Les aspirants « néo-indigènes » au succès littéraire parisien savent maintenant, comme Daoud, ce qu’ils doivent faire et ils peuvent apprécier profondément l’amer prix de vilenie à payer. Debray l’a martelé à propos de l’écrivain-chroniqueur oranais : « traître à son pays dans son pays lui-même ». Et si Daoud n’était, au fond, que cela dans une enrageante comédie politique où les rôles sont bien partagés.
Toute une Algérie vaniteuse, cultivant l’art de la sottise, est derrière Kamel Daoud. Et aussi la France littéraire et médiatique, en rangs serrés, toutes idéologies et chartes professionnelles confondues. Est-ce seulement pour célébrer un court récit, qui n’est pas encore un vrai roman, qui est la plate imitation, à rebours, d’une histoire racontée par l’auteur colonial pied-noir Albert Camus dans L’Étranger (Paris, Gallimard, 1942) ? Ce retentissement d’un texte d’occasion publié une première fois en Algérie, en 2013, par l’éditeur algérois Barzakh, est parfaitement bien orchestré à Paris. Lorsqu’il parait, en 2013, le récit, qui prend prétexte du centenaire de la naissance d’Albert Camus, ne rencontre que l’indifférence de la grande masse des Algériens qui se précipitent aujourd’hui sur les réseaux sociaux pour le défendre, le plus souvent sans l’avoir lu, au seul motif qu’il est adoubé par la France. Au printemps 2014, l’éditeur Actes Sud, domicilié à Arles, rachète les droits de Meursault contre- enquête pour lui donner un destin français. Contre la tradition même des jurys littéraires germanopratins qui ne retiennent que les ouvrages originaux publiés dans le courant de l’année par des écrivains de nationalité française, le récit de l’Algérien Daoud (qui porte le millésime de 2013) figure dans les premières sélections de l’année 2014 des jurés des principaux prix littéraires parisiens, notamment le Goncourt et le Renaudot. Il le doit essentiellement à Pierre Assouline, membre de l’Académie Goncourt, qui a demandé à ses pairs de l’intégrer dans leurs listes de lectures estivales et de le soutenir.
Quels peuvent être les raisons d’un attachement sans faille de l’intelligentsia française à un ouvrage qui n’aurait pas ameuté les grandes foules et les happenings médiatiques s’il était écrit par un Français ? Et, c’est précisément le cas : cette année sort chez Allary Éditions, à Paris, La Joie, un roman du philosophe Charles Pépin, fils de pieds noirs d’Oran, inspiré du même récit de Camus, mais qui ne connaît quatre mois après sa diffusion ni le succès ni la fortune qui ont consacré celui de Daoud, caracolant dans les palmarès des meilleures ventes. Si Charles Pépin nomme son héros Solara, un double antithétique de Meursault, dans une recréation littérairement jouissive, les raisons de la gloire médiatique et du succès de librairie du récit de Daoud ne doivent pas à sa qualité d’écriture ni à son inventivité : il est possible de dresser dans son « Meursault » le catalogue d’une langue française erratique, qui ne témoigne pas d’une quelconque créativité littéraire, qui serait fondamentalement postcoloniale. Ce sont davantage les impertinences et les intempérances du chroniqueur du Quotidien d’Oran que l’ingéniosité de l’écrivain qui ont accompagné l’équivoque réception d’une pâle copie littéraire dans la presse spécialisée française. Daoud se voit ouvrir les colonnes des journaux parisiens qui ne pouvaient que rêver d’un trublion qui parle à leur inconscient colonial, qui massacrait uniment la politique de son pays en déréliction pendant l’élection présidentielle de 2014, et allait bientôt afficher un sordide mépris envers le malheur des Palestiniens canonnés par la puissante armée israélienne, l’été 2014. Mais aussi brimer l’Islam, lui, qui fut un spadassin de l’islamisme armé dans les années 1990, qui déclare désormais ne plus être l’homme d’un seul Livre. Voilà donc l’étrange conjonction d’événements qui a suscité un candidat aux basses manœuvres, un nouvel « Arabe de service » sans foi ni loi, inespéré pour les champs médiatique et littéraire français.
Comment ne pas reconnaître que cette carrière de briseur d’idoles et de convictions a été scrupuleusement encadrée par l’élite intellectuelle parisienne qui découvre en Kamel Daoud un rabouilleur plus percutant que ne le fut Boualem Sansal, pourtant inféodé aux « diners du CRIF » et aux injonctions du sionisme ? Et dans un deuil irrésolu de l’ancienne colonie, tout ce qui vient de France est révéré par une chienlit algérienne, qui se répand en injures et ignominies sur les réseaux sociaux contre ceux qui tiennent un discours autre sur Daoud et son œuvrette. Si elle n’était le fait que d’incultes cisailleurs anonymes, cette logorrhée de laudateurs pitoyables ne mériterait aucune attention. Mais elle est aussi celle de bataillons de petites mains de l’Université et des médias. Et surtout d’écrivains, qui n’hésitent pas à traiter de « clowns » ceux qui refusent de participer à cette infâme célébration du journaliste et écrivain oranais, et, malheureusement, de critiques considérables qui ont fait le choix du clinquant.
Est-il possible de rappeler à tous que Kamel Daoud et son insignifiant essai littéraire sont plus une mise en scène française, particulièrement germanopratine, qu’algérienne. L’auteur de Meursault contre-enquête, habilement pris en charge par l’institution littéraire française,s’inscrit dans les attentes de ce qui est appelé la « littérature-monde en français », phénomène proprement néocolonial qui sévit depuis le fameux « Manifeste des Quarante », en 2007, qui a décidé de créer dans les marges de la littérature française une périphérie littéraire regroupant plusieurs écrivains du monde, justifiée par l’usage commun de la langue française. Auteur algérien, Daoud n’espère désormais qu’une carrière littéraire française, loin d’une littérature nationale algérienne, subissant encore l’hégémonie d’un champ littéraire parisien mû en recruteur de nouveaux bataillons d’Afrique, les célèbres « Bat d’Af » de jadis, faisant entendre aujourd’hui, signe des temps changeants, le cliquetis de la plume comme, hier, celui du mousquet, ferraillant au service de la France.
Les médailles et brevets littéraires ont remplacé, dès lors, les hochets militaires pour de nouvelles « harkas » d’Algérie sans état d’âme. Comment expliquer que toute une phalange d’écrivains algériens (dont certains ont déjà renié leur nationalité) se déploie en France pour mener une carrière littéraire rythmée par une course effrénée aux récompenses littéraires ? Avec un seul texte, Daoud fait mieux que Sansal, Benmalek, Djemaï, Bachi et bien d’autres, qui en ont publié plusieurs et fourni suffisamment de gages à une institution littéraire française dominante, détruisant les velléités de formation de littératures nationales dans ses anciennes possessions, notamment en Afrique. Et qui ne tarde pas à les missionner ! Régis Debray, membre de l’Académie Goncourt, en donne une raison dans son discours d’attribution du prix Goncourt du premier roman au lauréat Daoud, en insistant sur ce qui l’a fait prodigalement élire par l’élite littéraire et médiatique parisienne : « Je crois savoir que vous n’êtes pas un type de bonne composition, mais d’assez mauvaise humeur qui ne craint pas de déplaire ni d’aller à contre-courant. Un exemple d’homme révolté, aurait dit Camus, votre compagnon, votre alter ego. Un emmerdeur, en colère. En colère contre les autres, c’est rituel et c’est facile. On sent en vous lisant que votre âpreté est d’une autre nature, que vous êtes vous, en colère contre vous, vos fantômes et vos fantasmes et contre la situation faite aux vôtres – ce qui ne va jamais sans risque ». Au-delà d’un paternalisme visqueux et détestable, d’une imagerie reclassée de « l’homme révolté », le philosophe français désigne une qualité de Daoud : celle de ne pas voler dans les plumes du colonialisme, d’être si éloigné d’« un règlement de compte avec le colonisateur » pour paraître consensuel. Régis Debray exsude, en vérité, ce vieux racisme colonial qui énonce sa sempiternelle règle d’un monde divisé entre colons et colonisés ; les mots changent mais l’idée grotesque demeure : le médiologue le répète en lointain écho à une gnose qui fut sacrée dans les latifundia de la Mitidja : « Chacun sa famille, mais, sachez-le, elles se rejoignent. » Face à l’écrivain algérien, qui n’a jamais su se débarrasser de ses oripeaux d’indigène falot, le Français Debray n’a pas requis les mots d’une égale humanité, ceux-là même qu’il aurait adressés à un écrivain d’Allemagne ou d’Europe. « Chacun sa famille », certes, et une mauvaise conscience coloniale en appoint. Ces familles, pour ne pas dire « communautés », ne se sont pas davantage rejointes dans la France coloniale d’Algérie que dans la France actuelle qui en est encore à opposer et à imposer des quotas pour ses nationaux d’origine étrangère, et à pourchasser dans ses écoles, au nom de la lutte contre l’islamisme, de petits Français d’origine maghrébine. Il est difficile d’effacer une histoire, précisément celle de l’enfantement d’une nation algérienne, qui reste toujours douloureuse pour la France et ses élites ; ce qui nous vaut les formules circonstanciées de Debray, qui ressortissent d’un racisme refoulé insurmontable.
Les aspirants « néo-indigènes » au succès littéraire parisien savent maintenant, comme Daoud, ce qu’ils doivent faire et ils peuvent apprécier profondément l’amer prix de vilenie à payer. Debray l’a martelé à propos de l’écrivain-chroniqueur oranais : « traître à son pays dans son pays lui-même ». Et si Daoud n’était, au fond, que cela dans une enrageante comédie politique où les rôles sont bien partagés. L’intelligentsia française continuera à dézinguer le pouvoir d’Alger et à porter sur les fonts baptismaux des Daoud, rebelles en service commandé, utilement parés pour exprimer une énième révolte contre le vieux et incorrigible système qui dirige l’Algérie, dont Paris, tout en commerçant avec lui et avec ses hommes, ne manque aucune occasion de le conforter contre sa propre population et son opposition démocratique. D’Alger à Paris, cette ambiguïté est parfaitement entretenue. Daoud y garde sa place, au moins momentanément. Sur le front littéraire, rien n’est cependant jamais acquis. En 2014, son « Meursault » est porté par la pesante présence de Camus et surtout par une odieuse surenchère sur son pays. Comme pour Boualem Sansal, autrefois illusoirement menacé de « deux balles dans la tête », Kamel Daoud, qui ajoute une breloque au musée des fantasmes de la littérature algérienne, une fausse fetwa d’un hurluberlu médiatique, a pris le maquis dans les rassurantes rédactions parisiennes, sans jamais se risquer sur le terrain fangeux de la politique algérienne, lui qui ne sévit que dans les colonnes hyper-protégées de son journal oranais. Quels sombres parrainages le prochain opus de Daoud requerra-t-il pour attiser de nouvelles passions dans le landerneau littéraire parisien ? Et le savoir-faire seul (pour autant qu’il existe) suffira-t-il encore à porter l’auteur, en dehors des poisseuses coulisses du microcosme politique algérois qui l’ont accrédité à Paris, dans ses médias et dans sa littérature ? Quelle recette fumante à l’aïoli ressourcée sera concluante ? Comment Daoud saura-t-il réinventer le pire pour s’accrocher au succès de scandale ?
Comme beaucoup d’écrivains français d’origine algérienne, Kamel Daoud prétend faire de la littérature algérienne dans les basses-fosses de la littérature française et de son champ littéraire germanopratin. Il y a, fichtrement enraciné derrière cette intention, la croyance confondante que l’Algérie joue et jouera toujours dans les basses divisions, dans tous les domaines de l’activité humaine. Si un footballeur a du talent, on a vite fait de le vendre à l’étranger, parce qu’il a transcendé le niveau national et la seule reconnaissance ne peut lui être consentie que par un ailleurs magnifié (le symptomatique « là-bas »). C’est ce principe misérabiliste qui guide l’expatriation de sportifs, d’écrivains, d’universitaires et d’artistes, poursuivant hors du vrai pays de folles chimères.
Le seul avenir possible pour une littérature algérienne autonome ne peut être envisagé hors sol, « là-bas », mais dans un ici résolu, avec ses éditeurs, ses auteurs, ses lecteurs et ses institutions qui ne devraient plus lui manquer. Faut-il l’édifier, cet avenir, contre une France littéraire sans honneur, qui continue à débaucher ses écrivains et qui a fait de Kamel Daoud l’oiseau rare d’une saison littéraire désenchantée ? Debray peut insister sur cette obligée réinsertion de l’auteur de Meursault contre-enquête dans le souvenir de Camus et dans une francité littéraire éternellement dévoreuse : « Vous avez rapatrié L’Étranger dans la culture algérienne, fait de Camus un indigène à part entière, si je puis dire. Un écrivain qui parle de vous et à vous, arabes, Algériens, maghrébins. Eh bien, votre contre-enquête algérienne, écrite dans un français que peu de Français savent encore écrire ou même parler, sachez que nous la rapatrions à notre tour dans le trésor de notre littérature, je devrais dire la Littérature, celle qui peut faire de nous un peu mieux que des confrères, des frères. » Ainsi, quels que soient l’intérêt et la valeur littéraire de l’œuvre de Daoud, elle devient naturellement française et éligible à un transfert au « trésor » de la littérature française. Il s’agit, en fait, d’un déni écrasant et humiliant de l’autonomie et de la personnalité de la littérature d’un pays indépendant. Nul n’a jamais entendu cette revendication de la littérature de leurs anciennes dépendances par Londres, Madrid et Lisbonne. Paris peut le faire sans mesurer le champ de l’histoire et des décolonisations. Et pour autant, il convient de redire que l’Algérie, qui n’est pas fermée aux relations littéraires avec toutes les nations du monde, n’est plus la France. Si l’institution littéraire française respectait l’Algérie et sa littérature, si elle tenait à primer un auteur algérien ou à le promouvoir dans une compétition, elle aurait pu recommander Daoud et son maigrelet « Meursault » pour concourir dans un prix littéraire (il en est même de prestigieux) réservé aux littératures étrangères dans lequel ils auraient été confrontés aux plus grands noms et œuvres de la littérature mondiale. Car, en France, la littérature algérienne doit être une littérature étrangère et non un greffon importé. Cela devait être le choix le plus légitime et le plus honorable pour ses auteurs et pour leur pays. C’est le contraire qui a été fait : Algérien, Daoud concourait comme un postulant français (ou assimilé, en version « néo-indigène ») à des prix littéraires typiquement franco-français.
L’intention néocoloniale est bien forte dans cette démarche. Debray évoque donc un rapatriement dans « le trésor » de la littérature française. Troublant mot, en vérité. Le dictionnaire Larousse l’explique ainsi : « Faire revenir des personnes, des biens, des capitaux dans leur pays d’origine ». Le médiologue ne perçoit pas la lourde signification de ce mot en Algérie, lorsque les bateaux chargés de Français d’Algérie quittaient les ports du pays exsangue, laminé par une longue et dévastatrice guerre. Contre les attentes du FLN et de son gouvernement provisoire, la minorité française, juive et européenne, qui avait sa place dans le nouvel État le désertait, pour forger dans la société française et dans sa langue le mythe des « rapatriés ». C’est en ces moments de terrible récession sociale, économique et culturelle que la fraternité aurait triomphé de tous les extrêmes, mais il est admis que Français d’Algérie et Indigènes (les « Arabes » de Camus) n’étaient pas des « frères ». L’Histoire et ses violences nombreuses l’établissent.
Le seront-ils nécessairement aujourd’hui derrière le paravent des mots qui séparent plus qu’ils ne rassemblent et unissent ? L’Algérie littéraire et artistique devrait être vigilante face aux sergents-recruteurs de France qui, à l’instar d’un Régis Debray, agitent une insondable fraternité afin de revivifier leur vieille nation par le « rapatriement » d’écrivains et artistes de ses anciennes colonies, comme en témoignent les élections caractéristiques d’étrangers (entre autres l’Algérienne Assia Djebar et, récemment, le Haïtien Dany Laferrière) à l’Académie française. Il est clair qu’on est devant un processus de dénationalisation et de naturalisation pernicieux, qui prolonge le drame colonial. En l’espèce, il n’y a pas de maladresse dans le propos de Régis Debray ; il a bien raison : Daoud, le « rebelle », à la langue « charnue » (remarquable oxymore pour un baragouin d’auteur) a été « rapatrié » et il est définitivement perdu pour son pays et pour sa littérature. Au moment où l’emprise de la France sur l’Algérie, sur sa politique, sur son économie, sur son industrie, n’a jamais été aussi visible, voire choquante, il est souhaitable que les Algériens, soucieux de leur indépendance nationale, ouvrent le débat sur l’inconséquente prédation culturelle française, à la mesure d’une douteuse entreprise néocoloniale.
Abdellali Merdaci est professeur de l’enseignement supérieur, écrivain. Il enseigne la théorie littéraire à l’université Mentouri de Constantine.
Discours de Régis Debray
Il est assez rare que des livres soient des actes. Il est assez rare que la littérature soit pratiquée et pas seulement considérée comme une tauromachie. Michel Leiris vous en aurait sans doute félicité. Il n’est plus des nôtres, les Goncourt sont heureux de le faire à sa place, un peu tard peut être, mieux vaut tard que jamais. Vous êtes, je crois, un chroniqueur abondant et un écrivain rare. Avec Meursault contre enquête vous vous exposez à la corne acérée du taureau. Le taureau au front bas, pieux, bête et méchant – vous l’avez frôlé, et vous êtes sur sa liste noire. C’est tout à votre honneur, et aussi à l’honneur de cet art risqué qu’on appelle la littérature, qui est à son meilleur quand elle cesse d’être un art d’agrément, un signe de distinction ou un jeu avec les mots.
Je crois savoir que vous n’êtes pas un type de bonne composition, mais d’assez mauvaise humeur qui ne craint pas de déplaire ni d’aller à contre-courant. Un exemple d’homme révolté, aurait dit Camus, votre compagnon, votre alter ego. Un emmerdeur, en colère. En colère contre les autres, c’est rituel et c’est facile. On sent en vous lisant que votre âpreté est d’une autre nature, que vous êtes vous, en colère contre vous, vos fantômes et vos fantasmes et contre la situation faite aux vôtres – ce qui ne va jamais sans risque. C’est celui que court tout intellectuel digne de ce nom, je veux dire celui qui se retourne avec des mots ou des images contre les siens tout en restant chez lui, au milieu des siens. Hurler avec les loups contre les vieux ennemis de la tribu, faire chorus avec l’opinion – tout un chacun peut le faire. Ces préposés, au consensus tous nos médias en raffolent. Passer pour traître à son pays dans son pays lui-même, c’est le sort que doit endurer quiconque a le courage incongru de la vérité crue. Vous n’êtes pas le premier dans cette manière et j’espère bien que vous ne serez pas le dernier.
Pour tout vous dire, je ne vous connaissais pas quand j’ai reçu votre livre et survolé votre quatrième de couverture. Je me suis dit, « bon, un règlement de compte avec le colonisateur, le colonisé va lui renvoyer la balle, élever la voix au nom des humiliés et des offensés contre un humaniste altier, un Camus assez dédaigneux ou distrait pour ne pas donner un nom ou un prénom à l’Arabe tué par Meursault. » Je m’étais trompé. Le tiers-mondiste, c’est bien ; la probité, ce n’est pas mal non plus. Avec vous, l’altercation ou l’explication, au sens « sors un peu mon gars on va s’expliquer dehors », ce n’est pas seulement avec le Français, le pied-noir qu’elle a lieu, c’est avec votre histoire, votre religion, vos souffrances et votre présent. Ce qui fait de ce premier roman autre chose qu’une fiction autour d’une fiction, un récit de famille contre une autre famille, mais une plongée dans l’histoire réelle, dans le plus obscur d’une histoire de désillusions et de rêves avortés, qui nous est commune. Chacun sa famille, mais, sachez-le, elles se rejoignent. Oran n’est pas si loin de Paris… L’important est que cette réalité, vous l’ayez transfigurée par une langue à la fois classique et charnue.
Vous avez rapatrié L’Étranger dans la culture algérienne, fait de Camus un indigène à part entière, si je puis dire. Un écrivain qui parle de vous et à vous, arabes, Algériens, maghrébins. Eh bien, votre contre-enquête algérienne, écrite dans un français que peu de Français savent encore écrire ou même parler, sachez que nous la rapatrions à notre tour dans le trésor de notre littérature, je devrais dire la Littérature, celle qui peut faire de nous un peu mieux que des confrères, des frères. Vous êtes de ceux qui rétablissent une relation d’égalité entre les deux rives de la Méditerranée, le cimetière marin que nous avons en partage. Une fraternelle réciprocité.
Encore merci, cher Kamel. On a tous ici envie de vous dire, continuez c’est bien parti, on se reverra bientôt. Pour nous tous, ce prix n’est pas un au-revoir, c’est un bonjour.