À Noé, ville frontière avec le Ghana, à 170 km de la capitale économique Abidjan, les commerçants qui tiennent boutique ont retrouvé le sourire. La fermeture par le gouvernement, le 21 septembre, des frontières terrestres et maritimes avec le voisin de l’est avait fait sombrer cette localité grouillante de monde, animée à longueur de journée par les déplacements des riverains des deux pays sur le pont enjambant la rivière Tanoe.
Depuis la réouverture des frontières, le 8 octobre, l’activité a repris. Mais rien n’est plus comme avant. Les patrouilles des soldats des deux côtés de la frontière, plus nombreuses que d’habitude, indiquent une situation encore tendue. Côté ivoirien, les fouilles des véhicules et des bagages sont désormais systématiques, et les points de contrôle de la police et de l’armée tout au long du parcours vers Noé se sont multipliés. L’armée est encore sur le qui-vive, depuis les attaques de fin septembre sur ses positions à la frontière, attribuées, par Abidjan, à des assaillants venus du Ghana. À en croire la thèse ivoirienne, ils s’y sont repliés dès qu’ils ont été mis en difficulté par les soldats, après dix heures de combat. Le gouvernement avait alors tiré la conclusion que le Ghana servait de refuge aux assaillants et avait décidé de fermer ses frontières terrestres, maritimes et aériennes avec ce pays.
Longues d’environ 700 km, elles étaient jusque-là une aire de commerce et d’échanges entre populations riveraines appartenant souvent aux mêmes groupes ethniques. Mais depuis la chute de Laurent Gbagbo, elle est devenue un casse-tête pour son successeur. En effet, l’arrestation de l’ex-président le 11 avril 2011, après quatre mois de résistance armée contre le verdict des urnes, avait suscité un sauve-qui-peut général chez ses soutiens militaires et civils. Plusieurs de ses officiers et de ses partisans avaient emprunté toutes sortes de stratagèmes pour quitter le pays. La plupart ont pris la direction du Ghana, qui entretenait de bons rapports avec le régime Gbagbo, tandis qu’un autre noyau choisissait de filer vers le Liberia, à l’ouest.
Les choses auraient pu en rester là si les nouvelles autorités n’avaient pas eu à faire face à de fréquentes tentatives de déstabilisation, toutes attribuées aux partisans de Gbagbo, dont presque tous ont demandé l’asile politique au Ghana. En août dernier, les autorités ont fait état d’une énième tentative de coup d’État perpétré par des officiers connus comme étant des inconditionnels de l’ex-président, emprisonné par la Cour pénale internationale à Svennigen, près de La Haye (Pays-Bas). Pour Abidjan, l’état-major politique et militaire des fidèles de Gbagbo se trouve au Ghana, entre Accra et Takoradi (plus proche de la frontière), à partir d’où il planifie des actions de sabotage et des projets de coup d’État en Côte d’Ivoire.
Les frictions entre Accra et Abidjan sont apparues au grand jour lorsque les autorités ghanéennes n’ont montré aucun empressement à répondre favorablement aux demandes d’extradition de ces « conspirateurs » formulées par le régime d’Alassane Ouattara. Le cas de Justin Koné Katinan, l’éphémère ministre du Budget de Gbagbo et ex-porte-parole de ce dernier, est emblématique. Alors qu’Abidjan réclamait son extradition pour « crimes économiques » – en fait d’avoir vidé les coffres de la Banque centrale de la BCEAO lors de la crise postélectorale –, la justice ghanéenne l’a, quant à elle, libéré sous caution. Colère au palais présidentiel d’Abidjan. Pour éviter que le fugitif ne lui file à nouveau entre les doigts, les Ivoiriens ont ajouté un autre chef d’accusation : les « crimes de sang » qu’aurait commis Katinan, permettant ainsi à Interpol de l’arrêter à nouveau. La justice ghanéenne devait décider de la suite de la procédure, le 16 octobre, après un premier renvoi.
Pour le nouveau pouvoir ivoirien, Accra ne joue pas franc-jeu. Des partisans du président Ouattara sont même convaincus que les autorités ghanéennes feraient volontairement durer les choses pour éviter d’extrader Katinan, mais aussi d’anciens chefs militaires qui circulent librement à Accra. Le dernier rapport d’experts de l’Onu a encore plus convaincu Abidjan du manque de coopération de la partie ghanéenne. Dans ce document classé confidentiel, mais qui a fuité, on peut lire que le 12 juillet dernier, une réunion s’est tenue à Takoradi, au Ghana, où trois groupes d’exilés – composés, chacun, de militaires et de civils – ont décidé d’unir leurs forces et de définir une stratégie pour renverser le pouvoir à Abidjan.
Ainsi, l’ex-directeur du port d’Abidjan, Marcel Gossio, un fidèle de Gbagbo, le pasteur Moïse Koré, Charles Blé Goudé, chef des jeunes patriotes, Justin Koné Katinan, ou encore la seconde épouse de Gbagbo, Nady Bamba, soutiendraient entre autres, politiquement et financièrement, les opérations armées menées depuis le Ghana et le Liberia. À en croire ce rapport, une connexion aurait été établie ces derniers mois entre les exilés ivoiriens et la junte malienne, ainsi qu’avec les extrémistes salafistes d’Ansar Dine. L’objectif de ces derniers serait de compromettre à tout prix les actions de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et de son président en exercice, Alassane Ouattara, partisan de la manière forte pour bouter les mouvements islamistes hors du nord du Mali qu’ils occupent.
Nady Bamba et Blé Goudé ont démenti ces informations, soutenant qu’ils n’étaient pas en faveur de la lutte armée, mais rien n’y fait. À Abidjan, on reste convaincu que de mauvais coups continuent de se préparer contre le pouvoir à partir du Ghana. Le nouveau président ghanéen, John Dramani Mahama, qui a succédé fin juillet au défunt Atta Mills, s’était rendu le 5 septembre à Abidjan pour apaiser les inquiétudes du pouvoir. Il avait alors juré que son pays ne servirait jamais de base pour des attaques contre la Côte d’Ivoire. La fuite au Ghana des assaillants pourchassés par les militaires ivoiriens, fin septembre, a contredit John Mahama. Au plus fort de la crise, il s’est rendu à New York a pour prendre à nouveau l’engagement, devant l’assemblée générale des Nations unies, que le territoire ghanéen ne servirait pas de refuge aux comploteurs anti-Ouattara.
Dès son retour à Accra, John Mahama a reçu la visite du représentant spécial du secrétaire général des Nations unies en Côte d’Ivoire, Bert Koenders. Le diplomate néerlandais a, selon nos informations, attiré l’attention du président sur la réalité des tentatives de déstabilisation du régime ivoirien orchestrées par des pro-Gbagbo établis au Ghana. « Le Ghana ne peut plus, dès lors, soutenir qu’il n’est pas au courant de ce qu’il s’y trame », soutient un diplomate ivoirien sous couvert d’anonymat. « Nous comprenons bien qu’il soit plus préoccupé par la présidentielle du 7 décembre à laquelle il est candidat et ne puisse pas avoir la pleine mesure de ce dossier, poursuit-il. Toutefois, il a le devoir de veiller aux relations traditionnelles de bon voisinage et au respect des principes de bonne entente qui empêchent les États membres de la Cedeao de servir de base à la déstabilisation d’autres pays de l’ensemble communautaire. »
Début octobre, les Ghanéens ont donné quelques signes de bonne foi en extradant vers la Côte d’Ivoire deux individus arrêtés en possession de centaines de Kalachnikovs et de munitions devant servir dans ce pays. Si, à Abidjan, on ne remet pas (encore) en cause la volonté de Mahama de tenir ses engagements – Ouattara a maintenu un contact direct avec lui –, on redoute plus que tout l’ombre de l’ancien président ghanéen John Rawlings, fervent défenseur de Laurent Gbagbo dont l’influence sur le parti au pouvoir à Accra n’est pas anodine.
La mauvaise passe actuelle des relations ivoiro-ghanéennes a ressuscité de vieux contentieux, comme celui de la frontière maritime entre les deux pays, toujours non réglé et compliqué par l’exploitation de pétrole par le Ghana dans cette région litigieuse. La question avait déjà été soulevée par la Côte d’Ivoire sous Gbagbo. Ghana se défend en affirmant avoir accordé des concessions aux compagnies pétrolières à l’intérieur des frontières maritimes internationalement reconnues. Abidjan saura-t-elle attendre le résultat de l’élection ghanéenne de décembre, qui permettra à un président ayant la pleine légitimité de gouverner ? Cela pourrait relancer avec plus de chances le règlement les questions qui fâchent, des réfugiés conspirateurs au pétrole.