À en croire la plupart des médias occidentaux reprenant la vulgate de dirigeants politiques, il est un péril extrême pour l’humanité contre lequel la « communauté internationale » doit mobiliser toute son énergie : l’« islamo-fascisme », porté par tous les « États voyous », conglomérés en un « axe du mal », est prêt à pulvériser les démocraties par des actes de terrorisme transnational » ignobles. Devant l’offensive d’une « civilisation » issue du Proche et du Moyen-Orient, essentialisée dans une religion rétrograde mais conquérante, l’islam, et des pratiques dictatoriales « congénitales », la « civilisation occidentale » n’aurait d’autre choix que le canon pour défendre son modèle de liberté et de modernité, ainsi que ses valeurs « judéo-chrétiennes » intrinsèquement supérieures. Ainsi, les conflits dans le monde depuis la fin de la guerre froide ne seraient rien d’autre qu’une lutte entre deux blocs « civilisationnels », l’un incarnant les « bons », l’autre les « mauvais ».
C’est cette vision matraquée à l’opinion publique dans un vocabulaire créé pour cela, et corroborée par des études académiques ressassant la « nature » des sociétés musulmanes et l’irréductibilité de l’islam à la démocratie, que dénonce Georges Corm dans son nouvel essai. Avec la rigueur et la verve passionnée qui le caractérisent, le chercheur déconstruit minutieusement la thèse mystificatrice de la guerre de civilisation et du prétendu « retour au religieux » qui l’étaye. Or, l’instrumentalisation de pseudo valeurs politico-religieuses à l’échelle mondiale – qui est loin d’être nouvelle – n’a d’autre but que de masquer des conflits déclenchés pour des raisons essentiellement profanes, reflétant l’ambition de puissance de certains États.
Pour dévoiler ces enjeux profanes d’aujourd’hui, Corm commence par revenir au b.a. ba de la politologie classique, négligée par ceux qui ne devraient pourtant pas l’oublier, et qui met sur un même plan d’analyse tous les facteurs pouvant conduire à la guerre : démographique, géographique, économique, politique, historique, idéologique et culturel – le religieux n’étant qu’un sous-produit de ce dernier facteur. Un seul exemple : l’Irak, réservoir énergétique immense, a été l’objet de convoitise des États-Unis qui ont fini par y faire la guerre pour l’acquérir.
Surtout, souligne Georges Corm, en se focalisant sur l’explication culturaliste de l’Orient musulman, on évacue le facteur historique, clés de compréhension majeure des enjeux profanes d’un conflit. L’exemple d’Israël est éloquent. En réduisant à une lutte entre juifs et musulmans la résistance d’un peuple spolié contre un État colonial, on oublie l’essentiel dans les pays occidentaux : l’État hébreu a été fondé avec l’aval d’Européens trop contents de « réparer » un antisémitisme millénaire d’abord théologique – les chrétiens se sont affirmés en « tuant » le judaïsme mère – puis raciste ayant conduit au génocide de millions de juifs. Ils ont été soutenus par des Américains puritains ravis d’avoir une tête de pont au Moyen-Orient.
Ce « dédain » historique se double d’un glissement pire encore : parce qu’ils se battent pour leur existence, les Palestiniens (et les pays arabes en général) sont accusés par Israël et ses soutiens occidentaux de faire preuve d’un antisémitisme auquel ils n’ont pourtant rien à voir ! Ces mêmes Occidentaux bourrelés de remords en sont venus à faire du conflit israélo-arabe le « déversoir de leurs passions », insiste Corm. Ainsi renoncent-ils à faire respecter les principes du droit international à un Israël moult fois condamné par les Nations unies pour sa politique coloniale, mais passant toujours outre sans être jamais sanctionné. Un contraste saisissant face à l’application implacable de ce principe lors de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1991… Cette politique du « deux poids deux mesures », qui discrédite le droit international, serait même à l’origine de la réislamisation du monde arabe, écœuré par la « duplicité » de l’Occident.
Les Européens abandonnent aussi leurs racines gréco-romaines pour les remplacer par des racines « judéo-chrétiennes ». Le religieux, ainsi manipulé, s’est invité de plain-pied dans un conflit aux origines coloniales.
C’est dans les années 1990 que les États-Unis, devant le « vide gigantesque » provoqué par la chute du communiste, s’inventent un nouvel ennemi pour conserver leurs positions impériales. Ce sera le « terroriste islamiste », dont ils ont pourtant favorisé l’émergence dans leur lutte contre la « subversion marxiste ». Ils financeront en particulier les djihadistes saoudiens et pakistanais contre les Soviétiques en Afghanistan. Encore fallait-il donner corps à cet ennemi incertain : le terrorisme n’est qu’une réponse disparate et très limitée (6 000 victimes depuis 2001) à un malaise identitaire et social engendré par les inégalités sociales provoquées par la globalisation économique, et l’humiliation de la domination.
Dans un contexte historique favorable – wahhabisme saoudien triomphant, sécession des musulmans de l’Inde, création de l’État d’Israël, de la première organisation internationale conçue sur des bases religieuses, la très anticommuniste Organisation de la conférence islamique, révolution iranienne –, les États hégémoniques, États-Unis en tête, concoctent l’inquiétant « retour du religieux » pour le combattre. Avec les mêmes armes : « nations des croyants », imprégnée de l’idéologie religieuse du « peuple élu » (propre cependant aux trois monothéismes), l’Amérique – et ses alliés – peut brandir le glaive et le goupillon contre l’« islamisme ».
Pour cela, ils se devaient aussi de détruire les valeurs laïques et universelles issues de la Révolution française prônant l’égalitarisme républicain, en vogue dans le monde, y compris au Moyen-Orient. Cela sera fait avec la contre-offensive d’intellectuels voyant dans la Terreur la matrice de tous les totalitarismes du xxe siècle. Pourtant, rectifie Corm, la violence totalitaire est avant tout héritière de 150 ans de guerres européennes exterminatrices entre catholiques et protestants au xvie et xviie siècle, comme on l’oublie systématiquement.
Avec le « recours » plutôt que le « retour » au religieux, l’humaniste républicain succombe. Et avec lui le principe de laïcité qui bannit toute hiérarchisation des civilisations et des religions et permet, à l’abri des pressions confessionnelles et communautaires, d’établir la paix sociale. Grâce à ce principe, la citoyenneté et l’éthique du bien commun s’élaborent dans l’espace public où chacun est appelé à contribuer au bien de la société. C’est dans l’espace privé que les citoyens peuvent exprimer leur religiosité, quelle qu’elle soit. Tout le contraire du principe de sécularisation à l’anglo-saxonne où la religion, au contraire, a intégré l’espace public : les pasteurs se marient, travaillent, et chaque communauté peut revendiquer son droit à la différence plutôt que son droit à l’égalité. C’est le grand marché consumériste des minorités (religieuses, mais aussi sexuelles, corporatistes, etc.) qui oublie l’intérêt public et la solidarité de la société.
On comprend que Georges Corm défende avec passion le modèle de la laïcité, intégrateur de la pluralité des sociétés, plutôt que le multiculturalisme qui favorise la réfraction identitaire, la fragmentation des sociétés et la communautarisation du monde. Un modèle certes né en France, mais dont il faut extraire l’essence pour la proposer aux sociétés du monde musulman en proie à la crispation religieuse. Par effet de miroir face à ce qu’elles perçoivent justement comme une agression impérialiste des grandes puissances, mais aussi par incapacité des leurs élites religieuses à vouloir dépasser la lecture littérale du texte sacré. Or, dans ces sociétés fortement pieuses, c’est le rétablissement de la liberté d’exégèse, un combat « redoutable à mener à l’intérieur de la logique religieuse elle-même », écrit le chercheur, qui permettra de réconcilier la religion et la raison.
Il est malheureusement impossible d’évoquer ici toutes les thèses développées par Georges Corm. En particulier sur la manipulation de l’histoire au profit de la mémoire pour attiser les conflits, et sur les confrontations historiques entre réformateurs et traditionalistes, tant en Europe qu’au Moyen-Orient. On recommandera donc chaudement la lecture de cet essai très dense, non seulement érudit mais qui, à chaque chapitre, propose une solution pour tenter de dépasser la menace d’une troisième guerre mondiale vers laquelle nous mènent les « fanatismes civilisationnels » d’aujourd’hui.