Avec la disparition de Samir Amin, la pensée économique alternative perd un théoricien visionnaire qui avait su tout au long de sa vie de militant et à travers une production intellectuelle abondante, à la fois conceptuelle et de combat, repenser autrement les relations entre le centre occidental dominant (Les Etats-Unis, l’Europe et le Japon ou la Triade) et la périphérie marginalisée et dominée du Sud, communément appelée Tiers Monde.
Il était le précurseur, à partir de son livre fondateur « L’Accumulation à l’échelle mondiale. Critique de la théorie du sous-développement » en 1970 (1), suivi et complété, en 1973, par « Le Développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique » (2) d’une théorie marxiste innovante plaçant l’antagonisme principal au sein du système capitaliste non pas à l’intérieur même des luttes de classe au sein du centre de la triade, mais entre celle-ci et la périphérie.
Pour lui, le Sud ou la périphérie, est « bloquée dans son développement par le système de l’échange inégal. Pour sortir de ce cercle infernal, les économies de la périphérie doivent initier un processus de développement autocentré. » Autrement dit autonome et souverain. Un concept que les théoriciens de la mondialisation débridée s’acharnent à bannir. En marxiste conséquent, mais autonome et critique, en rupture avec les marxistes eurocentristes, Samir Amin ne croyait pas que le dépassement du capitalisme et de sa corollaire la mondialisation libérale va forcément s’opérer à partir du centre.
Comme l’a résumé l’universitaire canadien Gilles Dostaler dans Alternatives Economiques (3), pour Samir Amin, et contrairement aux idées reçues, « c’est à la périphérie du mode tributaire qu’a surgi le capitalisme. De la même manière, c’est à la périphérie du capitalisme que le socialisme a commencé à émerger, contrairement aux prévisions de Marx ou de Lénine. Il y a ainsi un lien étroit entre les luttes de libération nationale et le combat pour le socialisme. C’est par la déconnexion du système mondial que les pays de la périphérie peuvent s’engager dans un processus de développement autocentré, équilibré et dynamique. »
Samir Amin, alors membre à 17 ans, de l’un des multiples partis communistes égyptiens, avant d’adhérer au Parti communiste français, était, au départ l’archétype du communiste orthodoxe à cheval sur les dogmes marxistes léninistes en vigueur dans les années cinquante et qui regardaient avec suspicion les mouvements de libération nationale non dirigés par la classe ouvrière. On a constaté cette orthodoxie dans son livre sur l’Egypte nassérienne, signé par Hassan Riad, un pseudonyme (4). Pour le jeune Samir, choqué sans doute par l’éphémère persécution de Nasser contre les communistes, le nassérisme est une révolution nationale bourgeoise fondée et conduite par et basée sur la petite bourgeoisie. Or cette dernière, malgré les options à caractère socialiste décidées par Nasser, à partir de 1960 (expropriation du grand capital, nationalisations, réforme agraire…) est incapable de s’engager véritablement sur la voie vers le socialisme. C’était catégorique : le régime est une bureaucratie bourgeoise, un capitalisme d’Etat. La classe au pouvoir ne pouvait donc conduire le pays au socialisme pour des raisons idéologiques, la bourgeoisie égyptienne étant hantée par la peur des masses pauvres et c’est cette peur avant tout qui conditionne ses options de politique intérieure et extérieure !
A l’époque Samir Amin ne voyait pas la nature anti-impérialiste du nassérisme. Il aurait été pourtant aisé de s’en rendre compte, dès 1955, avec la Conférence historique de Bandung qui a été une gifle pour l’Occident. Cinquante ans après, il l’avoue dans un entretien télévisé consacré à la sortie de ses mémoires (5) accordé au média Mémoire des luttes (6). Il y reconnaitra qu’à l’époque, lui et ses camarades, n’avaient pas cru que des régimes nationalistes conduits par la bourgeoisie nationale avaient l’audace et le courage de croiser le fer avec l’impérialisme. « Pourtant ils ont osé ».
« C’est à Bandung que Nasser s’est radicalisé. Il a compris que c’est illusoire de compter sur les capitaux étrangers pour développer l’Egypte. Je crois que Chou En-Lay a joué un grand rôle dans son éducation politique. Bandung a ouvert une nouvelle époque à travers laquelle ce que nous avions cru que c’était impossible, à savoir que des régimes qui n’étaient pas dirigés par des classes populaires, mais qui ne sont pas néanmoins contre les classes populaires pouvaient être révolutionnaires et anti-impérialistes, apparaissait de nouveau possible… »
Certes Bandung s’est essoufflé au bout de vingt ans, reconnaît Samir Amin, mais l’esprit de Bandung reste vivace. On l’a vu déjà en Amérique du Sud avec l’avènement des pouvoirs progressistes anti-impérialistes. On l’a vu aussi avec l’essor du mouvement altermondialiste un peu partout dans le monde.
Concernant l’islam politique, Samir Amin n’a pas de mots assez durs pour condamner cette imposture qui n’a rien à voir avec l’islam en tant que croyance. C’est un mouvement fasciste, soumis à l’impérialisme sur le plan géopolitique et économique (ultralibéralisme). Il raconte comment Nasser a été atterré quand l’Arabie saoudite a pris l’initiative avec le Shah d’Iran (qui a persécuté le mouvement islamiste chez lui et le laïc mais néanmoins atlantiste Bourguiba, de créer un Pacte islamique. Pour le Rais égyptien, c’était « une conspiration contre Bandung ».
La vague des printemps arabes ne l’avait pas non plus emballé. Il a très tôt deviné la main de l’impérialisme dans l’instrumentalisation de ces mouvements qui avaient abouti à la destruction des pays ciblés : Tunisie, Libye, Egypte, Yémen…Concernant la Syrie il avait conseillé au pouvoir d’opérer des réformes substantielles sans rien ignorer de la nature de l’opposition pseudo-démocratique. « Des fractions de cette opposition sont clairement instrumentalisées par les pays occidentaux impérialistes, affirme Samir Amin dans un entretien à un média communiste (7). Que l’Occident veuille apporter la démocratie et promouvoir les Droits de l’homme en Syrie, c’est du blabla. La destruction de la Syrie constitue l’objectif des trois partenaires que sont les États-Unis, Israël et l’Arabie Saoudite. Parce qu’un grand pays arabe fort doit nécessairement être anti-impérialiste, comme l’était l’Égypte de Nasser. »
Dans le dernier texte publié par Afrique-Asie, dont il faisait partie de son comité de rédaction (8), Samir Amin appelle à l’« indispensable reconstruction de l’Internationale des travailleurs et des peuples ». Cet ultime appel, qui tient lieu de testament politique résume d’une façon magistrale sa pensée révolutionnaire et sa vision pour un monde multipolaire enfin débarrassé de toute hégémonie. A lire absolument pour rendre un ultime hommage à cet inlassable combattant pour que la périphérie de ce monde redevienne la planche de salut de l’humanité toute entière.
Notes
Samir Amin, L’accumulation à l’échelle mondiale, Editions ANTHROPOS, Paris, 1970.
Samir AMIN Le développement inégal Essai sur les formations sociales du capitalisme périphérique Paris de Minuit 1973.
Gille Dostaler : Samir Amin et le capitalisme comme système mondial à dépasser. ALTERNATIVES ECONOMIQUES N°259 , juin 2007. Paris
L’Égypte nassérienne, sous le pseudonyme de Hassan Riad (Minuit, 1964).
Mémoires de Samir Amin : L’éveil du Sud (Les Indes savantes – juin 2015).
Mémoires des luttes : Une heure avec Samir Amin : L’Éveil du Sud https://www.youtube.com/watch?v=pK2kzJ-2q1o
Réveil communiste : Rencontre avec Samir Amin : « Washington ne veut pas libérer la Syrie, mais l’affaiblir.https://www.reveilcommuniste.fr/article-rencontre-avec-samir-amin-washington-ne-veut-pas-liberer-la-syrie-mais-l-affaiblir-100526113.html
L’indispensable reconstruction de l’Internationale des travailleurs et des peuples » https://www.afrique-asie.fr/lindispensable-reconstruction-de-linternationale-des-travailleurs-et-des-peuples/
Publié également dans le journal en ligne Proche et Moyen-Orient