 sièges de classe économique et business. Signé par Maurice Loustau-Lalanne et le vice-président des alliances et marchés internationaux d’Air France, Dominique Patry, le nouveau contrat permettait d’effectuer certains ajustements « visant à optimiser la rentabilité de la liaison assurée par Air Seychelles six fois par semaine », dit le communiqué de presse.
Avant la signature, cet accord avait fait l’objet d’une étude d’Air Seychelles sur ses opérations en Europe et de plusieurs réunions sur le sujet à Paris et Mahé. Selon Maurice Loustau-Lalanne, « l’accord permettra à la ligne sur Paris CDG de maintenir sa rentabilité. » Et pour Dominique Patry, « le plan à long terme d’Air France est de jouer un rôle majeur dans le développement touristique des Seychelles avec plus de visiteurs en provenance de France et d’Europe et que cet accord va immensément contribuer à ce développement. »
Alors pourquoi ? se demande-t-on à Mahé. Qui a pris cette décision ? La ligne était-elle réellement déficitaire ? Le 1er octobre, tout en restant président du Conseil d’administration, Maurice Loustau-Lalanne passait les commandes de la compagnie à Bram Steller, un Hollandais passé par KLM, Kenyan Airways, TransMaldivian Airways et Jet Airways du groupe Tailwinds Ltd du milliardaire indien Naresh Goyal lié à certaines compagnies du Golfe comme Gulf Air et Koweït Airways. Sa mission « gérer la croissance et le développement de la compagnie aux côtés du PDG adjoint, le Seychellois, Garry Albert ». Certains traduisent ce noble objectif par « faire la sale besogne » que d’autres n’ont pas voulu assumer, en annonçant la fin de l’aventure d’Air Seychelles en Europe et en appliquant une politique touristique décidée par d’autres, avant, ailleurs. Sans aucun doute. Selon Bratt Steller, « la demande globale n’a pas suivi aussi rapidement que l’offre des sièges et le taux d’occupation s’est avéré bien inférieur aux attentes initiales de l’ensemble des opérateurs ». Cette explication, contradictoire par ailleurs, ne satisfait personne, à Mahé.
Les seize passagers du dernier vol Paris-Mahé étaient pris en charge, pour le retour, par la compagnie Etihad Airways d’Abou-Dhabi. Était-ce le signe que le gouvernement seychellois avait déjà fait son choix parmi tous les candidats à un accord avec Air Seychelles ? Emirates Airlines et Qatar Airway et d’autres encore comme Air Austral (société d’économie mixte Conseil régional de La Réunion- Chambre de commerce et d’industrie de La Réunion), Condor depuis Francfort et Kenya Airways depuis Nairobi, Ethiopian Airlines, Transaero et la lowcost Spice Jet depuis l’Inde pouvaient y prétendre, bien qu’ « aucune de ces compagnies, comme le souligne Louis d’Offay, ne soit capable d’absorber le flux touristique quotidien des touristes européens, les Français en particulier ».
Le 25 janvier, le ministre des Transports, Joël Morgan, annonçait le grand vainqueur. Etihad Airways, compagnie d’Abu Dhabi, signait une « lettre d’intention » avec le gouvernement des Seychelles, annonçait-il dans un communiqué de presse officiel. En réalité, cette « lettre d’intention » officialise un changement radical de stratégie touristique de la part des Seychelles. Etihad prendrait 40% des parts de la compagnie seychelloise dans laquelle elle investirait 20 millions de dollars, à égalité avec une injection de capital par le gouvernement seychellois. Etihad ferait, également, un prêt d’actionnaire de 25 millions de dollars. « C’est un partenariat stratégique qui change la donne pour nous, en établissant Air Seychelles sur une trajectoire de croissance durable et en offrant une moyen réaliste vers une croissance économique commerciale à long terme » déclarait Joël Morgan reprenant à peu près les mêmes termes utilisés par les signataires de l’accord avec Air France quelques mois plus tôt. De son côté, James Hogan, président d’Etihad qui n’est pas un philanthrope, voit dans les investissements de sa compagnie « une étape naturelle vers le développement de « (nos) opérations dans le marché des loisirs en extension dans l’Océan Indien et en Afrique. » Mais c’est surtout la Chine qui est ciblée.
Les Seychelles sont, estime Joël Morgan – mais n’est-ce pas là un peu présomptueux – « un tremplin entre la Chine et l’Afrique et un important partenaire commercial pour les affaires chinoises, et une destination de plus en plus populaire pour un nombre significatif de voyageurs chinois ». Certes, il faudra – mais ils ne sont pas encore là… – sans doute beaucoup de Chinois pour peupler les nouveaux resorts de 300 à 600 chambres construits dans les plus beaux sites de l’archipel par les grands groupes étrangers, dans des conditions plus que privilégiées, et qui créent une dépendance économique nouvelle pour les Seychelles. Et Etihad n’est pas la première à y penser. Le 22 janvier, veille du Nouvel An chinois, Ethiopian Airlines, compagnie aérienne de l’Éthiopie fondée il y a 65 ans et l’une des principales compagnies aériennes en Afrique, affrétait un vol spécial à destination des Seychelles, avec à son bord près de 160 touristes chinois. Il s’agissait d’une promotion pour annoncer l’ouverture, dès avril 2012, d’une ligne régulière vers les Seychelles. Ce qui ne règle pas le problème de la clientèle européenne toujours indispensable, et pour longtemps encore, à l’économie seychelloise et dont la défection pourrait coûtait très cher.
Dans une liste d’engagements presque trop beaux pour être vrais, les deux compagnies devraient, également, signer un accord de « code-share » (accord de partage des sièges) sur les vols d’Etihad Airways en Europe, Moyen Orient, Asie et Australie. Via Abu Dhabi, bien sûr, ce qui fait passer le vol Paris-Mahé de 9 heures environ à 17 heures minimum. Les clients européens apprécieront sûrement. Et qu’en est-il du contrat avec Air France ? Impossible de le savoir d’un côté comme de l’autre. Les agents d’Air France ont simplement reçu une note interne les informant que, désormais, ils ne pourraient plus voyager en tarif préférentiel sur Air Seychelles, sans autre information de leur direction.
En abandonnant à la concurrence la clientèle européenne, après avoir offert sur un plateau le parc hôtelier aux investisseurs étrangers, le pays prend de gros risques dont les premières victimes sont, déjà, les opérateurs locaux et leurs salariés (une première tranche de 166 licenciement a été effectuée à Air Seychelles en janvier et sera suivie d’une autre en mars) et leurs partenaires en Europe. Pour attirer toujours plus de touristes dans leurs avions et leurs hôtels, les groupes et compagnies étrangers font du dumping et cassent les prix, ce que ne peuvent faire les hôteliers locaux voués à de grandes difficultés. Cette stratégie met, également, en danger l’image et l’environnement des Seychelles dont la fragilité environnementale et les caractéristiques physiques (espace), les ressources humaines (importation d’une main d’oeuvre étrangère massive dans ce petit pays de 65000 habitants) , naturelles (eau, énergie), la capacité de traitement des déchets, entre autres, ne permettent pas de développer raisonnablement un tourisme de masse. Car c’est bien de cette nouvelle stratégie initiée, il y a quelques années, par certains responsables peu scrupuleux et peu respectueux de leur pays qu’il s’agit.