On se méfiait de cette Pirogue, énième œuvre sur l’émigration/immigration, tant le thème semble, depuis plusieurs années, une figure obligée pour quantité de créateurs – écrivains, cinéastes, dramaturges… – d’origine africaine. On s’en méfiait d’autant plus que le long métrage, estampillé « seul film africain de la sélection officielle de Cannes » cette année, risquait de susciter son lot de critiques charitables, comme on a pu le voir par le passé avec certains films surestimés par le seul fait de provenir d’un continent à la production cinématique rarissime – hormis le cas nigérian… On a eu tort de douter de Moussa Touré : le cinéaste sénégalais quinquagénaire, révélé avec le réjouissant Toubab Bi (1991) et, depuis, auteur d’une dizaine de films documentaires et de fictions, est bien à la hauteur de son talent.
Sa Pirogue vaut largement le détour, qui réussit le tour de force de parler sans pesanteur, à travers le destin d’une trentaine de passagers subsahariens, embarqués sur une pirogue pour rejoindre clandestinement l’Espagne, d’un problème réel mais très exagéré quantitativement dans les pays de transit et de destination, cristallisant les peurs de l’Autre. Plus grave, sans doute, La Pirogue pose la lancinante question de l’absence d’avenir pour des millions d’Africains depuis des décennies et pointe, en filigrane, la responsabilité des politiciens. Sans oublier d’évoquer l’obsédant rêve de l’ailleurs, plus fort que la nécessité, qui meut bien des candidats au départ depuis la nuit des temps.
Moussa Touré ne se fait jamais didactique. Son film raconte, de façon classique, une histoire avec un début, une fin et, entre les deux, des péripéties s’ordonnant autour de quelques personnages clés. Il n’est pas tout à fait exact de dire, comme cela a été écrit ici et là, que La Pirogue est un huis clos. Certes, une bonne partie du film se déroule dans la grande pirogue de pêche naguère destinée à sortir en haute mer, mais quasiment au rebut depuis que les chalutiers industriels du monde entier ont raflé jusqu’à l’extinction les poissons des eaux sénégalaises. La narration, toutefois, débute bien sur la terre ferme, qui permet de comprendre les tenants du récit et de l’ancrer métaphoriquement de très jolie manière dans un univers déterminé : celui du Sénégal du combat pour vivre et survivre.
Moussa Touré ouvre son histoire sur un match de lutte (sport national au Sénégal) où la puissance et l’énergie des corps, l’enthousiasme qu’on subodore parfois cruel des spectateurs sont filmés au plus près. Par un jeu de regards il met en scène les protagonistes et annonce leurs motivations : Baye Laye, pêcheur en difficulté, acceptera-t-il de faire la traversée vers les Canaries, 1 500 kilomètres en plein océan Atlantique, avec, à son bord, des migrants dont certains n’ont jamais vu la mer ? Il ne le veut pas, malgré les soucis d’argent. Sa femme non plus qui se demande, s’il faut partir, pourquoi migrer vers l’Europe en crise plutôt que vers la Chine en pleine expansion… Mais le jeune frère du pêcheur, les yeux rivés sur le monde via Internet, a décidé, lui, d’être coûte que coûte de ce voyage périlleux. Même si le capitaine pressenti pour mener la barque, un jeune mécanicien assistant de Baye, n’a qu’une très petite expérience de la mer.
Plus que les arguments roublards du recruteur sans foi ni loi et les billets de banque du financier de l’expédition (750 euros pour Baye s’il fait la traversée), c’est la perspective de laisser son frère partir avec des chances réduites de réussite qui pousse le maître pêcheur à prendre la barre. Avant d’embarquer en pleine nuit, il fait la connaissance de ses passagers : pas seulement des jeunes gens la tête dans les étoiles pour devenir musicien ou footballeur, mais aussi beaucoup d’hommes d’un certain âge, venus de tout le Sénégal et de Guinée, déjà nostalgiques du pays, mais prêts à tout pour nourrir leur famille. Ou se faire soigner… La plupart savent que l’Espagne, et plus vastement l’Europe, n’est pas un pays de Cocagne, et que les risques encourus sont nombreux. Mais tous ont l’espoir d’un destin meilleur chevillé au corps. Ce que résume fort bien le passeur : « Tu restes au pays, tu as dix chances sur dix de rater ta vie. Tu pars, tu as une chance sur dix de la réussir. »
Le réalisateur et ses scénaristes (Éric Nevé, également producteur, et David Bouchet) ont fait le choix de ne pas s’appesantir sur la psychologie des personnages. Pas question, pour eux, de verser dans le pathos sur un sujet qui en réclame presque conventionnellement. Hormis pour le capitaine, c’est au détour d’une phrase, d’une mise en situation que l’on connaît un brin de la vie des passagers. Le tragique mais aussi la grandeur de cette histoire de migration passent avant tout par l’action et la mise en relation des hommes au sein de la pirogue. Qui devront ne plus former une gent exclusivement masculine lorsque l’on découvrira très vite une passagère clandestine…
Le pari de Moussa Touré n’était pas aisé : trouver les rebondissements dans un espace clos qui, au-delà du plaisir de l’intrigue, illustrent comment et pourquoi tant d’hommes et de femmes acceptent la possibilité de perdre leur vie pour tenter de la gagner. Le cinéaste y parvient avec d’autant plus de brio que ces rebondissements, pas si nombreux que cela, le spectateur peut fort bien les anticiper. Rien de particulièrement original dans les nœuds dramatiques, en effet. Mais un traitement qui les met en valeur, soulignant intensément les moments vécus.
Moments de détermination lors du départ, quand certains brûlent leurs papiers d’identité pour ne pas être ramenés à la frontière au moment du contrôle ; de joie lorsqu’un des passagers, qui apprend à pêcher pour tuer le temps, ferre son premier poisson ; d’énervement à force de supporter celui qui, pris d’une panique insurmontable, geint à longueur de temps, et d’envie de meurtre pour le réduire au silence. De lâcheté au moment où la pirogue croise une embarcation sœur en détresse ; d’angoisse quand le premier moteur tombe en panne ; de détestation entre les uns et les autres au fil des épreuves.
Instinct de survie, aussi, lors d’une tempête anthologique, que Moussa Touré a filmée en studio en s’inspirant du fameux film d’aventure maritime Masters and Commandement, de Peter Weir. Sensation d’étouffement quand le soleil, la soif, la faim rongent les corps et sapent la volonté de vivre. Moment de tristesse lorsque les survivants chantent la mort de leurs compagnons ; d’échec, de honte et d’espoir mélangés quand les garde-côtes recueillent les survivants.
Moussa Touré a respecté l’intention de départ, le spectateur y croit. Même avec des acteurs africains auxquels on reproche généralement un jeu statique et une certaine faiblesse à transmettre des émotions. Cette façon de composer, si elle déroute souvent et dont la critique – il faut aussi le reconnaître – peut parfois être justifiée, n’affecte pas la composition tout en retenue, ou au contraire dans l’exubérance ou la justesse, des personnages de La Pirogue. Le réalisateur, de plus, a soigné ses images. Ses cadrages, ses couleurs, ses odeurs, même, restituent au plus prêt les banlieues de pêcheurs de Dakar, sans verser pour autant dans le documentaire. Cet esthétisme ajoute à un film qui interroge, sans que le spectateur renie son plaisir.
* La Pirogue, Moussa Touré, franco-sénégalais, 1 h 27, avec Souleymane Seye Ndiaye, Laïty Fall, Malamine Dramé « Yalenguen », Balla Diarra… D’après le roman d’Abasse Ndione, Mbëkë MiI : à l’assaut des vagues de l’Atlantique (Gallimard, 2008).