
– Scopa Defense, qui présente ses produits lors d’un salon professionnel à Riyad l’année dernière, est l’entreprise privée saoudienne la plus en vue créée pour soutenir le secteur local de l’armement. AHMED YOSRI/REUTERS
WSJ NEWS EXCLUSIVE – L’échec des négociations entre RTX et une entreprise de défense saoudienne, à cause de possibles sanctions américaines contre la Russie montre les difficultés du royaume à établir sa propre industrie militaire.
Par Stephen Kalin
RIYADH, Arabie Saoudite – Le géant américain de la défense RTX et une entreprise d’armement saoudienne se dirigeaient vers un accord de plusieurs milliards de dollars lorsqu’il a été brusquement annulé au début de l’année. Selon des personnes au fait des négociations, la raison en était que RTX craignait que les entreprises de son partenaire saoudien ne fassent des affaires avec des entités chinoises et russes frappées de sanctions.
Ce malaise a été un facteur décisif pour la démission d’un conseil consultatif d’officiers militaires américains à la retraite de la société saoudienne, Scopa Defense, ont déclaré ces personnes. Scopa a licencié son directeur général américain qui avait soulevé la question des sanctions auprès du propriétaire de sa société et des autorités américaines. D’autres grandes entreprises occidentales de défense reconsidèrent à présent les accords préliminaires, principalement en raison des préoccupations liées à l’engagement avec des entités russes et chinoises, ont déclaré les personnes.

– Le prince héritier saoudien Mohammed bin Salman a accueilli le président chinois Xi Jinping dans la capitale Riyad l’année dernière. PHOTO : BANDAR AL-JALOUD/PALAIS ROYAL SAOUDIEN/AGENCE FRANCE-PRESSE/GETTY IMAGES.
L’échec des négociations avec RTX, anciennement connu sous le nom de
Raytheon Technologies illustrent le défi auquel l’Arabie saoudite est confrontée dans ses relations diplomatiques et commerciales avec la Chine et la Russie qui, selon Washington, mettent en péril la sécurité nationale des États-Unis. Faire des affaires avec des entreprises sanctionnées pourrait saper les efforts des États-Unis pour pressurer financièrement la Russie et la Chine et augmenter les risques que les entreprises occidentales soient elles-mêmes soumises à des sanctions. Cela soulève également le spectre de l’obtention par Moscou et Pékin de technologies militaires américaines secrètes.
L’échec des négociations RTX-Scopa montre également les difficultés auxquelles se heurtent les pays qui souhaitent entretenir des relations avec les États-Unis et leurs principaux rivaux mondiaux lorsque Washington préfère que ses partenaires et alliés prennent parti.
L’Arabie saoudite était autrefois fermement ancrée dans le camp occidental, mais depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, elle a resserré ses liens avec d’autres puissances, gérant le marché pétrolier en accord avec Moscou et entamant des discussions avec des entreprises chinoises pour l’aider à mettre en place son programme nucléaire naissant. L’administration Biden a déclaré qu’elle ne souhaitait pas que les liens entre l’Arabie saoudite et ces pays débouchent sur une coopération militaire.
La cour que le royaume riche en pétrole fait à la Russie et à la Chine menace également ses projets ambitieux de construction de sa propre industrie militaire, après des décennies passées en tant que principal importateur d’armes au niveau mondial. Jusqu’à présent, la stratégie de l’Arabie saoudite a consisté à s’associer à des entreprises de défense des États-Unis et d’autres pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord, qui ont vendu aux Saoudiens la majeure partie de leur arsenal actuel de systèmes de défense.

– RTX, connu sous le nom de Raytheon lorsque cette photo a été prise en 2019, était censé, avec son partenaire saoudien, investir 25 milliards de dollars dans le royaume. PHOTO : PASCAL ROSSIGNOL/REUTERS
Le propriétaire de Scopa, Mohamed Alajlan, préside le Saudi-Chinese Business Council et est le descendant d’une importante famille saoudienne qui a importé des textiles chinois pendant des décennies et qui opère maintenant dans de nombreux secteurs. Scopa, fondée en 2021, est la société privée saoudienne la plus en vue créée pour soutenir la vision du prince héritier Mohammed bin Salman d’un secteur local de l’armement, alors que le dirigeant de 38 ans tente de diversifier l’économie en s’éloignant du pétrole.
Alajlan nie traiter avec des entreprises russes et affirme que toute transaction avec des entreprises chinoises se limite à l’obtention de matières premières telles que le cuivre ou le caoutchouc pour la production de munitions et de véhicules blindés.
« Nous ne travaillons pas avec des entreprises faisant l’objet de sanctions internationales », a déclaré M. Alajlan lors d’une interview. Les suggestions contraires « ne sont que des rumeurs, inexactes, illogiques et irréalistes », a-t-il ajouté. Dans une déclaration ultérieure, il a précisé qu’aucune de ses entreprises n’était impliquée dans des négociations ou des transactions avec des entreprises sanctionnées.
Un porte-parole du département d’État a refusé de commenter les enquêtes en cours ou potentielles. « Nous attendons de toutes les entreprises et de tous les particuliers américains qu’ils fassent preuve de la diligence nécessaire et qu’ils respectent pleinement toutes les réglementations américaines en matière de contrôle des exportations et toutes les sanctions applicables », a déclaré cette personne.
Un fonctionnaire américain a déclaré que le département du Trésor était au courant des préoccupations selon lesquelles les sociétés d’Alajlan avaient des relations avec des entités russes et chinoises soumises à des sanctions.
RTX et Scopa ont signé un protocole d’accord en 2022 afin de créer une usine en Arabie saoudite pour la fabrication de systèmes sophistiqués de défense aérienne destinés à protéger le pays contre les attaques de drones et de missiles.
Le projet des deux entreprises consistait à assembler des radars et de multiples systèmes de défense aérienne capables d’intercepter des drones et des missiles de tailles diverses volant à des vitesses et à des altitudes différentes, a déclaré Nasr Alghrairi, PDG de Scopa jusqu’à son limogeage cette année. Appelé batterie multi-missions, le système était censé pouvoir protéger une zone de huit miles carrés, a-t-il précisé.
Si des informations sur les systèmes d’armes américains actuels, qui seraient utilisées dans les nouvelles armes de Scopa, tombaient entre les mains des Russes ou des Chinois, elles risqueraient de faire l’objet d’une rétro-ingénierie, ce qui compromettrait les défenses américaines.

– Une société affiliée à Scopa Defense a conclu un accord préliminaire avec l’exportateur d’armes d’État biélorusse BelTechExport, sanctionné par les États-Unis, en vue d’acquérir des biens pour le ministère de la défense saoudien. BelTechExport a présenté ses équipements lors d’un salon de l’armement à Minsk cette année. PHOTO : VIKTOR BODROV/ZUMA PRESS
La coentreprise proposée entre RTX et Scopa devait investir 25 milliards de dollars dans le royaume et générer 17 milliards de dollars de ventes, a déclaré M. Alghrairi.La décision de RTX de mettre fin aux négociations avec Scopa était « précipitée, illogique et même irrationnelle », a déclaré M. Alajlan. Il a engagé un cadre saoudien pour succéder à M. Alghrairi, dont le contrat n’a pas été renouvelé parce qu’il n’avait pas atteint les objectifs de performance, a déclaré M. Alajlan.
Alghrairi a nié ces faits et a déclaré qu’il avait développé l’entreprise rapidement. Il a déclaré qu’il avait été licencié pour avoir soulevé des inquiétudes concernant les activités en Russie et en Chine. RTX et le gouvernement saoudien n’ont pas répondu aux demandes de commentaires.
D’autres entreprises occidentales, dont la société italienne Beretta Defense Technologies et le constructeur naval Fincantieri SpA, ont renoncé à travailler avec Scopa. Certaines des personnes au fait du dossier ont déclaré que les inquiétudes concernant les entreprises russes et chinoises avaient joué un rôle. Dans sa volonté de créer une industrie locale de fabrication d’armes, le prince héritier saoudien a créé une société de défense sous l’égide du fonds souverain saoudien pour conclure des contrats d’armement et d’aérospatiale avec des fabricants occidentaux et a encouragé le secteur privé à s’impliquer dans ce domaine. Scopa et les autres entreprises d’Alajlan n’appartiennent pas à l’État, mais sont généralement censées s’aligner sur la politique étrangère du royaume. M. Alajlan a déclaré que le gouvernement était leur seul client.
Pour diriger Scopa, M. Alajlan a engagé M. Alghrairi, un vétéran de la marine américaine qui a créé avec sa femme une petite entreprise de services gouvernementaux en Floride, mais qui n’avait jamais travaillé pour un grand fabricant de matériel de défense.
La société est apparue sur la scène en mars 2022 lors d’un salon de l’armement dans le désert saoudien. Les cadres américains présents se sont plaints en privé du fait que Scopa érigeait des panneaux d’affichage présentant des systèmes d’armes de l’OTAN et le logo de l’entreprise avant même d’avoir entamé des négociations avec leurs fabricants. M. Alghrairi a utilisé ses relations militaires pour créer un conseil consultatif pour la Scopa, dirigé par le général de corps d’armée à la retraite Michael Barbero et d’autres vétérans de l’armée américaine. Ils ont commencé à établir des partenariats avec RTX et des dizaines d’autres fabricants d’armes aux États-Unis et en Europe. Scopa envisageait de fabriquer une grande partie des armes de l’OTAN en Arabie saoudite, ce qui signifiait avoir accès à une technologie étroitement surveillée par la réglementation internationale sur le trafic d’armes, un ensemble de règles américaines datant de la guerre froide qui contrôlent l’exportation d’équipements de défense américains.
Des entretiens avec des personnes familières de l’affaire et des documents examinés par le Wall Street Journal indiquent que deux de ses autres sociétés se sont efforcées d’entrer en contact avec des entités chinoises, russes et bélarussiennes frappées de sanctions. Ce sont ces contacts qui ont effrayé le conseil d’administration de Scopa et les partenaires occidentaux potentiels tels que RTX, ont déclaré certaines de ces personnes.
Barbero a déclaré que les conseillers américains de Scopa avaient travaillé de bonne foi et avaient proposé des partenariats potentiels avec des entreprises de défense occidentales. « Toutefois, la situation sur le terrain a rendu intenable la poursuite de notre collaboration avec la Scopa et ne nous a pas laissé d’autre choix que de démissionner », a-t-il déclaré.
Parallèlement à Scopa, M. Alajlan a créé Tal Military Industries et Sepha Military Industries. Pour diriger Sepha, il a embauché un cadre de Concern Granit-Electron, une société russe qui fournit au gouvernement de Moscou des technologies de communication et qui a été sanctionnée par les États-Unis pour avoir soutenu la base militaro-industrielle russe.

– Une autre société affiliée à Scopa Defense a conclu un accord préliminaire avec l’exportateur d’armes d’État russe Rosoboronexport pour l’acquisition de matériel de communication destiné aux services de renseignement saoudiens. Rosoboronexport a présenté un modèle d’hélicoptère lors d’un salon professionnel à Moscou cette année. PHOTO : YURI KOCHETKOV/SHUTTERSTOCK
Il a engagé un ressortissant chinois pour diriger Tal, qui, selon lui, réalise des transactions en Asie.
Pendant des mois, Tal a discuté de transactions avec des entreprises chinoises sanctionnées par les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Union européenne, tandis que Sepha a tenu des pourparlers avec des entreprises russes et biélorusses qui font également l’objet de sanctions occidentales, selon les dossiers de l’entreprise examinés par le Journal et les personnes au courant de l’affaire.
Tal et Sepha ont également partagé des fonctions de l’entreprise, y compris des serveurs informatiques, avec des employés de Scopa, selon l’une des personnes familières de l’affaire, alors même que Scopa s’apprêtait à obtenir l’accès à des données sensibles auprès de sociétés telles que RTX.
Un document daté de septembre 2022 indique que Sepha a conclu un accord préliminaire avec l’exportateur d’armes biélorusse BelTechExport pour l’acquisition de systèmes mobiles de défense aérienne et de contre-drones qu’il se proposait de vendre au ministère de la défense saoudien. Le Trésor américain a sanctionné BelTechExport dans le cadre des restrictions imposées à l’industrie de défense biélorusse en 2021.
Un autre accord préliminaire avec Granit et l’exportateur d’armes d’État russe Rosoboronexport visait à acquérir une technologie d’interception des communications que Sepha proposait de vendre aux services de renseignement saoudiens. Le document montre également que Sepha a envisagé de commercialiser des munitions, des gilets pare-balles et des équipements de surveillance russes en Arabie saoudite, d’y assembler des hélicoptères d’attaque russes et de fabriquer des véhicules blindés avec la société militaro-industrielle russe.
Une plainte déposée auprès du Trésor américain et examinée par le Journal affirme que Tal était en contact avec au moins une demi-douzaine d’entreprises chinoises sanctionnées. Par exemple, elle a cherché à produire des systèmes terrestres avec le groupe Norinco, qui fait l’objet de sanctions américaines depuis des années pour ses liens avec l’armée chinoise et pour avoir prétendument fourni de la technologie de missiles à l’Iran, selon un registre de l’entreprise Tal datant de janvier 2023.

– Le général de corps d’armée à la retraite Michael Barbero a participé à la direction d’un comité consultatif de Scopa Defense avant de démissionner. PHOTO : GERALD HERBERT/ASSOCIATED PRESS
Les entreprises russes, biélorusses et chinoises n’ont pas répondu aux demandes de commentaires ou n’ont pu être jointes.
Scopa, Tal et Sepha prévoyaient d’exposer des drones et des radars chinois de BelTechExport aux côtés de systèmes de défense aérienne RTX et d’armes à feu Beretta lors du prochain salon de la défense de Riyad, prévu pour février 2024, selon un autre document et les personnes au fait de l’affaire. L’ambassade des États-Unis à Riyad était au courant des pourparlers que Tal et Sepha avaient avec des entreprises chinoises et russes dès août 2022, lorsqu’elle a indiqué à Scopa, dans un courriel examiné par le Journal, que ces activités « pourraient sérieusement entraver la capacité de Scopa à conclure des accords contractuels avec des entreprises de défense américaines. »
Alajlan a déclaré que Sepha travaillait avec des entreprises d’Europe de l’Est et que l’engagement de Tal avec la Chine se limitait à sécuriser les chaînes d’approvisionnement pour la fabrication d’équipements militaires et civils en Arabie saoudite.
Il continue d’inviter les entreprises américaines à travailler avec Scopa et affirme que certaines d’entre elles lui parlent encore. « Il existe une énorme opportunité de coopérer ensemble », a-t-il déclaré.
Par Stephen Kalin
Ian Talley et Victoria Simanovskaya ont contribué à cet article.
Écrire à Stephen Kalin à l’adresse stephen.kalin@wsj.com