
Bruno Guigue
Si la fonction des médias dominants est de substituer l’imaginaire à la réalité, la représentation occidentale de la Corée du Nord, manifestement, n’échappe pas à la règle. Vu de l’Ouest, il est vrai que Pyongyang fait figure d’accusé idéal. Cette « monarchie rouge », ce « régime ubuesque », ce « goulag asiatique » réunit les stigmates de tout ce que l’Homo occidentalis est censé détester. Désigné par les grands prêtres du droit-de-l’hommisme comme l’incarnation du Mal, cet État honni ferait peser, selon le secrétaire d’État américain Rex Tillerson, la « pire des menaces sur la paix mondiale ».
Inversion accusatoire
Mais de quelle menace s’agit-il ? Depuis son entrée fracassante dans le club des puissances nucléaires, en octobre 2006, la Corée du Nord est mise au ban des nations. Instrumentalisée par Washington, la « communauté internationale » a mobilisé les grands moyens. Résolutions onusiennes, sanctions économiques et manœuvres militaires se succèdent, sans relâche, pour isoler le régime fautif. Rangée par les États-Unis dans la catégorie des « États voyous », la République populaire démocratique de Corée est dans la ligne de mire.
La propagande occidentale dépeint Kim Jong-un sous les traits d’un tyran sanguinaire faisant joujou avec la bombe, mais cette description ne repose sur aucun fait objectif. La stratégie nucléaire nord-coréenne, en réalité, est purement défensive. Dissuasion du faible au fort, sa finalité est d’exposer l’agresseur à des représailles insupportables, et non de prendre l’initiative des hostilités. Prudents, les Nord-Coréens veulent échapper au sort de l’Irak et de la Libye, pulvérisés par les États-Unis et leurs supplétifs au nom de la « démocratie » et des « droits de l’homme ».
Le bellicisme prêté à Pyongyang relève plutôt d’une inversion accusatoire dont le « monde libre » est coutumier. Prompts à donner des leçons de morale, les États-Unis sont les seuls à avoir utilisé l’arme nucléaire. À Hiroshima et à Nagasaki, ils l’ont fait sans hésitation et n’ont jamais exprimé le moindre remords. Non seulement ce massacre de populations civiles (plus de 220 000 morts) fut d’une barbarie sans nom, mais il n’avait aucune justification militaire. Le Japon était prêt à capituler, et le recours à l’arme atomique visait à intimider l’URSS, dont les troupes étaient en train d’écraser l’armée japonaise en Mandchourie.
La Corée a échappé à la bombe nucléaire, pas au napalm
Il faut croire que, pour la « nation exceptionnelle », carboniser des dizaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards ne pose aucun problème sur le plan moral. Pour fêter l’anniversaire de la double explosion, les généraux américains aimaient déguster en famille une pâtisserie en forme de champignon atomique. Cinq ans plus tard, les mêmes galonnés à la bonne conscience indécrottable déchaînèrent le feu céleste contre les Coréens. Ces derniers échappèrent de peu à l’apocalypse nucléaire rêvée par MacArthur, mais ils subirent les effets dévastateurs d’une arme nouvelle : le napalm.
Pendant la guerre de Corée (1950-1953), l’US Air Force fit un usage massif de cet explosif incendiaire. « La ville industrielle de Hungnam fut la cible d’une attaque majeure le 31 juillet 1950, au cours de laquelle 500 tonnes de bombes furent lâchées à travers les nuages. Les flammes s’élevèrent jusqu’à une centaine de mètres. » À l’armistice, « l’évaluation des dégâts provoqués par les bombardements révéla que sur les 22 principales villes du pays, 18 avaient été détruites au moins à 50 %. Les grandes villes industrielles de Hamhung et de Hungnam avaient été détruites à 85 %, Sariwon à 95 %, Sinanju à 100 %, le port de Chinnamp’o à 80 % et Pyongyang à 75 % ». (Bruce Cumings, Mémoires de feu en Corée du Nord, Le Monde diplomatique, décembre 2004).
Imagine-t-on une guerre qui anéantirait 60 millions d’Américains en les carbonisant avec des bombes incendiaires ? C’est ce que la Corée du Nord a subi entre 1950 et 1953. Utilisant des armes de destruction massive, les généraux du Pentagone ont méthodiquement massacré 3 millions de personnes, soit 20 % de la population de ce petit pays qui osait leur résister. Évidemment, de telles broutilles n’entacheront jamais le prestige inégalé dont jouit l’Oncle Sam dans nos contrées. Mais à la lumière de cette histoire, on comprend mieux, en revanche, la hargne anti-impérialiste des Nord-Coréens.
Et Israël ? !
Il n’y a pas que le passé, au demeurant, qui incite à relativiser la passion de Washington pour la paix dans le monde. Lorsque les États-Unis jouent la vertu outragée et brandissent l’épouvantail nord-coréen, on finirait presque par oublier qu’ils détiennent 4 018 têtes nucléaires, alors que la République populaire démocratique de Corée en possède une dizaine. Les cinq essais nucléaires nord-coréens ont provoqué des torrents d’indignation en Occident, mais les États-Unis en ont réalisé plus d’un millier. Enfin, ce n’est pas la Corée du Nord qui a pris l’initiative de nucléariser la péninsule, mais les États-Unis en 1958.
Lorsqu’on demande ce que viennent faire des porte-avions US dans la région, la propagande répond que la Corée du Nord est un État voyou qui a violé le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Cette accusation est absurde. Un État souverain est libre de dénoncer un traité international, et Pyongyang a annoncé la couleur en se retirant du TNP. De ce point de vue, sa situation est beaucoup moins scandaleuse que celle d’Israël. Car cet État non signataire du TNP détient 300 têtes nucléaires avec la bénédiction des puissances occidentales, alors qu’il bombarde régulièrement ses voisins et pratique l’épuration ethnique dans des territoires qui ne lui appartiennent pas.
Les dirigeants nord-coréens ont beau user d’une rhétorique grandiloquente, ce petit pays de 25 millions d’habitants a conscience des rapports de force. La puissance militaire nord-coréenne représente 2 % de celle des États-Unis, et sa seule ambition est de prévenir une agression extérieure dont la perspective n’a rien de fantasmatique. Réduits à l’impuissance au Moyen-Orient, les docteurs Folamour du Pentagone rêvent d’en découdre avec ce pays récalcitrant. Ils ont installé un bouclier antimissile en Corée du Sud, dépêché dans la région un puissant groupe aéronaval, et largué dans la montagne afghane la méga-bombe MOAB en guise d’avertissement.
Domino solidement arrimé
Mais cette démonstration de force aura pour seul effet de conforter Pyongyang dans sa détermination. Farouchement attachée à sa souveraineté, fidèle à l’idéologie du « juché » (autonomie) héritée de Kim-Il-sung, la Corée du Nord n’agresse personne. Contrairement aux États-Unis dont la doctrine prévoit la possibilité d’une attaque préventive, le programme nucléaire de la Corée du Nord indique seulement à ceux qui voudraient l’attaquer qu’ils s’exposent à des représailles. Décidée à résister à toutes les pressions, la République populaire démocratique de Corée est un domino que Washington n’est pas près de faire tomber.