La compétitivité est devenue l’argument majeur des politiques économiques, aussi bien au Nord que dans nombre de pays du Sud…
C’est exact. Mais ce discours est purement rhétorique, sans valeur scientifique, même du point de vue de l’économie bourgeoise, car le succès de cette politique chez l’un opère au détriment des autres. C’est un jeu à somme nulle. Les effets pervers de la course à la compétitivité sont visibles à l’échelle européenne, comme ils le sont à l’échelle mondiale. La preuve en est donnée par le « succès » de l’Allemagne. L’Allemagne appauvrit ses partenaires : la France, et plus encore l’Italie et l’Espagne, sans parler de la ruine de la Grèce et de quelques autres. Le résultat est la récession pour tous. C’est ce qu’on appelle en anglais « Beggar your neighbour » (« Fais de ton voisin un mendiant »).
L’objectif de la course à la compétitivité est, en premier lieu, la réduction du coût du travail. Quand on donne l’exemple allemand comme succès « compétitif », il faut savoir que le coût du travail dans ce pays est inférieur à celui de la France. Dans la première économie de la zone euro, les droits sociaux ont reculé plus encore qu’ailleurs. Cette politique absurde conduit la stagnation. Si cette politique est dominante, ce n’est pas parce que ceux qui la préconisent sont incompétents, c’est parce qu’elle sert parfaitement leurs intérêts, plus précisément ceux de l’oligarchie financière. L’objectif de ces oligopoles n’est rien d’autre que la poursuite de la croissance de leurs rentes monopolistiques au détriment de tous les autres revenus : salaires, mais aussi profits de la petite et moyenne entreprise. La croissance des rentes des monopoles est l’objectif exclusif recherché par ceux qui dominent le système. Il s’agit là d’un phénomène nouveau.
Un alignement vers le haut implique la mise en œuvre de politiques différentes d’un pays à l’autre. Le Monténégro ne peut pas être soumis aux mêmes règles dites de « compétitivité » de l’Allemagne. Si l’on souhaite que le Monténégro progresse vers le haut, il faut qu’il ait droit à une politique différente. Cela devrait paraître évident.
Les marchés ne trouvent pas non plus leur compte…
C’est la tyrannie non pas des marchés, mais des monopoles financiarisés : car les marchés sont façonnés par les stratégies des monopoles, qui exercent un pouvoir absolu. Certains Chinois parlent même de « fascisme financier », car il s’agit bien d’un pouvoir centralisé qui ne tolère aucun compromis. C’est ce pouvoir absolu qui est à l’origine de l’implosion du système. Ces monopoles exercent un pouvoir exclusif de gestion de l’économie et de la politique – y compris dans les domaines de l’idéologie et de la culture. L’exercice de ce pouvoir ne produit pas la croissance, mais la stagnation. La redistribution du revenu au bénéfice des rentes de monopoles – exactement le contraire de la redistribution au bénéfice des classes populaires – est à l’origine de la stagnation, baptisée « austérité ».
Cette logique absurde n’est pas soutenable, car le capitalisme ne peut pas vivre sans croissance. Je ne suis pas un partisan de l’éloge de la croissance dans le système capitaliste. Mais là n’est pas le problème. Le capitalisme sans croissance, c’est un oxymore.
Aujourd’hui, les monopoles ne sont plus en compétition entre eux ; les monopoles et les États à leur service travaillent ensemble pour façonner le marché qui leur convient. L’entente est générale. On n’a plus affaire à des puissances impérialistes en compétition l’une contre l’autre.
Les pouvoirs tiennent un discours et agissent différemment. Ils disent : on veut sortir de la stagnation ; mais, en réalité, ils mettent en œuvre une politique qui la produit et la perpétue.
Cela ne peut pas durer…
Il arrive qu’un système périsse de ses propres contradictions internes. À l’heure actuelle, la véritable classe dirigeante n’est plus la « bourgeoisie » considérée dans son ensemble, mais l’oligarchie qui contrôle les monopoles financiarisés. C’est un changement fabuleux. Marx l’avait entrevu, mais il ne pensait pas que la centralisation du pouvoir du capital aurait le temps d’aller aussi loin.
La bourgeoisie capitaliste est en voie de disparition, réduite au statut de sous-traitante des monopoles. Les « petites et moyennes entreprises » sont squeezées en amont et en aval : en amont, par les banques qui leur fournissent les crédits et les monopoles qui leur fournissent les équipements et la technologie, en aval par les monopoles qui dominent les réseaux de distribution. Au xixe siècle, il y avait de « vrais bourgeois » : ils siégeaient au Parlement, prenaient leurs responsabilités. Aujourd’hui, ce sont des politiciens de « métier » qui ont pris la relève au service exclusif de leurs employeurs : les oligarques qui contrôlent les monopoles généralisés.
Que se passe-t-il au Sud ?
Quand on transpose le slogan : « Soyez compétitifs » aux pays du Sud, que produit-on ? L’objectif de compétitivité ne peut être mis en œuvre ici que par l’exploitation sauvage de la force de travail et le pillage accéléré des ressources naturelles. C’est la première conséquence du choix de la prétendue « compétitivité » dans le Sud. La deuxième conséquence est leur insertion dans la mondialisation comme sous-traitants, à travers des délocalisations contrôlées par les monopoles (et même lorsqu’elles le sont par le canal d’entreprises nationales, celles-ci deviennent des sous-traitants des monopoles, comme en Tunisie et au Maroc pour la confection).
Ce modèle d’amélioration de la compétitivité ne contribue pas à la construction d’un système productif. Un système productif est constitué des branches diversifiées de la production industrielle, complémentaires et articulées les unes avec les autres. Sa construction exige également l’articulation de cette industrialisation avec la poursuite de l’objectif d’un développement de la production agricole garantissant la souveraineté alimentaire du pays.
Il n’y a que la Chine qui poursuive systématiquement tous ces objectifs ; et elle peut le faire précisément parce qu’elle ne se réfère pas à la compétitivité, mais à un projet souverain, c’est-à-dire à la construction d’un système productif industriel et agricole cohérent.
Pourtant, la Chine est perçue par les Occidentaux comme recherchant la plus grande compétitivité.
La Chine est certes compétitive, au sens où un bon nombre de ses industries orientées vers l’exportation le sont. Mais la Chine ne fait pas que cela : elle met en place un système industriel souverain et intégré sans se soucier de compétitivité. Par contre, d’autres pays dits émergents, les uns de taille continentale, comme l’Inde et le Brésil, les autres moins grands, comme l’Afrique du Sud ou la Turquie, se contentent de laisser se mettre en place des industries d’exportation compétitives, sans envisager une stratégie d’industrialisation nationale intégrée.
Par manque de volonté ?
Je ne le crois pas. Le choix en question n’est pas le produit d’une « option libre » de la classe dirigeante, mais celui de la nature du bloc social au pouvoir, lui-même produit par l’histoire. Cette histoire est différente d’un pays à l’autre. Elle a produit ici un pouvoir social qui accepte inconditionnellement la « compradorisation » et la course à la compétitivité par le moyen du pillage – et du gaspillage – des ressources naturelles, et par l’exploitation de la main-d’œuvre bon marché. Elle a produit ailleurs, comme en Chine, un pouvoir de nature différente. Certes, en Chine, les travailleurs sont également exploités. Mais cela n’exclut pas la construction systématique d’un système productif chinois. Marginalement, cette construction donne accès aux marchés mondiaux, mais cela n’est pas le but premier.
Les faiblesses des marchés intérieurs en Afrique empêchent la reproduction de modèles semblables…
Oui et non. Lorsque l’on dit que l’Afrique est éclatée en petits États, c’est vrai pour la Gambie, mais certainement pas pour le Nigeria, qui compte 160 millions d’habitants ! Rien n’empêcherait ce pays d’avancer dans la construction d’un système industriel cohérent, au demeurant facilité par ses ressources naturelles abondantes (pétrole, charbon, etc.). Or, l’économie du Nigeria n’est pas différente de celle du Bénin. Le Nigeria n’est guère qu’un « grand Bénin » ! La responsabilité politique locale est décisive.
C’est la faillite du plan de Lagos qui prévoyait un grand effort d’industrialisation ?
Ce plan n’a jamais été mis en œuvre. Il était formulé peut-être dans des termes quelque peu pompeux, mais il posait les vraies questions. La rhétorique de la course à la compétitivité a conduit à l’abandon du projet souverain africain et finalement à la soumission au statut de pays dépendants. L’alternative est pour tous (que ce soit des pays développés ou moins développés) la mise en route d’un projet souverain. Cela est même vital pour les pays du Sud.
Doit-on imaginer l’aggravation des tensions entre le Nord et le Sud ?
La contradiction Nord-Sud est grandissante. C’est dans ce cadre qu’il faut analyser les problèmes des pays émergents, en particulier de la Chine, qui est le seul véritable pays émergent (avec deux autres exceptions pour des raisons historiques et géostratégiques : la Corée du Sud et Taiwan). Ces pays ont construit des systèmes productifs nationaux sur la base de projets souverains solides.
La Chine marche sur deux jambes : d’une part, elle construit et renforce son système productif national – c’est-à-dire un système se libérant entre autres de la dépendance technologique (comme on l’a vu dans le cas du TGV et de l’Airbus, que la Chine produira elle-même) ; d’autre part, elle n’est pas entrée dans la mondialisation financière. Le projet industriel chinois est de surcroît soutenu par une politique de rénovation rurale qui permet de limiter l’exode rural et de le maintenir dans les limites des possibilités de l’absorption des industries urbaines.
Comment le projet souverain chinois évoluera-t-il ?
L’avenir de ce projet est ouvert : il pourrait conduire au renforcement des tendances capitalistes dans la société chinoise ou au renforcement simultané des tendances capitalistes et des tendances non capitalistes.
Bien sûr, il y a des éléments évidents de capitalisme : le rapport du travailleur à celui qui le commande (peu importe si c’est au nom de l’État ou du privé) est un rapport de soumission, un rapport capitaliste d’exploitation. Mais la classe qui domine ce système n’est pas une classe capitaliste propriétaire des moyens de production, voilà la différence.
Quelle est la position de la gauche chinoise au sein du pouvoir. Cohabite-t-elle avec les milliardaires ?
L’institution que représente le Parti communiste chinois (PCC) conserve l’exclusivité de la décision politique finale et, de ce fait, bénéficie d’une bonne marge d’autonomie à l’égard des composantes sociales en conflit – « milliardaires » ou classes populaires.
Les pays du Sud qui acceptent la soumission inconditionnelle au libéralisme sont condamnés à un lumpen développement qui rend impossible la stabilisation du pouvoir. En contrepoint, les pays émergents dont le développement est assis sur un projet souverain authentique, qui prend ses distances à l’égard de la mondialisation libérale, bénéficient de stabilité politique et sociale possible. C’est le cas de la Chine, dont la stabilité repose sur une base paysanne forte, protégée (jusqu’à ce jour) par le principe de son accès garanti au sol, et sur le monde urbain des travailleurs et des classes moyennes, bénéficiaires (à des degrés divers) du développement.
Les « milliardaires » pèsent évidemment dans la balance, entre autres par leur pouvoir de corruption, mais les mouvements en lutte des classes populaires également. Et le pouvoir, comme je l’ai dit, par la distance qu’il entretient avec les composantes en conflit dans la société, demeure le lieu de la gestion de compromis qui assurent la stabilité de la société.