Si Donald Trump s’est ravisé alors qu’il avait ordonné dans la nuit de jeudi à vendredi des frappes ciblées en Iran, c’est parce que cette réaction était « disproportionnée », a précisé vendredi le président américain. L’Iran avait détruit jeudi matin un drone américain de surveillance et d’espionnage, de type Global Hawk. Pour le politologue et sociologue Rudolf el Kareh, cet épisode reflète la différence entre les calculs faits par les différents décideurs aux États-Unis : le Conseil de sécurité nationale, où trône le conseiller John Bolton, les militaires du Pentagone et le président. « De son point de vue, Trump fait tout ce qui sert sa réélection, qui est sa priorité », estime ce spécialiste du Moyen-Orient, conseiller auprès du Parlement européen. Au-delà, dit-il, il faut analyser cette séquence « non pas dans son immédiateté mais dans la trajectoire des relations américano-iraniennes depuis 40 ans et surtout dans le contexte actuel des effets que la confrontation entre ces deux pays pourraient avoir sur l’ensemble des relations internationales, et notamment avec la Russie et la Chine », deux amis de l’Iran. ENTRETIEN
Vincent Braun : Dans quel contexte global s’inscrit cette crise selon vous ?
Rudolf El Kareh : La doctrine des États-Unis s’est trouvée totalement modifiée depuis deux ou trois ans. La priorité n’est plus la lutte contre le terrorisme mais bien à la confrontation avec la Chine et la Russie. Des dizaines de déclarations, de discours et de rapports l’illustrent. Le discours de Mike Pence il y a une quinzaine de jours devant les cadets d’une académie militaire (le 25 mai à West Point, New York) est significatif. Il leur a dit que, dans leur vie d’officiers, ils allaient être confrontés à des situations de guerre et qu’ils devaient intégrer l’idée que ces situations de guerre pouvaient se dérouler en territoire russe ou chinois. Lorsque l’on met en parallèle ce type de déclaration, qui est celle d’un idéologue, avec les manœuvres que l’Otan mène en permanence en mer Noire, en mer Baltique, et les provocations à proximité de la Chine, on voit bien que la situation est dangereuse. Les textes du Pentagone et du Conseil de sécurité nationale désignent la Chine et la Russie en tant qu’ennemis principaux. Aujourd’hui on, n’en n’est plus à combattre le terrorisme mais à le manipuler à des fins géopolitiques de déstabilisation.
La guerre avec l’Iran est-elle possible ?
Rudolf El Kareh : La guerre existe. Elle est déclarée depuis 40 ans et menée sous divers habillages : verbal (diabolisation et réduction d’un Etat et d’une civilisation multiséculaire à la notion réductrice de régime des mollahs ou de dictature religieuse…), diplomatique (relations rompues depuis 1980), économique (divers régimes de « sanctions »), politique (tentative de déstabilisation de l’intérieur en manipulant notammment les « Moudjahiddin du Peuple», par le biais de leur parrain, John Bolton). Aujourd’hui on arrive à une situation potentielle de confrontation militaire, qui est l’un des aspects de cette guerre polymorphe.
Pourquoi l’idée de cette confrontation militaire s’est-elle imposée jusqu’à ce qu’on la frôle vendredi ?
Ce scénario de confrontation est appuyé par Israël et M. Netanyahou. Israël tente par tous les moyens, avec la complicité des régimes au pouvoir dans les pays du Golfe (dont l’Arabie saoudite) desquels Israël s’est rapproché et qui sont aujourd’hui totalement inféodés aux Etats-Unis, de provoquer une confrontation militaire avec l’Iran. Mais Israël est incapable de conduire une guerre car pour conduire une guerre, il faut savoir non seulement la lancer mais être capable d’y trouver une issue . Capables de la provoquer, de l’entamer, les israéliens ne sont désormais plus en mesure d’en prévoir l’issue parce qu’il ne savent pas quelles peuvent en être les conséquences. Netanyahu aimerait bien faire la guerre avec le sang des autres. Celui des soldats américains en l’occurrence. Depuis longtemps les dirigeants, en Israël, considèrent et affirment ouvertement que la pérennité de leur État passe par une déstabilisation régionale et par le démembrement du Mashrek. Le désir israélien de provoquer un conflit rejoint celui « parti de la guerre» aux États-Unis. Mais la question est de savoir quels sont les moyens disponibles et quel est le prix à payer. Théoriquement les stratèges prévoient des scénarios de sortie de guerre. Dans ce cas de figure ils ne savent pas quels sont les véritables moyens de riposte de l’Iran et sous-estiment sa volonté de riposte.
Comment ne savent-ils pas les capacités de l’Iran ? Les Américains en ont pourtant les moyens matériels et humains
D’abord les États-Unis font face à un adversaire bénéficiant d’une très longue histoire militaire, politique, stratégique, diplomatique et culturelle. Un assemblage de techniques, quel sur soit leur degré de sophistication, ne peut rivaliser sur la durée avec une civilisation. Pour preuve, depuis quarante années que dure le blocus de l’Iran, celui-ci a réussi à développer un potentiel national économique, scientifique et militaire autocentré qui lui permet aujourd’hui de tenir tête à ceux qui rêvent encore d’être le vaisseau-mère de la planète.
Comment lisez-vous le déroulement de l’incident militaire ?
Si nous nous en tenons aux faits bruts tels qu’ils apparaissent au gré des recoupements des récits réciproques et des éléments matériels, le fleuron de la flotte de drones américains a été abattu par un système anti-aérien d’une génération précédente. Le Global Hawk est un concentré de haute technologie qui est normalement capable d’échapper aux systèmes de défenses anti-aériens. Or, il a été détruit pas un système Orchad 3, qui est une amélioration iranienne du système russe de défense anti-aérienne Buk, qui date d’il y a trente ans.
Qu’en tirez-vous comme conclusion ?
J’en tire comme conclusion que la volonté politique d’adresser un message hautement politique à l’adversaire est manifeste. L’Iran n’a pas cherché à cacher les faits, il a revendiqué la destruction de ce drone de surveillance et d’espionnage américain dans son espace aérien. C’est clairement une déclaration politique qui affirme l’intégrité territoriale, et l’inviolabilité de l’espace aérien iranien. Malgré la disproportion de force brute, Téhéran affirme qu’il ne reculera pas en cas de confrontation militaire et confirme que sa posture de résilience n’est certainement pas du bluff.
Notons en passant que l’Iran se réfère dans son action aux principes de la Charte de l’Onu et à ses fondements notamment le respect de la souveraineté des Etats et de leur intégrité territoriale.
La deuxième conclusion est que l’Iran connaît le prix d’une confrontation mais considère que le coût de celle-ci est inférieur à celui d’une reddition devant les pressions américaines. Le message destiné à Washington est celui-ci : vous avez les capacités de faire la guerre mais nous avons les capacités et surtout la volonté de nous défendre. L’Iran répète qu’il est prêt au dialogue mais pas avec le pistolet sur la tempe. Le message a été clairement transmis via l’intermédiaire suisse et le Premier ministre japonais Shinzo Abe, pour ne citer que ceux-ci. Que les « sanctions » soient suspendues, et que les pressions militaires cessent, et les négociations seront possibles mais d’égal à égal. C’est la position officielle de Téhéran.
Sont-ils prêts pour autant à renégocier avec les États-Unis, qui veulent aussi limiter en plus leur programme balistique ?
Mais ils ont déjà négocié avec les États-Unis dans le cadre des accords dits 5+1 sur le nucléaire, entérinés par le Conseil de Sécurité de l’ONU . Et c’est cet accord que Trump a dénoncé l’an dernier.
Quant à la question des missiles balistiques l’Iran considère qu’il s’agit d’une question de défense relevant de la souveraineté nationale, et que la question est exclue de l’accord sur le nucléaire
Mais les conditions sont très loin d’être réunies…
Oui. Lorsque l’on envoie un drone pour tester les différents systèmes de défenses anti-aériennes d’un État dont on viole l’intégrité territoriale, il est évident que l’on n’est pas dans le format d’un dialogue. Le respect de l’intégrité territoriale est, je le rappelle l’un des principes inviolables de la Charte des Nations unies. L’Iran a immédiatement réagi. Dans le dossier sur le nucléaire l’Iran s’en tient de manière stricte au respect du droit international. Je ne pense pas qu’il se serait aventuré à abattre un aéronef américain en dehors de son espace aérien, c’est à dire dans les eaux internationales, ce qui aurait constitué un acte de guerre. Remarquez que le respect du droit international est aussi la position officielle affichée par la Russie et la Chine et par de nombreux autres États. Jusqu’à nouvel ordre, et en particulier sous l’administration Trump, ce sont les États-Unis qui violent ouvertement et impunément le droit international. Faut-il encore rappeler la provocation du Maddox dans la guerre du Vietnâm et les éprouvettes puis les excuses publiques du Général Colin Powell?
Un esprit belliqueux et de courte vue habite encore une grande partie du complexe militaro-industriel américain qui croit que la guerre peut résoudre tous les problèmes.
C’est là qu’apparaît clairement l’échec de l’Europe. Trump s’est d’abord attaqué à l’Union européenne parce qu’il voulait neutraliser son rôle de modérateur, de médiateur, de manière à entrer en confrontation brutale et directe avec la Chine et la Russie sans aucune médiation. L’Europe est aujourd’hui incapable d’assumer ce rôle de médiation car elle s’est elle-même ligotée par les liens atlantistes. Et ce qui est plus grave, c’est qu’avec l’émergence des extrêmes droites à l’intérieur de l’UE, avec les petits jeux manipulateurs d’un Steve Bannon, on va assister à l’émergence de « petits trumps » un peu partout en Europe, ce qui déstabilisera davantage l’UE et l’éloignera sans doute du rôle historique qu ‘elle aurait pu assumer, n’était-ce la pusillanimité et le manque de courage moral de ses élites. Comme nous sommes loin d’un Général de Gaulle entamant en plein guerre froide un long voyage de médiation dans l’ex-Urss, prélude à la période de détente et des premiers traités de désarmement…
Les États-Unis sont-ils toujours les gendarmes du monde ?
Il y a toujours, dans la tête des idéologues des cercles de pouvoir à Washington, cette idée que les États-Unis peuvent retrouver leur statut unique d’hyperpuissance. Or la réalité mondiale a changé. Mais, structurellement, les mécanismes de décision à l’intérieur des États-Unis ont changé eux aussi et n’accompagnement pas hélas les réalités du monde. Il est loin le temps, où la décision politique finale était le résultat d’un équilibre entre le département d’État, la CIA, le Pentagone etc bref tous les organes de participation à la prise de décision et sa pondération… Depuis Nixon, on a évolué vers un rôle hypertophié du Conseil de sécurité nationale, sous l’impulsion de Kissinger. Aucun des présidents au cours des mandats qui ont suivi n’a remis en cause cette distorsion structurelle. Cette distorsion a influé sur l’ensemble des équilibres internes. Aujourd’hui, on voit qu’un Bolton a la mainmise sur tous les appareils politiques. Qu’il peut être soutenu aveuglément par un idéologue illuminé comme Michael Pence. Et qu’une aventure catastrophique peut être lancée pour de simples calculs électoralistes égoïstes. Il n’y a plus vraiment de garde fous. A la limite, le seul garde-fou, en l’occurrence, ce sont peut-être les intérêts personnels de Trump liés à son projet de réélection.
Vincent Braun
La Libre Belgique
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur