Où va le Moyen-Orient ? Dans quelles dynamiques régionales sont intervenues les forces destructrices qui ont succédé aux « printemps arabes » ? Remise en perspective historique avec le sociologue et politologue Rudolf el-Kareh, professeur des universités, spécialiste du Moyen-Orient et conseiller auprès des institutions européennes.
Vous remettez en cause la vision confessionnelle des événements au Proche-Orient. La lutte entre les sunnites et les chiites, c’est une construction qui arrange l’Occident ?
C’est une évidence. C’est un postulat et il est démontrable. Le point de départ est la lecture orientaliste coloniale de la région depuis la Question d’Orient, au XIXe siècle. Celle-ci désigne une stratégie élaborée par les puissances européennes pour saper l’Empire ottoman. Mais ce n’était pas une guerre religieuse. Il s’agissait de stratégies politiques. Et tout ce que nous voyons aujourd’hui dans cette région, ce sont des conflits d’ordre politique. Or on occulte le politique. C’est très facile de dire que le conflit oppose le sunnisme et le chiisme, comme s’il s’agissait d’entités culturelles immuables et homogènes. Cette approche globale qui consiste à lire la région sous l’angle communautaire, confessionnel ou religieux aboutit systématiquement à des échecs, qui coûtent humainement très cher. Non, tout ceci relève de stratégies de fragmentation régionale, même si la manipulation des peurs, des sentiments identitaires, des solidarités tribales, claniques ou confessionnelles est largement exploitée par le biais de barbaries quotidiennes.
Cette fragmentation est très peu mise en exergue…
La destruction des États nationaux est un objectif occulte, masqué. Sous le couvert de répandre la démocratie et les droits de l’homme, on a cherché des objectifs géopolitiques. Et la pire chose qui puisse arriver aux droits de l’homme est qu’ils soient instrumentalisés à des fins géopolitiques ou politiciennes. Lorsque l’on se met à parler uniquement de sunnites, de chiites, d’alaouites, de maronites, de syriaques, de grecs orthodoxes, on est dans la contradiction la plus totale. Quand on parle de démocratie, on parle de citoyenneté et lorsqu’on parle de citoyenneté, on parle d’un espace public dans lequel les appartenances et identités particulières se trouvent transcendées par l’appartenance nationale des citoyens au sein d’un système républicain, ou même d’une monarchie constitutionnelle. Il n’y a pas de démocratie hors de l’existence de l’État. Comment construire ou faire évoluer les systèmes démocratiques si l’on détruit les institutions et surtout l’État ?
L’enjeu fondamental, que ce soit en Syrie, en Irak, en Égypte, au Yémen, en Libye, c’est l’unité de la société, la protection de l’État (donc de ses institutions) et l’intégrité du territoire national. C’est cela que l’on cherche à détruire. La disparition de l’État est synonyme de chaos, de guerre de tous contre tous, de régression vers des solidarités tribales primaires, avec, dans un contexte globalisé et surmédiatisé, l’honneur des tribus et ses codes en moins. Ce chaos généralisé arrange l’État d’Israël.
Quelle est la stratégie de l’État d’Israël dans ce cadre ?
Si on devait la résumer depuis Jabotinski (extrême droite sioniste, NdlR) jusqu’à nos jours, ce serait par un document qui s’appelle « Une stratégie pour Israël dans les années 1980 », élaboré par l’un des conseillers de Menahem Begin – le fils spirituel de Jabotinski – en 1978 et diffusé publiquement dans la revue « Kivunim » (de l’Organisation sioniste mondiale) en 1980. Ce document préconise la dislocation des États arabes limitrophes de l’État d’Israël. Et là, on trouve une jonction avec les dynamiques politiques qui se sont mises en place depuis quatre ans. L’intérêt des Israéliens, aujourd’hui, est d’avoir autour d’eux un monde disloqué, en guerre civile permanente et qui soit à l’image de ce qu’ils veulent imposer dans la région.
Pourquoi cette logique de dislocation ?
L’un des objectifs de cette dynamique de dislocation est de briser toutes les puissances capables d’équilibrer la puissance israélienne. D’où la convergence d’intérêt entre les groupes terroristes soi-disant islamistes, avec une idéologie issue de la matrice wahhabite, et la politique israélienne. Moshe Yaalon (le ministre israélien de la Défense, Ndlr) a dit ouvertement que les groupes comme Daech ne sont pas les ennemis d’Israël, qu’il n’a aucun problème avec eux. C’est clair. Cela les arrange. Tout ce qui disloque leurs voisins les arrange.
Bachar al-Assad peut-il être vu comme le symbole de la préservation de l’État syrien et à ce titre être inclus dans une éventuelle solution politique au conflit syrien ? La présence de délégations politiques française et américaine récemment à Damas est-elle, à votre avis, un prélude à un changement de position diplomatique de ces pays à son égard…
C’est l’évidence. Steffan de Mistura, le représentant de l’Onu pour la Syrie, l’a dit clairement devant la commission des Affaires étrangères du Parlement européen il y a quatre semaines et l’a répété depuis, malgré quelques cris ici ou là, même si la personnalisation du problème est en soi une erreur. Seuls les Syriens peuvent décider de leur avenir et de celui de leur président, si l’on souhaite une solution durable. Elle passe d’abord par la cessation des ingérences et par le respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale syrienne. Il y a effectivement des repositionnements en cours, mais infléchir des stratégies aussi (ba)lourdes et aveugles que celles qui ont prévalu depuis quatre ans prendra du temps.
La Turquie ne joue-t-elle pas un rôle trouble ?
Le gouvernement turc s’est servi de Daech, dont on sait, de source américaine que plusieurs milliers de combattants proviennent de ce pays. Il est significatif qu’une partie de l’infrastructure de cette organisation s’adosse à l’Anatolie. Ankara a proposé il y a quelques mois à certains États occidentaux un marché : lâcher Daech en contrepartie d’une mainmise sur le Nord de la Syrie, notamment la ville d’Alep et sa région. Il s’agit là de visées turques récurrentes. Les autorités turques savent exactement où et qui est l’organisation dite « État islamique », laquelle n’a rien d’un État et n’a d’islamique que le nom usurpé et les ressourcements idéologiques de la secte wahhabite.
Ne trouvez-vous pas curieux que cette organisation qui a fait de la destruction des églises, des mosquées, des mausolées, des patrimoines archéologiques, bref de tout ce qui fait la mémoire d’un peuple, d’une nation, d’un groupe social, l’une de ses marques de fabrique avec les massacres, les meurtres et les horreurs « hollywoodisées », ne se soit jamais approchée du mausolée de Suleyman Shah dont Erdogan se proclame l’héritier ?
Vous voulez dire que la Turquie a toujours des visées hégémoniques sur la région ?
Oui. L’absence de véritable politique étrangère européenne sérieuse, autonome, la politique des « concessions diplomatiques » données à certains États membres (notamment Paris et Londres), le suivisme mécanique à l’égard de Washington a laissé, dans un premier temps et jusqu’à l’échec des stratégies politiques en Syrie, les coudées franches à Ankara. En résumé, celle-ci a voulu vendre l’idée suivante : « Si vous nous laissez imposer notre hégémonie dans la région, nous vous garantirons en retour à la fois la sécurisation des sources d’énergie et la protection stratégique de l’État d’Israël », les deux impératifs que le président Obama s’était fixé comme catégoriques.
La personnalité d’Erdogan a joué un rôle…
L’ego d’Erdogan a joué, comme la représentation du « monde turc » héritée de Suleyman Demirel (président turc de 1993 à 2000). Après la chute du Mur de Berlin, celui-ci avait déclaré que la Turquie allait ressusciter son « espace vital », de l’Adriatique jusqu’au Xinjiang. Erdogan a repris cette idée. L’AKP (son parti) étant la branche turque des Frères musulmans, il a pu penser que les liens avec les différentes composantes de la confrérie, lui permettraient de mettre la main sur la région, notamment dans les pays arabes. Ce projet, en dépit de convergences conjoncturelles, notamment en Syrie, l’Arabie saoudite ne l’acceptera pas. Mais c’est surtout à l’Égypte qu’il aura affaire à la fois pour des raisons politiques et historiques.
La Turquie, ne serait-ce qu’en raison de ses fragilités structurelles, devrait pourtant respecter la personnalité sociétale et la souveraineté territoriale des États limitrophes. M. Erdogan devrait cesser de se penser en futur sultan. Les manipulations et l’instrumentalisation des Frères musulmans afin d’imposer une mise sous tutelle est un jeu de très courte portée. Comme beaucoup d’États issus de l’effondrement de l’Empire ottoman, la Turquie est à la fois un héritier et un résidu de ce dernier. Le président turc et son Premier ministre Davutoglu sont engagés dans un revivalisme simplet et sans issue.
La Libye semble en perdition dans un chaos d’affrontements entre milices. La gravité de la situation, déjà liée au déficit d’autorité politique, n’est-elle pas accrue du fait de l’absence d’un État, et donc d’institutions solides ?
Bien évidemment. La Libye est aujourd’hui le prototype de ce qui peut arriver dans cette région du monde avec l’effondrement de l’État, et du lien national au sein de la société. La reconstruction des institutions devrait s’accompagner d’un processus de réconciliation, et surtout de l’arrêt des ingérences déstabilisatrices de ceux qui sont à l’origine de la catastrophe, auquel peut s’ajouter le rôle des voisins, notamment l’Égypte et l’Algérie, et de l’Union africaine.
Quelle solution préconisez-vous ?
Il faut apaiser de nouveau la région, permettre aux États et aux sociétés de se réorganiser. C’est à l’intérieur de cette structure étatique que l’on peut mettre de l’ordre. On ne peut pas développer l’idée de citoyenneté et les processus institutionnels de la démocratie à l’intérieur du désordre. Il faut un minimum de règles pour maintenir une société. Il faudrait aussi savoir, dans cette région du monde, si on est capable d’accepter l’idée de l’indépendance et du respect des États et des sociétés. Est-ce que les Iraniens, les Irakiens, les Syriens, les Libanais, les Égyptiens ont droit à leur propre indépendance, la gestion de leur propre espace national indépendant, dans le respect des autres espaces nationaux et dans le respect des relations internationales. Veut-on des partenaires ou des vassaux ? Il faut choisir.
La fin des vieux réflexes de type colonial, en somme…
La solution serait le respect des États nationaux et l’ouverture de l’ensemble de ces États sur eux-mêmes, du point de vue humain, du développement économique, de l’usage des potentiels de richesses matérielles ou humaines, qui résolvent l’émigration, la fuite des cerveaux. Il faut repenser le développement régional en termes d’intégration, de développement des potentiels au service des sociétés de la région, mettre fin au spectacle indécent de l’étalage des fortunes somptuaires chez les uns face à la paupérisation accélérée chez les autres. C’est le chemin le plus difficile. Mais c’est là où l’Europe a un rôle à jouer, en mettant en avant ses propres expériences.
Daech a pris son véritable essor après le départ des Américains d’Irak…
Comme par hasard. Je ne crois pas au hasard. Ce « machin – car il n’est ni un État ni islamique – n’a rien à voir avec l’islam. Ses idéologues de bric et de broc en sont à vouloir réécrire le Coran, inspirés par certains prédicateurs wahhabites. Le wahhabisme, là est la matrice idéologique. Daech est apparu au moment où il y a eu une convergence d’intérêts américains (notamment au sein du Parti républicain, autour de John McCain), irakiens (du moins de certaines forces politiques liées à Ankara et à certains clans à Ryad), saoudiens et turcs. Sur sa gestation organisationnelle et idéologique, la presse anglo-saxonne a publié des enquêtes minutieuses, notamment sur la prison américaine de Baqa du temps de l’occupation directe de l’Irak. Le général Wesley Clark, l’ancien commandant en chef de l’Otan pour l’Europe de l’Ouest a dénoncé publiquement, en direct sur CNN, les collusions fondatrices, il y a trois semaines.
Quelle est la fonction de Daech dans cette dynamique de fragmentation du Moyen-Orient ?
C’est un formidable épouvantail qui permet toutes les manipulations. Ce genre d’organisation a sa logique interne mais on ne peut les comprendre sans analyser les liens qui les rattachent à des commanditaires privés ou étatiques régionaux ou internationaux. Ce sont des organisations trans-frontières, trans-institutions, transgressant tout, y compris les interdits et les tabous, mais qui agissent dans un espace déterminé à la manière – sans analogie simpliste – des sinistres « Grandes compagnies » du Moyen-Age en Europe. Si vous observez l’idéologie de ces mouvements, tout ce qui est illicite sur le plan des relations humaines devient licite dans le cadre de leurs pratiques. Il est interdit de tuer, de violer, de brûler, de démembrer, eux le font et avec plaisir. Ce qui peut fasciner, soit dit en passant, mais ce n’est pas la seule explication, des jeunes gens sans repères, ayant une vision déformée du texte religieux relayé par des prédicateurs eux-mêmes manipulés. Tout devient acceptable et licite du jour au lendemain. Ils avaient tout, des femmes, de l’argent, ils pouvaient tuer, assassiner. La manipulation est là. Derrière ce type de manipulations, il y a des politiques et il y a des commanditaires. Or le plus souvent, les grands médias focalisent sur les effets du phénomène, ce qui permet d’occulter ce qui se passe en amont, c’est-à-dire la manipulation, et donc les responsabilités politiques.
Daech ne gagne plus du terrain. Est-il, selon vous, en reflux ?
Oui, il est en perte de vitesse. Ce qui ne signifie pas qu’il ne fasse pas encore des dégâts. Lorsqu’ils sont en résorption sur le terrain, lorsqu’ils sont obligés d’abandonner des positions en raison d’échecs militaires et de contre-offensives des armées nationales irakienne et syrienne, leur vindicte se porte sur les populations civiles. Sans compter les massacres spectaculaires ou les exactions à fort potentiel émotionnel qui frappent des populations confessionnellement ciblées ou des groupes tribaux délibérément massacrés dans le cadre de stratégies planifiées. Les échecs militaires font aussi découvrir, à ceux qui ont été attirés par le mirage internet de « l’irénisme du paradis califal sur terre » que les choses sont beaucoup plus sales, viles et basses qu’ils ne les croyaient. Cela produira des effets désagrégateurs. Mais l’essentiel demeure, d’une part, l’arrêt des projets politiques régionaux de désagrégation et des stratégies agressives à l’égard de la Syrie et de l’Irak (qui ont déjà et auront directement des effets dévastateurs sur le Liban si elles se poursuivaient) et, d’autre part, un assèchement des soutiens et des bases arrière, notamment dans les pays limitrophes.
La Syrie et l’Irak peuvent-ils récupérer ces portions de leur territoire national respectif actuellement sous contrôle de Daech ?
Ils sont en train de le faire. Il y a une reprise progressive de la maîtrise du territoire national par les armées irakienne ou syrienne. Tous les jours, l’armée syrienne reconquiert des portions de territoire. Pour comprendre ce qui se passe sur le terrain, il faut lire la manière dont l’État syrien a protégé son territoire il a commencé par protéger les grands centres urbains et les régions rurales à forte densité de population. Une présence administrative forte a été maintenue dans les régions excentrées (y compris dans les zones tenues par les bandes armées) afin de maintenir une diversité démographique et politique sur le terrain. Une partie du territoire syrien est désertique ou se situe en zone rurale. Avec un territoire de près de 300 000 kilomètres carrés et des milliers de kilomètres de frontières, notamment avec la Turquie, il y avait des priorités. Les bandes armées se développent à partir des zones les plus fragiles du territoire, qui sont les zones frontières. Ce sont des zones les plus difficiles contrôler. Au Niger, au Nigéria, au Cameroun, c’est dans ces zones frontières que s’est développé Boko Haram. Quel État au monde est capable de contrôler à 100 % son territoire national ? Observez les États-Unis et le Mexique !
La question d’Orient
« Les représentations coloniales de la région ont été imprégnées par les travaux de certains orientalistes. Le principal théoricien moderne de ces écoles orientalistes, c’est le Britannique Bernard Lewis », rappelle Rudolf el Kareh. « Il a été “prêté” au Pentagone dans les années 1940. L’idée était de désagréger l’Union soviétique par la déstabilisation de ses républiques méridionales à dominante musulmane, ce que Lewis a désigné par “arc de crise”, à savoir la zone qui va de la Turquie à l’Afghanistan. Les hasards de l’histoire font que l’URSS s’est désagrégée pour d’autres raisons. Mais cette approche a proliféré. Nous avons tout un cercle de néo-orientalistes dont Bernard Lewis est le père spirituel et qui sévissent en France, un peu moins dans les pays anglo-saxons où l’on est beaucoup plus critique. La France a eu une influence importante, notamment dès le début du XXe siècle, au Proche-Orient grâce au mandat qui lui a été octroyé par la Société des Nations après le traité de Versailles (1919). La République française, qui est était supposée être une république laïque, indivisible, promouvant la citoyenneté, ne pensait concernant cette région du monde qu’en termes de communautés et de confessions. Le Liban, où l’on a institué un système communautariste, en est l’un des exemples. En Syrie, la tentative mandataire de créer des États croupions confessionnels a fait rapidement long feu. »
Source : La Libre Belgique
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Publiée avec l’aimable autorisation de l’auteur