Le 8 mai 1945, une manifestation pacifique célébrant la capitulation allemande tourne à l’émeute, à la suite du meurtre d’un scout qui arborait le drapeau algérien. La répression, collective, est féroce.
Les massacres de mai 1945 dans le Nord-Constantinois (Sétif, Guelma, Kherrata) marquent une rupture définitive entre la France coloniale et le mouvement national algérien. Celui-ci, dans son ensemble, est désormais rallié à la revendication d’indépendance, après la renonciation de certaines de ses factions à l’idée d’un possible compromis avec la puissance occupante. La répression féroce fera quelque 45 000 morts parmi la population algérienne traquée par l’armée, la police et les milices. L’historien Jean-Charles Jauffret écrira plus tard que l’intervention de l’armée « se rapproche plus des opérations de guerre en Europe que des guerres coloniales traditionnelles », alors que les autorités françaises ne cesseront de parler d’« événements » et de « troubles », comme elles le feront plus tard s’agissant de la guerre d’indépendance.
Le bilan du massacre du Nord-Constantinois est sciemment occulté pendant longtemps par l’État français. Il a mis fin prématurément à une commission d’enquête (la commission du général Tubert), a accordé l’impunité aux tueurs et n’a avoué, au départ, que 1 500 morts, selon le chiffre donné par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Adrien Tixier. S’il a fini par reconnaître de 6 000 à 15 000 morts dans un rapport du gouverneur Léonard en 1952, les historiens ont porté le bilan de 20 000 à 30 000 morts, soulignant toutefois qu’il s’agit d’une estimation « prudente ».
La plupart des historiens de la colonisation mettent en avant la thèse d’une « action préventive » déclenchée ce jour-là par les autorités d’occupation pour faire avorter une « insurrection », dont elles auraient décelé les préparatifs dans le Sétifois et des indices à travers l’ensemble du territoire algérien. Cette thèse n’a jamais pu être fondée. Malgré la tension qui régnait dans le pays à la suite de l’enlèvement et la déportation à Brazzaville de Messali Hadj, proclamé, en mars 1945, « leader incontesté du peuple algérien », les militants avaient en effet reçu pour consigne de manifester pacifiquement aux cris de « Istiqlal, Istiqlal, libérez Messali », et de ne pas porter d’armes. Sans doute les esprits étaient-ils déjà prêts à toute éventualité, dans l’atmosphère lourde de frustration régnant alors au sein de la population algérienne, à la suite de promesses non tenues et de plusieurs réformes avortées sous la pression du colonat qui refusait toute évolution, aussi minime fût-elle, du statut des indigènes. Mais aucune trace d’appel insurrectionnel aux manifestants à cette date n’a été trouvée.
Depuis 1881, les Algériens sont soumis au régime de l’indigénat qui les astreints notamment à un permis de circulation et leur dénie les droits les plus élémentaires avec une justice faite sur mesure pour conforter l’ordre colonial. Inique, donc. Ils ne peuvent en sortir qu’en renonçant à leur statut personnel, ce qui, à leurs yeux, revient, en pratique, à répudier la religion musulmane à laquelle ils sont attachés. L’Algérie est en même temps divisée en trois départements : Alger, Oran et Constantine, qui sont placés à partir de 1898 sous l’autorité d’un gouverneur général dépendant du ministère de l’Intérieur à Paris, avec une Assemblée de 69 membres, dont 48 Européens – représentant moins de 10 % de la population totale !
Dernière en date des velléités de l’administration française de rallier à sa cause une partie des « évolués » algériens : la tentative du général de Gaulle – qui reprend dans une ordonnance de mars 1944 le projet Blum-Violette de 1936 – d’accorder la citoyenneté française à 65 000 personnes et de porter à deux cinquièmes la proportion des Algériens dans les assemblées locales. Pour les leaders algériens, c’en était trop. Les assimilationnistes, qui s’étaient démarqués de la revendication nationaliste en niant l’idée de nation entre les deux guerres, puis en préconisant une République algérienne autonome fédérée à la France, finiront par se rallier à l’indépendance totale.
En mai 1945, lors du congrès des Amis du manifeste et de la liberté (AML), ils concéderont que Messali Hadj, fondateur en 1926 de l’Étoile nord-africaine puis en 1937 du Parti du peuple algérien (PPA), figure tutélaire de la lutte pour l’indépendance – « cette terre est la nôtre, elle n’est pas à vendre », avait-il prévenu en 1937 – est bien « le leader incontesté du peuple algérien ». Au grand dam des tenants de l’Algérie française et de l’administration coloniale qui se mobilisent alors pour tenter de donner un coup d’arrêt à ce rapprochement plein de périls. Le 1er mai 1945, à Alger et Oran, à l’occasion de la fête du Travail, une semaine après la déportation de Messali Hadj, la police, renforcée par des civils européens, tire sur un cortège de nationalistes réclamant sa libération, faisant des morts et des blessés. Plusieurs arrestations sont opérées.
La détermination des nationalistes en sort intacte malgré la répression. Le 8 mai 1945, un jour de marché, 80 000 manifestants au moins se rassemblent à nouveau au centre de Sétif pour réclamer la libération de Messali Hadj, l’indépendance et rappeler aux tenants de l’ordre colonial que la roue est en train de tourner après la défaite de la France face aux Allemands et la victoire des alliés sur les nazis. Consigne leur avait été donnée de manifester pacifiquement et de ne pas répondre aux provocations qui ne manqueraient pas.
Alors que le cortège est en train de s’ébranler dans une atmosphère fiévreuse d’ardeur nationaliste, un jeune scout brandit, pour la première fois sur le sol algérien, le drapeau national vert, blanc, rouge, frappé de l’étoile et du croissant. Stupeur dans les rangs de la police. Malgré l’intervention du maire socialiste de Sétif, craignant le pire, un agent se précipite sur le porte-drapeau et l’abat froidement, donnant ainsi le signal d’une émeute que personne n’avait préparée. Les manifestants indignés par ce forfait sans nom du policier s’en prennent aux Européens. vingt-sept sont tués au début des émeutes, qui s’étendent ensuite aux villes voisines, faisant plusieurs dizaines de victimes : 102 morts et 110 blessés au total.
Les partisans du tout répressif, qui se préparaient depuis longtemps à une telle confrontation, se déchaînent contre la population civile. Certains historiens attribueront leur « folie meurtrière […] à une psychose colonialiste ou la frousse se mêlait à la haine » et à des tensions raciales exacerbées sous le régime du maréchal Pétain – majoritairement adopté par le colonat – qui auraient survécu au rétablissement de la République. C’est faire peu de cas des moyens mis en œuvre par les autorités d’Alger. L’armée, la police et même l’aviation et la marine de guerre sont mises à contribution dans un mouvement synchronisé avec les milices formées à l’instigation de Pierre-René Casagne, secrétaire général du gouvernement général, du préfet de Constantine Lestrade Carbonnel et du sous-préfet de Guelma André Achiary. Ce dernier manifestera un excès de zèle inhabituel dans la répression en se portant en personne à la tête des miliciens.
Les civils encouragés par les autorités ne feront pas de quartier : exécutions sommaires, cadavres jetés dans les fours à chaux, prisonniers précipités dans le vide, viols, villages, mechtas bombardés sans aucun discernement, etc. La « pacification » ne prendra fin que le 22 mai. Les exactions collectives et le bain de sang sont suivis de l’humiliation des rescapés. Des mises en scène sont organisées montrant la « reddition » des tribus et la « soumission » des populations traînées au pied de chefs de l’armée coloniale. Les autorités font des photos. Elles sont diffusées auprès des Français, pour leur signifier que l’ordre est bien rétabli en Algérie, mais aussi auprès des populations locales, afin de leur prouver que l’ordre colonial est là pour durer, quels que soient les moyens employés pour le maintenir.
Chef du gouvernement provisoire d’unité nationale, le général de Gaulle – auréolé de son titre de chef de la Résistance contre les nazis – couvre de son autorité cet épisode sanglant. Le Parti communiste français (PCF) – le parti des « fusillés » de la résistance aux nazis – avait dénoncé les chefs nationalistes comme des « provocateurs à gages hitlériens », en demandant que les meneurs soient passés par les armes. Un des rares responsables lucides, le général Raymond Duval, commandant de la division du Constantinois en 1945, cheville ouvrière de la répression, avertit les acteurs politiques en France gagnés par le parti colonial et les prépondérants en Algérie : « Je vous ai donné la paix pour dix ans. Si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable. » Prémonitoire. Moins de dix ans après, le 1er novembre 1954, jaillira l’étincelle qui mettra fin à un système colonial ayant duré 132 ans.