La construction de l’idéologie de la haine du Tutsi, cet autre devenu étranger à son frère, est un processus inscrit dans la durée, qui a pris un demi-siècle pour prendre forme au Rwanda. José Kagabo, intellectuel franco-rwandais, directeur de recherche des études africaines à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), nous explique comment la machine à tuer s’est enclenchée.
Quelle est votre approche par rapport à ce qui s’est passé au Rwanda ?
Si l’on revient une vingtaine d’années en arrière, comment passe-t-on de la haine raciste au génocide ? C’est une haine qui s’est construite, elle a pris du temps pour grandir. Ce n’est pas une abstraction, elle s’inscrit dans la réalité des faits sociaux du Rwanda. Cela date de l’époque coloniale. Il s’agissait de construire des catégories de pensée ethniques : les Tutsi et les Hutu, et de les décrire de façon racialement différenciée. Attribuer des traits valorisants aux Tutsi et dévalorisants pour les autres. Ça crée de la frustration qui se transforme ensuite en auto-dévalorisation.
On construit l’ennemi dans la diabolisation de l’autre ?
Oui, il devient extrêmement dangereux. Le Tutsi n’est plus autochtone, il vient d’ailleurs, donc c’est un conquérant. On fabrique ainsi la haine qu’on doit lui vouer : « Il est d’ailleurs, il n’est pas comme nous et il a conquis ! » Cela s’est fait dans la durée et a hanté les consciences populaires.
Pour supprimer le Tutsi, on l’a déshumanisé ?
À force de propagande, le « cafard » avait perdu son enveloppe humaine et le passage à l’acte, le génocide, s’est fait sans état d’âme.
Aujourd’hui, à la relecture de ce qui s’est passé, qu’implique l’Histoire comme omission ?
Les « historiens » ignorent encore et toujours l’histoire de la mobilité sociale qui est hyper importante dans cette région. Des groupes d’individus circulaient à l’époque de l’Est du Congo vers le Rwanda, pour s’y installer durablement. Ces individus se mariaient avec des Rwandaises. Certains devenaient rwandais, d’autres retournaient au Congo et restaient Congolais. Kayibanga, le premier chef d’État hutu du Rwanda, est un descendant de troisième génération d’un mutin de la région de Kisangani, dans l’actuelle République démocratique du Congo (RDC). Il est donc issu d’une famille congolaise venue au milieu du xixe siècle d’une région de RDC. Lui est né au Rwanda, mais pas son père. Et c’est le plus grand porteur de l’idéologie hutu et de la pureté ethnique !
Son successeur, Juvénal Habyariamana, est lui-même descendant d’un ancien Rwandais qui avait migré de ce qui n’était pas encore le Congo belge vers le sud de l’actuel Ouganda. Habyariamana est venu comme cuisinier des Pères blancs et catéchistes, Ougandais d’origine. Et c’est lui qui se réclame du « Hutu Power » !
Comment est-on arrivé au génocide ?
L’idéologie a préparé le génocide. Les textes de la propagande, ou les fameux dix commandements des Hutu, révèlent l’ampleur de la machination et l’atrocité qui allait s’ensuivre.
Qu’avez-vous à dire sur l’opération française Turquoise ?
Je ne crois pas un mot du discours officiel qui dit que l’objectif de la Turquoise était de sauver des vies. Cela n’était qu’un calcul géostratégique. Turquoise se réduit à une poche du sud-ouest du Rwanda. Dans cette poche, il y a eu des tueries massives. Pourquoi Turquoise n’a-t-elle pas arrêté les tueurs ?
La motivation humanitaire n’était qu’un prétexte ?
Absolument. Les tueries avaient déjà commencé de façon sélective dans certaines régions. Les machettes avaient été distribuées par les miliciens du régime. Parmi ceux-ci, certains avaient été entraînés militairement au maniement de la grenade par la Coopération française. Je renvoie aux archives communément appelées « Les fonds Mitterrand ». Je suis frappé par l’obsession anti-anglo-saxonne de l’ancien président français. Il considérait que les anglophones envahissaient un pays dévolu à la Francophonie. Dans l’une de ces réunions, François Mitterrand dit : « De quoi allons-nous avoir l’air devant d’autres chefs d’État francophones ? »
Pourquoi n’avez-vous pas écrit sur l’histoire du génocide ?
Je vais le faire, je pense avoir pris assez de recul. À l’époque, après avoir écrit un article sans état d’âme dans la revue française Les Temps modernes, je me suis vu interdit de parole. Il a fallu que l’université du Michigan m’invite pour que ma parole soit libérée. C’était en 1999, ils voulaient un cours sur la Françafrique avec un focus sur le génocide au Rwanda. J’étais aussi prisonnier de mon métier d’historien, et il fallait aussi présenter des documents probants pour étayer mes thèses.