Après Marseille, le festival grenoblois Détours de Babel présente une création du compositeur libanais Zad Moultaka sur des textes du poète syrien Adonis, toujours d’actualité.
Certaines œuvres musicales naissent dans la douleur. C’est le cas de la Passion d’Adonis de Zad Moultaka. Il y a un an, le compositeur découvre bouleversé le Fixe et le Mouvant (1975) du grand poète syrien Adonis. Il y voit un écho à ses réflexions sur son identité, ses origines culturelles arabes et méditerranéennes. «La pensée d’Adonis a fait naître en moi une présence inespérée, inattendue car elle résume d’une manière précise, tranchante et fulgurante la problématique arabe actuelle, et donne par conséquent une clé de compréhension inestimable», souligne le musicien d’origine libanaise. Le contact passe entre le musicien et le poète. Le premier enregistre le second lisant des extraits de son recueil Al Kitab en une seule prise en juillet 2015 à l’Ircam. L’art d’Adonis apparaît de surcroît visionnaire : ces poèmes ont 20 ans mais ne le font pas. Ses textes résonnent aujourd’hui avec l’actualité violente du Moyen-Orient. Le résultat sonore s’avère puissant : Adonis, 86 ans, a la voix forte et musicale. Sa seule déclamation emplit l’espace.
Double culture.
Comment mettre en musique cette langue poétique ? Zad Moultaka a lutté pour trouver la forme pour son ensemble Mezwej, formé de musiciens de double culture. En ralentissant la voix du poète, incroyablement mélodieuse, il a trouvé un des thèmes de composition. Pour ses musiciens (violon, oud et percussions), il a opté pour la pénombre. La soprano Amel Brahim Djelloul réchauffe et même allège au moment d’un passage d’airs folkloriques traditionnels. Au début, le poète s’entend comme un soliste, puis les musiciens jouent leur partition, fondus dans le noir. Sur un écran, le texte défile en français et en arabe, avec un rythme étudié. La Passion d’Adonis a la forme d’un cheminement dramatique, envoûtant, de celui qui traverse la guerre et la désolation.
Zad Moultaka a trouvé un thème de composition en ralentissant la voix du poète syrien. (Photo A. Pequin)
Pour Zad Moultaka, c’est une voix profonde qu’il faut faire entendre comme un acte de résistance. Le titre, lui, s’est imposé à la fin. Zad Moultaka avait d’abord songé à «Traverser». Le charisme d’Adonis lui a fait changer d’idée. «Passion» comme on dit oratorio ou opéra. Passion, comme la Passion selon Marie, une pièce chantée en syriaque qu’il avait créée en 2012. «Je souhaitais amener notre modernité vers des racines anciennes», souligne-t-il. Il avait trouvé un chrétien de Syrie susceptible de lui traduire en araméen les textes de Céline, Rilke… Mais à la veille du rendez-vous, le contact est perdu avec le précieux traducteur dans un pays dans la tourmente. Le Libanais a alors mis les textes entre les mains des Amis du Syriaque à Beyrouth. Le compositeur œuvre à faire s’entrecroiser les fondamentaux de l’écriture contemporaine occidentale et les caractères spécifiques de la musique arabe…
Rares sont les expériences musicales qui ont accompagné la poésie d’Adonis. Le poète, spectateur de sa Passion à Marseille et bien sûr jeudi à Grenoble (un débat est également programmé à 19 heures), souligne le côté «polyphonique» de ses textes difficilement adaptable. Ce soir-là, l’exilé de Qassabine depuis 1956 évoque l’utilité de la poésie, comme une vision du monde : «Héraclite disait : « On ne traverse pas la même rivière deux fois. » C’est l’essence même de la poésie : ne pas voir les choses deux fois de la même manière.»
Judas.
Militant, celui qui a publié en novembre Violence et islam (entretiens avec Houria Abdelouahed, Seuil) interroge le sens du mot peuple, critique le soutien de la France à des pays obscurantistes, l’inertie face à la guerre en Syrie. «Tout un peuple a été détruit, qui a parlé ?» demande Adonis. «On est en train de perdre notre mémoire à tous. On détruit le début de notre civilisation : personne ne fait rien», renchérit Zad Moultaka. Celui-ci a en projet une troisième passion, celle de Judas cette fois, un oratorio pour contre-ténor et dispositif électro-acoustique. Une vision de Judas comme un homme perdu, submergé par le doute. Le compositeur creuse une forme d’expression très personnelle, réflexive, multiformes, musique chorale, musique de chambre, opéra, électro-acoustique… Sa création musicale se conçoit ouverte sur le monde et la diversité des cultures.
La Passion Adonis sera donnée pour la troisième fois jeudi (à 20 h 30, salle Messiaen) aux Détours de Babel, festival grenoblois qui a pour thème cette année «L’alter ego» (sous-titré «Les musiques de l’autre»). Brassant les genres et les styles, entre jazz et musique du monde, le festival poursuit un travail de fond sur l’enrichissement culturel qui peut s’opérer dans le croisement d’artistes de tous horizons. On pourra y voir se produire aussi le duo de musiciens iraniens Saied et Naghib Shanbehzadeh qui témoigne de la vitalité d’un héritage de musique de transe partagé par tout le golfe persique ou encore la joueuse de luth turc (le kemençe) Neva Ozgen en duo avec le chanteur et oudiste Güç Gülle, à l’intersection de la tradition ottomane et du jazz contemporain.
Source : Libération