Dans la nuit du 27 mars 2009, le capitaine Francis Roucou est réveillé par des coups frappés à la porte de sa cabine. Stephen, un membre de l’équipage, crie : « Capitaine, ces enfants de s… sont en train d’aborder ! » Ce fut la première minute d’un long cauchemar de quatre-vingt-huit jours. L’Indian Ocean Explorer venait d’être pris d’assaut par des pirates somaliens, armés de Kalachnikovs. Basé aux Seychelles, ce navire historique (1) transportait à la belle saison des touristes et du ravitaillement dans l’atoll d’Aldabra, à 1 000 km environ de Mahé, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco. Heureusement, il ne restait plus à bord que les sept membres de l’équipage, le groupe de clients ayant pris, la veille, un avion depuis l’île d’Assomption pour rentrer à la capitale, Victoria. « Ils étaient lourdement armés et très excités. Ils nous ont ordonné de nous mettre à terre, mais j’ai décidé de montrer à mon équipage que je n’avais pas peur. J’ai refusé d’obéir à leurs ordres, bien que le chef ait pointé son AK-47 sur moi », explique le capitaine Roucou que nous avons rencontré aux Seychelles.
Ces quatre-vingt-huit jours, Francis Roucou les a racontés dans un ouvrage publié à Victoria, en anglais, 88 Days A True Story of Somali pirates in the Indian Ocean (2). C’est à la fois un récit passionnant et un document qui permet de mieux comprendre comment fonctionnent les pirates somaliens, mais aussi la condition des otages encore détenus aujourd’hui. Il donne aussi des indications sur les méthodes utilisées par les forces internationales engagées dans cette zone maritime pour lutter contre cette forme moderne de piraterie.
Arrivés en Somalie, le capitaine Roucou et Patrick, un membre de l’équipage, sont conduits à terre et gardés pendant onze jours. Les Français bombardent, expliquent les pirates. Onze jours durant lesquels leur vie ne tient qu’à un fil. « J’ai gardé un souvenir très précis de ces onze jours. On changeait tout le temps d’endroit, on nous réveillait la nuit brutalement, c’était une véritable torture par privation de sommeil. Les pirates avaient peur d’être attaqués par d’autres gangs pour nous voler. Ils étaient très nerveux, prêts à tirer à tout moment. On roulait dans le désert à des vitesses infernales, ils connaissaient très bien leur territoire et avaient des bases partout », raconte-t-il. Évidemment, pas d’eau pour se laver, une chaleur d’enfer et, pour tout repas, des spaghettis à la tomate dans un sac en plastique une fois par jour.
La première fois qu’il a rencontré le chef, Alfrenan, le capitaine Roucou a cru sa dernière seconde arrivée. Une vraie terreur, doublée d’un psychopathe, accompagné d’hommes excités, armés d’AK-47 et de lance-roquettes RPG qui tiraient dans tous les coins à la première occasion. « Les premiers jours ont été très durs. J’ai alors pensé qu’il fallait les prendre amicalement pour ne pas les énerver davantage. Je leur ai montré la couleur de ma peau et leur ai expliqué que nous étions tous des Africains, des frères. Que nous étions aussi des travailleurs sans fortune, que nous avions des familles, une femme, des enfants, comme eux, et que nous n’étions pas des personnes importantes. » À ce moment-là, le capitaine Roucou ne sait pas, dit-il, si c’est la bonne attitude à adopter ; il agit « instinctivement ». Homme modeste, capitaine dans l’âme, il se contente de dire qu’un capitaine se doit d’être fort et de protéger ses hommes. « J’ai vu, à ce moment-là, un changement sur leur visage, dans leur “mentalité”, dans leur façon d’agir, et j’ai décidé d’adopter, quoi qu’il arrive, cette attitude jusqu’à la fin. »
Le capitaine Roucou refuse que l’Indian Ocean Explorer soit utilisé comme bateau mère pour attaquer d’autres navires, mettant une nouvelle fois sa vie en danger. « J’ai refusé catégoriquement, avec mon autorité de capitaine, et ça a marché. Ils avaient fini par avoir un certain respect pour moi, car je ne leur ai jamais cédé et ils avaient besoin de moi. Ils croyaient que j’étais un militaire. Je leur ai expliqué qu’un capitaine de la marine civile n’est pas un militaire, mais qu’il reçoit une formation qui lui permet d’affronter les situations. Ça a marché, » insiste-t-il le visage grave.
Dès l’abordage, le bateau a été pillé, les cabines saccagées, tous les biens de l’équipage volé. Les pirates cherchaient de l’argent et, persuadés que le capitaine en avait caché quelque part, ils l’ont harcelé, menacé de mort, sans succès. Pourtant, avoue-t-il avec un sourire à la fois fier et amusé, il y en avait. « Ils ne l’ont jamais trouvé, mais il a sombré avec l’Indian Ocean Explorer, finalement coulé par les pirates à mon grand regret. C’était un très bon bateau. »
Après une période de grande confusion, les pirates entament les négociations pour la rançon. Le propriétaire du bateau est un Français qui abandonne rapidement et lâchement l’Indian Ocean Explorer et son équipage à leur sort. Le capitaine Roucou décide alors de prétendre, malgré les menaces, que le bateau appartient aux Seychelles ; ils pourront ainsi avoir un interlocuteur. À Victoria, le gouvernement forme un comité de négociation. Les pourparlers sont longs et tumultueux. C’est le capitaine Roucou, sous la menace d’un AK-47, qui les mène au téléphone. Les pirates exigent la somme insensée de 4 millions de dollars. Le gouvernement seychellois a pour règle de ne pas payer de rançon. Francis Roucou essaie de convaincre les pirates que lui et ses hommes n’ont aucune valeur. Pendant ces longs mois où les pirates alternent succès et échec de la négociation, menaces d’exécution et annonces de libération, « véritable torture psychologique très traumatisante pour l’équipage », il poursuit sa tactique, soigne les pirates quand ils ont un problème, les met dans de bonnes dispositions, calme les tensions, empêche les violences. La frontière est trop fragile entre la vie et la mort. Ils apprennent que, non loin de leur bateau, d’autres ont été exécutés. Le montant de la rançon descendra, finalement, à 500 000 dollars. Qui a payé ? Le secret est bien gardé à Victoria.
Concernant la communauté internationale, le capitaine Roucou est amer. En colère, même. « Elle ne joue pas son rôle pour éliminer la piraterie, estime-t-il. Nous, on fait une conférence cette année pour renvoyer à une autre l’année prochaine et ainsi de suite. Eux, pendant qu’on perd notre temps, ils n’attendent pas. Ils décident le soir et agissent le matin. » Il dénonce le manque de coordination, les actions punitives à la Rambo, stériles à long terme, le « chacun-pour-soi ». « Les Américains, par exemple, explique-t-il, sont au courant de tout. Ils sont informés par une femme d’affaires et son réseau au Kenya, je l’ai su par les pirates. Il faudrait une enquête sur place, il faudrait que le comité de lutte contre la piraterie agisse plus vite. Nous, les Seychellois, nous sommes le pays le plus touché, nous sommes des marins, des pêcheurs, ceux dont la vie est la plus exposée au risque. Nous sommes un petit État sans moyens, mais nous portons beaucoup trop sur nos épaules. »
Aujourd’hui, après une période de réadaptation difficile, pratiquement tous les hommes de son équipage sont repartis en mer. Un seul, trop traumatisé, reste à terre. « Il n’existe aucun dispositif d’aide, de suivi médical, regrette le capitaine Roucou. Nous avons vu un psychologue une fois, mais après une telle expérience, il est très difficile de se réintégrer à la vie normale, familiale. » Lui-même n’a pas travaillé pendant un an avant de reprendre le commandement d’un bateau de charter touristique. Mais il n’ira plus du côté d’Aldabra la magique. « J’aimerais y aller, mais c’est fini, plus personne n’y va, c’est trop dangereux. Les pirates sont arrivés tout près de l’île de Mahé et rôdent partout autour de nous », se désole-t-il.
Aujourd’hui, 200 à 400 otages sont toujours détenus par les pirates, dont deux pêcheurs artisanaux pauvres seychellois kidnappés à quelques dizaines de milles nautiques de Mahé, le 1er avril 2011. Les négociations sont toujours en cours et, aux dernières nouvelles, ils étaient en bonne santé. Mais le capitaine Roucou connaît les souffrances de ces hommes. Fort de son expérience, il fait aujourd’hui partie du comité de négociation, alors que les pirates demandent « beaucoup plus que 4 millions de dollars, cette fois ». L’attente sera longue.
(1) L’Indian Ocean Explorer a été construit en 1956 à Hambourg avec quatre autres bateaux du même type destinés à des études océanographiques. Il s’appelait alors le Suderoog et a effectué une grande partie des cartes de la région. En 1998, renommé Indian Ocean Explorer, il débute sa carrière dans les eaux seychelloises, transportant touristes ou ravitaillement, ou à l’occasion, effectuant des opérations d’exploration, notamment à Aldabra, sanctuaire des tortues géantes et autres espèces uniques. Le capitaine Roucou commandait le navire depuis 2000.
(2) Calusa Bay Publications – Mahé (en cours de traduction).