La Syrie ne se résume pas à ses combattants. Mais le bruit des canons couvre trop souvent la voix des artistes, alors que leur démarche peut précisément contribuer à la paix et à créer des ponts entre les citoyens. Quelques rares initiatives ont vu le jour, notamment celle des Halles et de Bozar à Bruxelles qui, pendant deux jours à la mi-septembre, ont donné la parole à des cinéastes syriens. Belle initiative. Dommage toutefois que les organisateurs aient cru bon de donner un ton excessivement partisan à l’événement, en stigmatisant « l’effroyable violence perpétrée par le dictateur et sa clique sur son peuple », mais ne pipant mot des guerriers adverses, reprenant ainsi la vulgate manichéenne dans laquelle les artistes ne se retrouvent pas forcément, notamment le grand poète Adonis. Mais la question posée était la bonne : « Que faire au creux de l’horreur ? Que proposer quand tout est gelé ? »
La réponse passe sans doute par l’art, à l’image de ce que fait Issa Touma, ce photographe d’Alep qui a maintenu les 11e Rencontres internationales de la photo dans sa ville meurtrie et qui visite les camps de déplacés en Syrie pour offrir aux enfants l’occasion de s’exprimer grâce au dessin. Et les cinéastes, que font-ils ? En Syrie, faire un film est depuis longtemps un parcours du combattant, tant la bureaucratie est pesante et la censure (formelle ou non) toujours aux aguets, comme dans tout le monde arabe d’ailleurs. Présent au festival de Bruxelles, Oussama Mohammad (54 ans), qui a fait ses études de cinéma à Moscou et s’est aujourd’hui exilé en France, a vu son premier film censuré pendant une quinzaine d’années. Étoiles de jour ne faisait qu’évoquer, avec humour, un mariage arrangé en vue de rassembler deux patrimoines. Cette imprévisibilité du régime poursuit le cinéaste jusque dans leur exil. « Retourner au pays, c’est toujours possible, mais on ne peut jamais savoir si on nous laissera en paix ou si on nous tuera », déclare ce natif de Lattaquié.
Oussama se désole de voir qu’il n’y a plus que six salles de cinéma à Damas, contre une centaine à Beyrouth ! Même le documentaire, genre dans lequel les cinéastes syriens ont excellé, est en perte de vitesse. À Bruxelles, un hommage a été rendu à Omar Amiralay, le père du documentaire critique en Syrie disparu en février 2011, avant que n’éclatent les troubles. Naguère admirateur de la modernisation de son pays, il est l’auteur notamment de A Flood in Baath Country (2003), qui évoque l’effondrement d’un barrage et la menace pesant sur tous les autres, qui font pourtant la fierté du parti Baas. Un des cinéastes syriens les plus connus de la nouvelle vague est Orwa Nyrabia, neveu d’Oussama Mohammad. Après avoir été interpellé le 23 août à l’aéroport de Damas, il a finalement été relâché à la mi-septembre. In the Shadow of a Man, son dernier film, traite de la révolution égyptienne et du rôle des femmes. Orwa Nyrabia est en effet surtout connu pour avoir fondé en 2008 le festival Dox Box, où se retrouvaient les documentaristes étrangers, et où siégeait l’épouse de Bachar al-Assad.
Les cinéastes ont déjà payé un lourd tribut au conflit. Un hommage a été rendu à Bassel Chéhadé, jeune réalisateur syrien assassiné à Homs. Il y était retourné au début 2012 pour réaliser un documentaire. D’après ses amis, il a été tué lors d’un bombardement par l’armée loyaliste. Grand voyageur et randonneur passionné qui connaissait tous les recoins de la Syrie, Bassel faisait partie du collectif Abounaddara, qui, depuis 2011, mettait en ligne chaque vendredi un film de leur cru sur la Syrie d’aujourd’hui. Autre réalisateur disparu, Bassam Hussein a été vraisemblablement assassiné par une bande rebelle dans la banlieue de Damas le 7 août dernier. Son dernier film, L’Écho des civilisations, met en lumière l’histoire des plus importants trésors archéologiques de Syrie. Le 12 septembre, c’était au tour du prometteur Tamer al-Awam (34 ans) de succomber sous les balles. Résidant en Allemagne, il avait rejoint Alep pour tourner un film documentaire sur l’Armée syrienne libre.
« Je n’ai jamais demandé d’autorisation pour tourner mes films, mais je les réalise aussi en peu de jours », témoigne Hala Alabdalla, auteure de Je suis celle qui porte les fleurs vers sa tombe (2006), un film qui condense « tous les films que je n’ai pas faits », décrit-elle. Il a récolté cinq prix. Son dernier film, Cobra, a été tourné en une bonne semaine, avant et après le printemps 2011, à Alep, Damas et en France. Il a été présenté au dernier festival de Toronto. « Depuis que le peuple syrien a osé dire non, il ne reculera plus jamais », affirme-t-elle de sa voix lente et douce. Elle-même a connu la prison de 1977 à 1981 « car je militais dans un groupe interdit qui s’opposait à l’intervention syrienne au Liban », explique-t-elle.
Paradoxal : la Syrie a produit pendant une quinzaine d’années des feuilletons qui ont récolté un franc succès dans tout le Moyen-Orient, et même davantage que les feuilletons égyptiens. Près de cinquante séries par an ! « Des régisseurs, des maquilleurs, venaient de toute la région, se souvient Hala Alabdalla. Le ton en était très libre, on évoquait les couples qui sortaient sans être mariés, on critiquait les services de sécurité, la corruption… Autant de sujets tabous, alors que nous étions nous-mêmes persécutés par l’Organisation générale pour le cinéma ! » Le réveil de l’Égypte et des pays du Golfe a sonné le déclin de la production syrienne. De nouvelles règles sont alors apparues : interdiction de montrer de l’alcool, obligation de laisser la porte du directeur ouverte si sa secrétaire vient lui parler, etc.
Et l’avenir ? « Il y aura continuité, non rupture, pense Hala Abdallah. Notre génération et la précédente ont toujours désiré le changement, et cela a laissé des traces. On doit à présent beaucoup échanger avec les jeunes, qui ont découvert les nouveaux moyens d’expression. » Cela devra passer par la création d’une école de cinéma. En attendant, ces cinéastes critiques rêvent d’un retour de la paix et de l’éclosion des libertés. Même si le découragement pointe parfois. « Vous savez, je ne crois plus à rien. Il y a des gens qui meurent, et en Europe on se contente d’être étonné », se lamente-t-elle. Mais quand on leur demande ce qu’il faudrait faire, les réponses sont vagues et imprécises, témoignages de l’impuissance face à un conflit qui n’aura de solution que politique, à négocier entre Syriens. En attendant, les artistes ont au moins cette faculté et cette vocation de créer des ponts entre les gens. Même quand tout semble gelé.