Journaliste à France Culture, radio publique française, Laure de Vulpian enquête depuis 2001 sur le Rwanda. Elle cosigne Silence Turquoise (1) avec Thierry Prungnaud, adjudant-chef du Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN), présent sur le terrain à l’époque du génocide. Responsable de la rubrique justice dans sa rédaction, elle a bien voulu commenter son ouvrage à Afrique Asie.
La première partie de votre livre est consacrée à l’épisode de Bisesero, zone d’ombre majeure de l’opération militaire française Turquoise, officiellement commanditée pour mettre fin au génocide des Tutsi.
Bisesero est le lieu emblématique de la résistance des Tutsi depuis les premiers massacres de 1959. Au début du génocide, tous les Tutsi de la région y convergent. Son histoire, par rapport au génocide, se résume en deux dates : les 27 juin et 30 juin 1994. Le 27, « Diego » (2), un lieutenant-colonel de l’armée de l’air française, arrive à Bisesero et se rend compte que des massacres de Tutsi y ont lieu. Il s’aperçoit que les informations reçues par les hauts officiers de l’opération Turquoise n’étaient pas justes. On leur avait parlé de rebelles tutsi du Front patriotique rwandais (FPR) qui massacraient les populations hutu, alors qu’il s’agissait du contraire : des miliciens hutu tuaient les civils, et les victimes étaient des Tutsi ! On présentait un cadre de guerre civile, alors qu’un génocide était en cours.
Comment Diego réagit-il ?
Il envoie un fax avec un compte rendu à son supérieur, le colonel Rosier. Malgré les dénégations de quelques officiers, comme le général Lafourcade, commandant de « Turquoise » et le même Rosier, cette démarche est prouvée par les documents déclassifiés remis aux magistrats français qui s’occupent de cette affaire, après la plainte déposée en 2005 par des rescapés du génocide. En dépit de l’information reçue, Rosier n’a rien fait, et quand les militaires français sont intervenus trois jours après, la moitié des Tutsi avait été exterminée.
Dans son ouvrage Noirs fureurs, blancs menteurs (3), le journaliste Pierre Péan publie le fax dans lequel Diego fait son compte rendu à Rosier, mais il est daté du 29 juin. Ce qui justifierait l’intervention française le 30 seulement.
Ce fax est en réalité une copie, la réexpédition, deux jours plus tard, du fax du 27 juin dont on a fait disparaître la date et l’en-tête. Par ailleurs, j’ai pu accéder aussi à un message, toujours daté du 27 juin, envoyé à l’état-major par Lafourcade. Il évoque la possibilité que des Tutsi soient poursuivis par les tueurs. Le général suggère, parmi d’autres hypothèses, celle de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos » (4). On pourrait en savoir plus si on avait la réponse de l’état-major. Mais celle-ci fait partie d’un document qui n’a pas été déclassifié. Il faudrait demander à ce qu’il le soit. Alors, on se trouverait peut-être face à un ordre qui sera « accusateur », un ordre justement de « ne rien faire et laisser se perpétrer des massacres dans notre dos ».
Quelle explication donner à cette attitude, qui implique des responsabilités de haut niveau ?
Elle est forcément politique, et c’est terrible. On peut comprendre ces faits si l’on connaît l’alliance qui liait la France au Rwanda à l’époque. La France soutenait le président hutu du Rwanda, Habyarimana, en guerre contre le FPR, dont le leadership était tutsi. De 1990 à 1993, l’armée française est intervenue au Rwanda. Les militaires français se sentaient culturellement proches des Hutu. Du coup, on a présenté la situation sous l’angle militaire en disant à l’opinion publique et aux soldats de l’opération Turquoise que la guerre civile avait repris et que les Tutsi tuaient les Hutu !
Quel est le statut de l’opération Turquoise : humanitaire ou politico-militaire ?
Son aspect humanitaire se limite surtout à l’ex-Zaïre pour faire face à l’épidémie de choléra et là, ce sont les Hutu qu’on sauve. Par contre, l’état-major avait préalablement décidé de créer une « zone humanitaire sûre » (ZHS) dans le sud-ouest du Rwanda à partir du 5 juillet. Cela change la nature de l’opération, qui devient politico-militaire. L’expression ZHS est un concept onusien que la France a repris à son compte. Au début, elle ne paraissait pas dans la résolution 929 qui a créé l’opération Turquoise. Mais le président Mitterrand et son chef d’état-major particulier, le général Quesnot, ne voulaient pas que le FPR gagne la guerre. Il fallait au moins l’empêcher de la gagner sur la totalité du territoire rwandais. Pour ce faire, ils ont décidé de lui enlever une partie de ce territoire en créant la ZHS.
N’est-on pas là dans l’idée d’une balkanisation de la république du Rwanda, avec la création d’une sorte de « Hutuland » à l’ouest ?
Je vous lis cette note de la présidence de la République française, datée du 6 mai 1994 : « Le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura incessamment atteint ses buts de guerre : le contrôle de toute la partie est du Rwanda y compris la capitale, afin de constituer une continuité territoriale entre l’Ouganda, le Rwanda et le Burundi. Le président Museveni et ses alliés auront ainsi constitué un “Tutsiland” avec l’aide anglo-saxonne… » Rédigée par Quesnot, cette note figure dans les archives personnelles de Mitterrand auxquelles j’ai eu accès.
Les autorités françaises étaient donc hantées par cette idée de « Tutsiland » ?
Elles étaient hantées par l’idée que le Rwanda ne puisse plus être hutu, mais tutsi. Elles voulaient l’empêcher, et qu’ont-elles fait pour cela ? Regardez cette carte du Rwanda, toujours issue des archives de Mitterrand, sur laquelle est ajoutée une ligne de démarcation qui traverse le pays verticalement. Elle représente l’état des forces du pays en mai 1994, c’est-à-dire avant l’opération Turquoise : à droite, la zone prise par le FPR ; à gauche, celle qu’il doit encore conquérir. Le mot qui est écrit à la main sur cette carte, dans la section de droite, est « Tutsiland ».
La France prévoit déjà d’occuper une partie du territoire rwandais qu’elle appellera zone Turquoise, officiellement ZHS, sur la base d’un accord tacite donné par le Conseil de sécurité selon la procédure du nihil obstat (« rien ne s’y oppose »). Le 1er juillet, la France envoie à Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général de l’Onu, un courrier dans lequel elle déclare envisager cette ZHS, interdite à tout belligérant pour « protéger les populations menacées ». Elle affirme préférer l’aval des Nations unies, auxquelles elle demande d’appliquer la procédure du nihil obstat. Elle s’attribue ainsi une partie du Rwanda dans laquelle elle va faire régner son ordre.
Cette zone humanitaire sûre devient le repaire des génocidaires…
C’est l’effet d’aubaine de la ZHS pour les miliciens qui, en allant là-bas, seront protégés du FPR ! C’est ainsi que le gouvernement intérimaire rwandais, qui a fait exécuter le génocide, se retrouve le 15 juillet en ZHS.
(1) Silence Turquoise. Rwanda 1992-1994. Responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsi, Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud, Éd. Don Quichotte, 2012, 450 p., 19,90 euros. Le titre est tiré du nom de l’opération menée en territoire rwandais par l’armée française du 23 juin au 22 août 1994, pendant et après le génocide qui a coûté un million de morts au Pays des mille collines.
(2) Jean-Remi Duval de son vrai nom.
(3) Éditions Mille et Une Nuits, 2005, 550 p., 22 euros.
(4) Silence Turquoise, p. 294.