Nos cousins de Madrid et de Lisbonne ne veulent tout simplement pas des Musulmans en Europe, écrit Robert Fisk.
Les maisons de ceux qui vivaient là parsèment les terres qu’ils ont perdues. Maisons arméniennes dans le sud-est de la Turquie. Maisons palestiniennes abandonnées en Israël. Biens allemands dans ce qui était le territoire des Sudètes et la Prusse. Il y a des maisons grecques autour de Smyrne – Izmir maintenant – et sur la côte ouest de l’Irlande on trouve les cabanons des sans-abri morts ou émigrés durant la Grande Famine.
Michael Barry, un ingénieur irlandais des chemins de fer, a répertorié les vestiges des foyers Morisques – aussi appelés « moriscos » – en Espagne, derniers musulmans à être chassés de l’Andalousie en 1613. Ses photographies de murs de pierre voûtés, de cabanes ruinées et de poutres brisées prises à Atzuvieta dans la province de Valence rappellent étrangement les vestiges des maisons paysannes du XIXe siècle de son propre pays.
L’an le plus sombre, bien sûr, fut 1492, lorsque le royaume Maure de Grenade se rendit à Ferdinand et Isabelle. Le pouvoir chrétien récupéra les terres où musulmans et juifs avaient vécu ensemble durant des centaines d’années et avaient sauvegardé quelques-unes des grandes œuvres de la littérature classique – provenant de Bagdad – que nous pûmes étudier. Excepté pour ceux qui se convertirent au christianisme ou moururent sur le bûcher, les communautés musulmanes et juives entières – parmi eux au moins 1 000 Juifs, peut-être 10 000 – furent chassées d’Espagne et du Portugal au début du XVIIe siècle. Elles se dispersèrent vers le Maroc, l’Algérie, la Bosnie, la Grèce et la Turquie.
C’est pourquoi l’Afrique du Nord recèle toujours des vestiges glorieux de l’architecture andalouse. Les Juifs Séfarades (originaires d’Espagne) parlaient le ladino, langue que l’on pouvait encore entendre à Sarajevo durant la guerre de Bosnie dans les années 1990. En un peu plus de 100 ans, la monarchie chrétienne espagnole avait expulsé un demi-million de musulmans et entre 200 000 et 300 000 Juifs. Il y a aujourd’hui environ 3,5 millions de Juifs séfarades dans le monde. On peut encore trouver leurs anciennes maisons en Espagne.
L’Espagne et le Portugal veulent maintenant faire amende honorable, nous dit-on. Ils donneront la citoyenneté – passeports de pleine citoyenneté – aux descendants des familles expulsées de leur pays. Le gouvernement considère les expulsions comme « une tragédie », ou – selon les paroles de la ministre de la Justice de l’Espagne – une « erreur historique ». C’était, de toute évidence, un nettoyage ethnique, un crime massif contre l’humanité, mais n’attendons pas trop de nos amis espagnols et portugais, car il y a, malheureusement, quelques problèmes . Pour illustrer : cela ne s’appliquera pas aux Musulmans.
Les descendants des juifs expulsés de la péninsule ibérique aux XVe et XVIe siècles peuvent réclamer un passeport qui leur permettra de voyager librement dans les 28 pays de l’UE. La plupart de ceux qui sont censés être concernés vivent en Israël. On leur fournit un « droit de retour » – un droit qu’Israël dénie, bien sûr, aux anciens habitants arabes chassés de leurs foyers en Palestine après la création d’Israël. Fonctionnaires espagnols et portugais ont préféré ne pas s’attarder sur ces questions – ni expliquer pourquoi ils ont choisi d’appliquer une discrimination raciale à ceux qui ont été expulsés de leurs terres il y a 600 ans.
Cette tragédie en Andalousie a duré plus d’un siècle et ce seraient les rébellions musulmanes, réprimées avec brutalité par les chrétiens – et c’est là qu’apparaît alors le double langage de l’Espagne – qui pourraient disqualifier les musulmans vis-à-vis de la générosité de Madrid. Dans l’imagination populaire, l’expulsion en temps de guerre – et cela pourrait s’appliquer aux Palestiniens – ne serait pas en quelque sorte la même l’expulsion que celle de populations entières pour des raisons purement raciales. Ainsi, selon cette théorie, les descendants juifs de l’Espagne du 15e siècle ont davantage de droits que leurs frères musulmans. Un argument douteux.
Mais il y a d’autres problèmes. Il semble que les demandes juives à la citoyenneté devront dans de nombreux cas être approuvées par les groupes communautaires juifs locaux ; ainsi, les refus ne pourront pas être imputés au gouvernement de Madrid. En outre, le chroniqueur juif Micah Halpern, qui se présente lui-même comme un expert du « terrorisme » (sic) et du « fondamentalisme islamique », a critiqué très durement toute cette mascarade. Les Espagnols et les Portugais ne présentent pas d’excuses aux Juifs – comme ils devraient certainement le faire – mais simplement leur offrent des passeports. Il ne faut s’attendre à aucune indemnité. Et les Musulmans chassés d’Espagne en 1609, comme le note M. Halpern, sont exclus du dispositif.
Mais en ce qui le concerne, l’offre dite « généreuse » de l’Espagne et du Portugal n’est pas faite pour des raisons de conscience, mais parce que les Juifs sont « de bons gestionnaires » et aideront les économies de ces deux pays en faillite. « C’est une décision fondée sur la nécessité économique, » écrit-il. « Et c’est pourquoi aucune invitation n’a été adressée aux Musulmans. Le retour des Musulmans signifierait que des dizaines de millions [sic] de personnes pourraient prétendre à la nationalité mais sans rapporter d’argent. » C’est un peu bizarre. Des dizaines de milliers de musulmans sont extrêmement riches et pourrait également apporter des fonds importants pour l’Espagne et le Portugal.
Les groupes musulmans espagnols ont longtemps fait campagne pour les droits à la citoyenneté des descendants de musulmans expulsés ou obligés de se convertir en même temps que les Juifs. Non, les véritables raisons de leur racisme est que nos cousins de Madrid et de Lisbonne ne veulent tout simplement pas que des musulmans s’installent en Europe, et encore moins en deviennent des citoyens. Et ils peuvent compter sur le fait que très peu de Juifs qui bénéficient de leur offre, un grand nombre étant maintenant établis aux États-Unis et en Israël, voudront effectivement venir vivre en Espagne. Il serait bien que les Musulmans fassent pareil.
M. Halpern présente les excuses allemandes pour l’Holocauste et les regrets de l’Amérique à propos de l’esclavage. Curieusement, il ne mentionne pas les Arméniens qui se voient refuser les excuses de la Turquie. Mais il conclut en disant que tout ce que l’Espagne et le Portugal entendent « c’est la monnaie sonnante et trébuchante ». C’est un raccourci, je pense. Espagne et Portugal veulent simplement s’assurer que l’expulsion musulmane est définitive. L’Andalousie est l’une des merveilles issues de ce que nous appelons maintenant le multi-culturalisme. Les Espagnols ne veulent pas revenir en arrière. « Tout décline », écrivit le poète Salih bin Sharif al-Rundi à Séville en 1248, « après avoir atteint la perfection… »
Robert Fisk est le correspondant du journal The Independent pour le Moyen Orient. Il a écrit de nombreux livres sur cette région dont La grande guerre pour la civilisation : L’Occident à la conquête du Moyen-Orient.
Source : The Independent
Traduction : Info-Palestine.eu – Brigitte C.
https://www.info-palestine.net/spip.php?article14556