« Les États-Unis ne peuvent plus être la seule puissance dominante », estime le sociologue et politologue Rudolf El- Kareh. Il faut reconnaître la “multipolarité du monde” », dit-il.
M. Biden, affirme-t-il encore, veut « remettre de l’ordre dans les rangs de ses alliés et des vassaux de l’Amérique ». ENTRETIEN
Interview réalisée par Vincent Braun
L’administration Biden bouclera ses cent premiers jours à la Maison-Blanche en fin de semaine. Le président américain pense pouvoir restaurer « l’hégémonie absolue de l’Amérique » mais celle-ci « n’en a plus les moyens », estime le sociologue et politologue Rudolf el Kareh, spécialiste des affaires du Moyen-Orient, régulièrement consulté par les institutions européennes.
Vincent Braun : L’administration Biden a promis le retour des États-Unis dans la voie du multilatéralisme, ce qui s’est déjà traduit par des mesures notables, à l’égard de l’Iran ou sur le climat. Quels premiers enseignements en tirez-vous ?
Rudolf El Kareh : Joe Biden est encore en train de mettre en place son administration. Il doit encore en maîtriser les codes, tant ils ont été bouleversés sous l’ère Trump. Mais on peut bouleverser une administration sans bouleverser les politiques. L’équipe Biden a une vision idéologique précise, à la différence de la précédente. Biden veut redonner à l’Amérique le rôle de dirigeant du monde. Son monde est divisé entre le bien – les États-Unis et leurs affidés – et le mal – tous les autres. Pendant trente ans, depuis la chute du bloc soviétique, l’Amérique a pensé que son hégémonie allait s’installer ad vitam sur le monde. Or, Trump s’en est éloigné alors même qu’il est un pur produit de cette période. Cette administration a donc besoin de reconstruire une configuration qui ressemble à celle dans laquelle les États-Unis avaient le leadership. Ce sera difficile parce que, entre-temps, la Russie et la Chine sont revenues sur la scène internationale, chacune à sa manière, mais ensemble.
Comment la nouvelle administration s’y prend-elle pour atteindre son objectif ?
Pour remettre en place les États-Unis dans cette position d’hégémonie absolue, Biden agit avec les outils pré-Trumpiens. Biden veut faire du neuf avec du vieux. On s’attendait à ce qu’il remette en cause toute la politique de Trump et ses violations du droit international, en revenant à l’application stricte de celui-ci. Or, non seulement il ne le fait pas, mais il fait pire. M. Biden construit sur ce que Trump a fait…
Comme quand le chef de la diplomatie Antony Blinken dit qu’il ne remettra pas en cause la reconnaissance de Jérusalem en tant que capitale d’Israël ?
Et celle de l’annexion du Golan syrien par Israël. Non seulement Blinken ne remet pas en cause les gestes de Trump mais il les confirme. Cela ne tient pas la route si on veut se référer au droit international.
Est-ce vraiment confirmer ce que Trump a fait que d’affirmer ne pas vouloir revenir dessus ?
C’est la politique du fait accompli. Cela signifie qu’il intègre ces « acquis ». Cela ne signifie pas que la réalité a changé. Ce qui est aussi très significatif, c’est la brutalité avec laquelle cette administration gère les relations internationales. Quand M. Biden, en répondant à un journaliste, suggère que M. Poutine est un « tueur », c’est quasiment inédit. Même à l’époque de la confrontation des blocs durant la Guerre froide, on évitait les attaques ad hominem. Même chose quand, dans une réunion officielle, M. Blinken attaque sans ménagement son homologue chinois sur la politique de la Chine à l’égard des ouïghours – en se posant au passage en « protecteur » des musulmans. C’est nouveau et cela contribue à tendre les relations entre États. La Chine a d’ailleurs décidé de ne plus rien laisser passer, de rendre coup pour coup.
Qu’est-ce que ces attaques personnelles traduisent pour vous ?
Cela signifie une certaine panique dans le camp américain. Lorsque vous attaquez personnellement un chef d’État ou un dirigeant, et que vous éprouvez le besoin de le diaboliser, cela signifie que vous n’avez pas confiance en vous-même, ni en votre politique, face à vos concurrents. Il faut donc fabriquer des ennemis. La Russie comme la Chine sont revenues sur la scène internationale en tant que puissances de rang mondial et il faut désormais compter avec elles. Il faut maintenant reconnaître dans les faits et dans le droit la multipolarité du monde. Les États-Unis ne sont plus les seuls à revendiquer la place de puissance mondiale… Ils n’en ont plus les moyens. Les équilibres ont changé : l’Afrique s’émancipe, l’Asie devient une puissance. Aujourd’hui, il y a une grande ligne de fracture. D’un côté, il y a une puissance hégémonique qui ne l’est plus et qui ne veut pas reconnaître qu’elle n’est plus la seule au monde. D’un autre côté, il y a deux puissances émergentes – qui ont pourtant toujours existé – qu’on a parfois voulu détruire ou marginaliser. Donc, on fait tout pour tenter de les diaboliser dans les opinions publiques. Mais aux États-Unis, peu importe la diabolisation, l’objectif c’est l’Europe.
La diabolisation n’est, selon vous qu’un moyen au service d’un autre objectif ?
Oui. Le chantage, la pression se fait sur l’Europe. L’objectif est d’empêcher l’Union européenne de se constituer en bloc politique autonome. Lorsque les États-Unis ciblent le gazoduc North Stream 2, qui est le symbole de la volonté d’autonomie des européens-de l’Allemagne en particulier-en matière de politique énergétique, en disant aux Européens qu’ils n’ont pas le droit de coopérer avec la Russie, lorsqu’ils téléguident des provocations de l’Otan en Ukraine, alors que cette Alliance n’a rien à y faire, l’objectif est de remettre les Européens sous le parapluie américain.
Pourquoi veulent-il garder l’Europe sous leur influence ?
Pour tenter de restaurer une hégémonie qui n’a plus de base historique, les États-Unis essaient de rassembler autour d’eux le maximum de pays par le chantage, la pression ou la peur. Et l’une de leurs grandes peurs, c’est que l’Europe se constitue en puissance autonome. Ils ont tout fait depuis des années pour empêcher cela. Ils manipulent les peurs en diabolisant Vladimir Poutine et Xi Jinpin. Au lieu de coopérer et de mettre en commun les différences d’approche culturelle pour faire face aux enjeux planétaires, on reconstruit un système de confrontation qui reprend les termes de la guerre froide. Au contraire, il faut repenser les relations internationales en fonction de l’évolution du monde. Et la seule solution est la voie de la coopération entre les États, régulée par la Charte des Nations unies et le droit international, dans l’intérêt mutuel des peuples. Car quand on est dans la confrontation, et quand on menace, on s’expose à une riposte qui peut être fatale.
Cette approche de coopération n’est-elle pas utopique alors que la pandémie a encore mis en exergue le paradigme de la confrontation ?
C’est là tout l’enjeu. Soit nous acceptons l’idée qu’une partie du monde vit aux dépens d’une autre partie, soit nous intégrons l’idée que nous vivons sur la même planète et nous mettons dans un pot commun l’ensemble de nos moyens et l’ensemble de nos potentiels. De ce point de vue, la pandémie actuelle est une illustration de ce qu’il ne faut pas faire. Nous aurions dû gérer cette crise comme on gère le climat, en mettant en commun les potentiels de chacun. Or, la vision idéologique est venue se greffer sur la gestion de la pandémie. On diabolise le vaccin russe parce qu’il est russe, le vaccin chinois parce qu’il est chinois… Et la France, où les laboratoires s’entre-tuent, n’a pu produire aucun vaccin alors qu’elle en a le potentiel. Quel cafouillage.
Au Moyen-Orient, l’Iran et les États-Unis ont repris langue sur le dossier nucléaire, des discussions confidentielles ont lieu entre les deux grands rivaux que sont l’Arabie saoudite et l’Iran, le blocus du Qatar s’est achevé… Est-ce déjà l’effet Joe Biden ?
La manière dont Trump a géré la situation sur le thème « America First » consistait littéralement à pomper les richesses, en particulier dans le Golfe, en contrepartie de quoi il lâchait la bride, d’une certaine manière, vis-à-vis des puissances régionales, en l’occurrence la Turquie et l’Arabie saoudite. L’Arabie saoudite s’est lâchée au Yémen en y menant une guerre sauvage, et la Turquie a pensé qu’elle pouvait faire ce qu’elle voulait, en Syrie ou ailleurs. Ce que Biden veut faire, à mon sens, c’est remettre de l’ordre dans les rangs des alliés et des vassaux. Concernant les alliés, il tente de remettre l’Europe sous tutelle américaine en empêchant l’autonomie européenne. Et en reconnaissant (samedi dernier) le génocide arménien, il va aiguillonner la Turquie, dont Washington était déjà parvenu à limiter la marge de manœuvre en ce qui concerne les forages en Méditerranée orientale ou sur le terrain militaire en Libye. S’agissant des vassaux, la publication du rapport des renseignements américains sur la responsabilité du prince héritier Mohammed ben Salmane (MBS) dans le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi ainsi que la suspension des ventes d’armes offensives à l’Arabie saoudite dans le cadre de la guerre au Yémen sont des manières d’aiguillonner ces vassaux indociles pour les recadrer, littéralement les remettre dans la case qui leur est réservée dans le cadre de la politique globale des États-Unis.
Biden utilise l’affaire Khashoggi pour remettre Mohammed ben Salmane dans le droit chemin, à savoir l’alignement en tant qu’exécutant de la politique américaine dans la région.
En Jordanie, cette tentative de coup d’État n’était-elle pas curieuse ?
Cette tentative s’articule sur la faille structurelle qui existe au sein de l’administration américaine, où subsistent encore des éléments idéologiques trumpiens. Il y a eu une tentative de la part d’Israël, du camp Netanyahou en particulier, et de leurs appuis à Washington dans ces cercles hérités de Trump, de renverser le pouvoir en Jordanie. L’objectif consistait, d’une part, à faire de la Jordanie l’État de rechange censé évacuer une fois pour toute la question de Palestine et, d’autre part, à porter au pouvoir l’ex-prince héritier afin de faciliter ce scénario. Supprimer la tutelle historique des Hachémites – le roi de Jordanie est le garant de la protection des lieux saints – et la donner aux Saoudiens qui sont wahhabites, c’est-à-dire une secte ultra rigoriste marginale est une erreur dangereuse. Il semble que ceux qui ont donné des informations permettant de déjouer ce coup d’État soient des sources au sein de l’administration, opposées à la tendance des cercles de Trump.
La question du programme nucléaire iranien peut-elle revenir à une nouvel apaisement ?
Une chose est sûre : on ne peut pas envisager une guerre nucléaire au Moyen-Orient. Le territoire est exigu et ce serait la destruction programmée pour toutes les parties. Par contre, on ne peut pas empêcher une puissance de maîtriser la technologie nucléaire civile. Israël se focalise sur ce dossier parce que cela amenuise son hégémonie, son influence et son potentiel belliqueux dans l’ensemble de cette région. Or, plus on réduit cette dimension belliqueuse, plus on réduit la justification de l’existence d’un État militaire qui met en pratique aujourd’hui sa vision idéologique sioniste, oppressive et coloniale. Il y a eu un accord, avalisé par une résolution de l’Onu, que l’administration Trump a remis en question. Ceux qui s’en sont retirés doivent y revenir en premier. L’Iran reviendra à ses engagements quand les États-Unis reviendront dans l’accord tout en abandonnant leur politique de sanctions. A ce moment, on pourra parler d’un sujet plus large : la dénucléarisation militaire de l’ensemble du Moyen-Orient. Pourra alors se poser la question des arsenaux nucléaires du Pakistan et d’Israël (qui continue de nier en disposer). On pourra ainsi aller vers la fin de la dissuasion par les armes nucléaires. Et la fin d’une grave menace qui plane, telle une épée de Damoclès, sur l’ensemble de la région.
« »Biden construit sur ce que Trump a fait » – La Libre.be » https://www.lalibre.be/international/amerique/biden-construit-sur-ce-que-trump-a-fait-6086e5029978e216980b1b0b?outputType=amp
Publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.