« Défense antimissile : un pari raisonnable », estime Bruno Tertrais, chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) (1), se réjouissant de la dernière trouvaille technologique américaine susceptible de confirmer la vassalisation de l’Europe en matière de défense et de sécurité. Indépendamment du fait que les meilleurs experts s’accordent à reconnaître que l’actuel système de défense antimissile américain n’a pas encore fait ses preuves et que ses performances techniques restent des plus médiocres, cette posture très idéologique repose sur une triple méprise.
Stratégique d’abord : ce système d’armes cible prioritairement l’Iran, dont on ne voit pas l’intérêt à tirer un missile sur le territoire européen ou américain. Les militaires de Téhéran ne sont pas fous et savent parfaitement qu’une telle décision serait suicidaire, parce qu’elle entraînerait une riposte immédiate et sans appel dans des proportions exponentielles. Ce ciblage de l’Iran correspond à la doxa dominante qui cherche à nous persuader depuis des années que le programme nucléaire iranien constitue la menace planétaire numéro un. Au vu de l’évolution du contexte afghano-pakistanais et indien, de la diversification des vecteurs d’armes atomiques chinoises et de l’installation de nouveaux points d’appui nucléaires aux marges de l’Arctique russe, on est en droit de questionner la pertinence d’une telle hiérarchisation. Outre le ciblage iranien, Moscou reste, du reste, persuadé – à juste tire – que le bouclier antimissile américain est aussi destiné à restreindre ses propres capacités stratégiques. Les architectes d’une future Europe de la défense ne devraient-ils pas intégrer cette inquiétude réelle afin d’aborder les Russes avec un nouvel état d’esprit pouvant déboucher, un jour peut-être, sur un possible partenariat continental de l’Atlantique à l’Oural ?
La deuxième erreur de ce pari déraisonnable concerne la survie des industries européennes et françaises d’armement. Mais Bruno Tertrais nous rassure : « Enfin, nous devrons veiller à ce que l’industrie américaine ne soit pas la seule à bénéficier de ce projet. » Comme pour l’avion ravitailleur par exemple ! Bien sûr, nous veillerons, nous veillerons… En son temps, Ronald Reagan avait lancé le programme dit de « guerre des étoiles », avec l’objectif principal d’essouffler l’industrie militaire soviétique. La manipulation n’a pas si mal fonctionné, puisque les stratèges considèrent qu’elle fut l’une des causes de l’effondrement du monde communiste. Mais pourquoi faudrait-il, aujourd’hui, soutenir une initiative similaire principalement destinée à démanteler ce qui reste d’industries européennes et françaises de défense ? La France n’a pas une vocation masochiste et ses partenaires européens ont, tout autant que les États-Unis, le devoir impératif de défendre et consolider les emplois de leurs filières industrielles.
« Toute l’histoire des “nouveaux concepts” de l’Otan découle d’un travail obstiné pour rendre l’Alliance atlantique contraignante pour les Européens. Cette inversion des rôles est devenue beaucoup plus évidente depuis l’effondrement de l’Union soviétique. Si la solidarité contrainte ne peut plus être d’origine politique, comme pendant la guerre froide, les États-Unis cherchent, depuis les années 1990 et surtout après 2001, à créer à petits pas une contrainte technico-militaire sous prétexte d’une technicité entièrement nouvelle, qui imposerait la “décision en temps réel” découlant de la révolution électronique et de la menace du terrorisme ubiquitaire. » (2) Tiré du dernier livre d’Alain Joxe – à nos yeux le livre de géostratégie le plus important des dix dernières années –, ce constat nous amène aussi à mieux comprendre le dernier coup de poignard porté à l’Europe de la défense par nos bons amis britanniques en matière d’aéronautique militaire.
Enfin, troisième erreur absolument inconcevable pour la France, cette option fragiliserait sa doctrine de dissuasion nucléaire. En effet, si ce projet américain de bouclier antimissile aboutissait, cela rendrait obsolète sa conception d’arme atomique de non-emploi, devenant alors moins efficace pour dissuader un adversaire potentiel. Le corollaire financier est tout aussi essentiel : le dispositif total coûte quelque 928 millions d’euros, dont 800 millions ont déjà été engagés au titre de la « défense de théâtre » ; soit un surcoût de 157 millions d’euros (200 millions de dollars) à répartir entre les alliés selon les règles habituelles de financement sur une dizaine d’années. Si on prend en compte la clef de répartition fixée pour 2011, la facture française devrait s’élever à 22 millions d’euros, soit environ 2 millions par an…
À l’heure où l’on met en chantier le nouveau Livre blanc qui débouchera sur une loi de programmation financière difficile, la France n’avait-elle pas mieux à faire ? Comme le laisse entendre le nouveau ministre français de la Défense Jean-Yves Ledrian, il faudra, entre autres, prioritairement consolider les moyens de sécurité maritime. Avec ses 11 millions de kilomètres carrés de zone économique exclusive (ZEE), la France a, certainement mieux à faire en mer que dans les étoiles !
(1) Le Figaro du 29 mai 2012.
(2) Les Guerres de l’empire global – Spéculations financières, guerres politiques et résistance démocratique. Alain Joxe, Éd. La Découverte, mars 2012.
(3) Le Monde du 7 juin 2012.