Cette tribune a peu de chances d’être lue par l’ambassadeur des Etats-Unis à Tunis bien qu’elle concerne les Etats-Unis et la montée progressive d’une lourde incompréhension entre l’intelligentsia tunisienne, y compris celle qui n’est pas hostile à Washington, même si elle est critique vis-à-vis des Etats-Unis, dont nous sommes. Les dernières sorties du sénateur Murphy frisent d’ailleurs l’obsessionnel. Pourquoi une telle insistance sur le cas tunisien, si n’est pour des raisons de lobbying ?
Par TAWFIK BOURGOU
Ce texte émane de quelqu’un qui a beaucoup connu, étudié et connu le terrain politique américain au point de se permettre de proposer une analyse qui avertit d’un tournant dangereux en Tunisie, du fait même de la forte insistance, essentiellement américaine et britannique, pour un retour au pouvoir du parti Ennahdha et de son chef Rached Ghanouchi.
Ce que nombre de responsables washingtoniens ne comprennent pas, c’est que l’islam politique est définitivement honni et détesté en Tunisie. La persistance à le défendre sous couvert d’une défense de la démocratie est une erreur qui peut mener à une rupture fondamentale qui ne sera au bénéfice de personne, sauf peut-être à celui de la Chine et de la Russie.
Il y a quelques jours le ministre italien des Affaires étrangères avait affirmé que l’Occident pousse de plus en plus la Tunisie vers la Russie et la Chine.
Nous n’avons jamais envisagé cette possibilité, mais les dernières nouvelles en provenance de Washington et des couloirs du Parlement européen laissent entrevoir une sorte de diktat contreproductif si l’on n’y prend pas garde.
Cependant, nous pensons que ces interventions télévisuelles insistantes de monsieur le Sénateur Murphy, voire même les interventions de monsieur Blinken et celles de la ministre des Affaires étrangères allemande, deviennent contre-productives, non pas aux yeux du pouvoir tunisien, mais aux yeux de l’écrasante majorité des Tunisiens qui pensent que l’Occident soutien l’islamisme… ce qui est vrai jusqu’à un certain point.
Or, l’implication des islamistes tunisiens du parti Ennahdha (qui était au pouvoir entre 2011 et 2021) dans le terrorisme international, y compris de façon indirecte dans les attentats qui ont frappé l’Europe, n’a été dénoncé que mollement… quand il y a eu dénonciation par Washington, Bruxelles, Berlin et Londres. Ce grief n’est pas négligeable.
Insister sur le retour à la démocratie en Tunisie aux dires des Américains et des Européens est immédiatement associé dans de larges franges de l’intelligentsia tunisienne à un blanc-seing accordé à l’islam politique malgré la responsabilité de ce dernier dans la destruction de la Tunisie moderne, postindépendance.
Que les Américains et les Européens n’aient que peu de sympathie vis-à-vis de l’actuel pouvoir en Tunisie est une chose ; vouloir de force réinstaller ceux qui ont conduit la Tunisie à la faillite et à la destruction en est une autre, qui révolte beaucoup de Tunisiens, à juste titre.
Or, dans les médias tunisiens et même arabes, les ressentiments contre l’Occident vont crescendo ; cela s’est remarqué d’ailleurs dans l’affaire ukrainienne, dans la satisfaction arabe devant la reprise des relations irano-saoudiennes et face au retour de la Syrie dans le giron arabe. Presque au même moment, les positions américaines et occidentales sur ces points ont été désastreuses pour leur image. Aux yeux des Arabes, les « printemps » ont été synonymes de morts, de destructions, d’appauvrissement, d‘exil et de terrorisme. La Libye, la Syrie, le Yémen, l’Irak ne sont plus que l’ombre d’eux-mêmes.
L’insistance maladroite de monsieur Murphy sur la Tunisie, laboratoire de l’accommodement mondial entre la démocratie et l’islam, est encore plus désastreuse. Pour avoir été érigée dans ce statut peu enviable, la Tunisie est en train de disparaitre, tout simplement. Monsieur Murphy ne connait rien de la Tunisie, il ne vit pas au milieu des Tunisiens. Il ignore tout de l’histoire du pays, il n’a jamais entendu parler de la Tunisie avant 2021.
La Tunisie est en train de rejoindre la cohorte des pays où l’on expérimente des exportations de concepts, des exportations de populations, de démocratisation depuis l’extérieur à partir des recettes éculées de la Democracy Building, couplées à une forme inédite de guerre sociale interne hybride.
Or, on connait le résultat de ces formes de démocratisation opérées par des recettes extérieures et par des ingérences civiles et militaires. Rappelons juste que sur 17 interventions américaines dans les pays en développement entre 1947 et 2023, toutes ont abouti à un désastre – sans citer Haïti qui fut très certainement le lieu de la pire expérimentation – soit 100% des interventions. Un record !
En lecteur assidu de la littérature politique américaine, nous recommandons à monsieur Murphy de lire l’admirable ouvrage de Y. F. Khong, Analogies At War. Korea, Munich, Dien Bien Phu and the Vietnam. Il verra que les mauvaises interprétations et les mauvais transferts de modèles se terminent toujours par des désastres que ne payent pas les membres des commissions sénatoriales américaines, mais les peuples des pays où l’on intervient.
Qui se rappelle encore de Paul Bremer « proconsul » américain d’Irak ? Personne en Occident. En Irak, ils sont des millions à se rappeler de lui et à payer chaque jour la pire catastrophe interventionniste qui s’est abattue sur un pays, sans raison aucune et dont la conséquence directe a été l’apparition de l’État islamique (Daech).
TAWFIK BOURGOU
Politologue. Maître de Conférences habilité à diriger des recherches, Université Jean Moulin Lyon 3. Membre du Conseil Scientifique du CF2R