L’article ci-dessous a été publié le 26 décembre 2014 sur le site du magazine hebdomadaire Odnako, dont le président du Conseil de Rédaction est Mikhaïl Leontiev, membre permanent du Club d’Izborsk. Il a été écrit par Semion Ouralov, l’un des rédacteurs en chef du magazine.
Lire ce texte a du sens seulement si vous ne doutez pas que se déroule sous nos yeux le premier acte de la guerre mondiale du XXIe siècle. Et si, de même, vous considérez que le problème concerne « les sanctions », ou « la Crimée », « la démocratie », « Poutine », et d’autres symboles politiques, il vaut mieux ne pas poursuivre la lecture.
Je pars de la constatation que, tout comme il y a un siècle, le système de commerce mondial est entré en crise, et il ne pourra sortir de celle-ci qu’au moyen d’une totale banqueroute dans toutes les branches de l’économie, à l’exclusion de celles qui sont impliquées dans cette guerre. Tout comme il y a un siècle, la Russie représente un entrepôt mondial dirigé par les entreprises du capital de la périphérie, avec un État relativement fort, qui est parvenu à conserver une armée dotée d’une bonne capacité d’action, ainsi que des forces de police, et dont la population est loyale.
En Russie, le capital industriel est devenu second par rapport au capital financier. Cette dépendance s’est formée pleinement après l’entrée dans l’OMC et la sortie dans les bourses mondiales de nos entreprises industrielles. Tant que les cours des ressources énergétiques étaient à la hausse sur les places boursières mondiales, le capital financier et le capital industriel coexistèrent paisiblement. À mesure du développement de la crise financière mondiale les montages en forme de pyramides de la spéculation, et autres bulles financières éclatèrent. On a pu alors comprendre que les ressources et moyens de production étaient les valeurs réelles, et le conflit entre capital industriel et capital financier devint inévitable. C’est pourquoi, alors que le capital industriel s’efforçait de préserver ses actifs, le capital financier tentait de se les approprier en utilisant les voies boursières.
Comme il y a un siècle, la vulnérabilité de la Russie se cache dans son architecture politique et dans son système économique :
– les décisions sont prises par un seul homme. Elles sont réalisées par un cercle étroit de personnes mandatées, chacune étant elle-même un capitaliste d’envergure importante ;
– l’entrée volontaire dans le système de commerce mondial a conduit à la dégradation des branches de l’économie, en fonction du principe « nous vendons du chanvre et du blé, et nous achetons les machines-outil en Angleterre et les petits gâteaux à Paris ».
Il est indispensable de se souvenir que le conflit entre capital financier et capital industriel ne peut se « résorber », car si les actifs appartiennent au capital industriel, la bourse appartient au capital financier, et c’est en bourse que l’on marchande ces actifs. Dans les situations de crise, le capital industriel n’est pas disposé à se vendre à perte. Dès lors, on l’y forcera au moyen de différentes méthodes, entre autres, des méthodes extérieures à l’économie.
L’actuel conflit entre la Russie et ses alliés d’Eurasie, et les États-Unis et ses alliés euro-atlantistes est un conflit entre les deux types de capital. Dans cette situation, l’État n’est plus qu’un opérateur politique, le porte-parole des intérêts de certains groupes financiers-industriels proches du centre de décision.
La seule chose qui distingue la Russie du reste des acteurs du conflit mondial aujourd’hui, comme il y a un siècle, c’est la concentration extrême du pouvoir entre les mains d’une personne, habilitée à prendre des décisions souveraines, en dépit de l’humeur des « élites dirigeantes ». Ainsi, par exemple, le recours à l’usage du « bouton nucléaire », est possible pour le président des États-Unis seulement après que le parlement ait donné son assentiment. Mais le chef de la Russie dispose du droit souverain de commencer ou de terminer une guerre mondiale par un conflit nucléaire.
En Russie, l’État est concentré au maximum, ce qui provoque un déséquilibre de développement entre la capitale et les régions, mais d’un autre côté, cela donne au chef d’État une souveraineté telle qu’elle n’existe ni pour le dirigeant des États-Unis, ni pour celui de la Chine. C’est la raison pour laquelle l’objectif principal de l’ennemi de la Russie est la suppression du pouvoir de l’État et le transfert de la souveraineté au capital financier qui naturellement tend à se fondre dans le capital global.
Dans ce schéma, les représentants du capital industriel sont otages de la situation et se tourneront vers le vainqueur. Si l’État s’avère suffisamment fort, ils soutiendront son chef. Si l’État commencer à s’effilocher et perd de sa souveraineté, ils accourront du côté des représentants du capital financier. Cela n’aurait toutefois aucun sens d’accuser les industriels de trahison ou de « faiblesse de leurs attaches spirituelles », car derrière le terme capital industriel se trouvent des gens très concrets avec des intérêts très concrets : introduction en bourse, immobilier sur la Côte d’Azur, des puits dans la Région de Tioumensk, le top-management à la City de Moscou, et les enfants à Harvard.
La seule barrière sur la voie de l’engloutissement de l’économie et l’activité économique de la Russie par le capital financier, c’est seulement la force de l’État. Celui-ci, au cours des vingt cinq dernière années, s’est considérablement « capitalisé » quasiment tous les fonctionnaires importants sont sinon chefs d’entreprise, aux moins actionnaires. La seule exception, c’est l’armée, et les organes de la puissance d’État, et encore, surtout en province.
Le problème de l’appropriation de la Russie et de la soumission du capital industriel ne peut être résolu sans l’effondrement de l’État. C’est pourquoi seul ce dernier entrave aujourd’hui la voie de ces processus. Et pas du tout parce que les élites russiennes élaboreraient une architecture mondiale alternative. C’est tout simplement son propre sous-développement qui ne permet pas au capital russien d’engloutir l’État. Cet État, qui n’est pas socialiste par essence, est obligé de s’appuyer sur l’humeur socialiste de la société, et sur une image socialiste de lui-même, restes de l’héritage de l’URSS.
L’objectif obligatoire du projet d’explosion de la Russie est précisément l’État, seule forme d’organisation qui protège chacun d’entre nous de la société. Dès que l’État n’existera plus, à sa place surgiront des formes terribles d’auto-organisation, telles que nous avons pu voir au Kossovo, en Lybie, en Syrie et que nous voyons aujourd’hui en Ukraine. Le néo-féodalisme, dans lequel la pensée politique voit le futur du XXIe siècle, est la forme idéale de la structure mondiale pour le pouvoir du capital financier. Car dans le cadre du néo-féodalisme, l’entreprise sera le seul îlot de sécurité pour l’homme. Tout ce qui sera extérieur à l’entreprise sera condamné dans la société néo-féodale à mener l’existence du bétail dépourvu de droits.
La force et la faiblesse de l’État en Russie sont liées à la concentration extrême du pouvoir entre les mains d’un seul individu. La force réside en ce que la présence d’un dirigeant volontaire et fermement lié à ses objectifs permet de préserver la souveraineté, et la faiblesse en ce que dans les conditions actuelles, le dirigeant n’est tout simplement pas en mesure de maîtriser tous les processus en même temps. C’est pourquoi le plan est de créer des nœuds de tension dans les différents circuits gouvernementaux et économiques, susceptibles de mener le pouvoir central vers une impasse et de la pousser à commettre des erreurs, jusqu’à l’effondrement du pouvoir lui-même.
Ainsi, les nœuds de tension seront les suivants :
– entrée en action des terroristes dans le Caucase Nord : la répétition a eu lieu à la Maison de l’Imprimerie à Grozny ;
– effondrement des activités vitales en Crimée, critiquement dépendante de l’Ukraine : coupure de l’approvisionnement en électricité et blocus du commerce par voies terrestres ;
– intervention de l’armée de Kiev au Donbass ;
– spéculations boursières sur le rouble et atteinte à la solvabilité de celui-ci ;
– augmentation des prix des produits alimentaires ;
– intensification des sanctions contre les membres du proche entourage du chef de l’État ;
– manifestations dans les rues de la capitale et actions de protestation.
Prise isolément, chacune de ces méthodes ne présente pas de danger, toutefois, leur concomitance est susceptible de créer un sentiment de chaos et d’anarchie qui sera le premier pas vers une « révolution de février 2.0 », c’est-à-dire la transmission du pouvoir à un gouvernement de coalition entre le capital financier et le capital industriel.
Source :
Semion Ouralov
https://russieconservatisme.org/schema-pour-lexplosion-de-la-russie-en-2015-les-etapes-vers-une-revolution-de-fevrier-2-0/