L’ampleur de la piraterie somalienne depuis 2008 a suscité plusieurs études d’évaluation des coûts. L’une des plus sérieuses émane des auteurs du rapport 2011 du programme « Ocean beyond Piracy » (OBP) dirigé par un ancien officier de liaison de l’Otan, Jon Huggins, et financé par la fondation One Earth Future (OEF), établie au Colorado (États-Unis). Cette structure a été créée par le roi de l’immobilier Marcel Arsenault, qui prétend jeter les bases d’une nouvelle gouvernance mondiale en associant les entreprises et la société civile aux organisations internationales.
Selon ce rapport, le coût direct de la piraterie somalienne a représenté l’an dernier entre 6,6 milliards et 6,9 milliards de dollars. Les armateurs ont dû supporter 80 % du total, soit entre 5,3 et 5,5 milliards de dollars. La moitié des surcoûts infligés aux armateurs par la piraterie somalienne (2,7 milliards) consiste en dépenses de carburant dues à l’accélération de la vitesse de traversée des zones à risque, afin d’éviter les captures. Jusqu’à présent, aucun navire circulant à plus de 18 nœuds (18 milles/heure) n’est en effet tombé aux mains des pirates. Mais cette allure est très supérieure à la vitesse optimale du point de vue économique, estimée à 12 nœuds.
Toujours selon l’étude d’OEF, les dépenses en sécurité viennent en deuxième lieu avec un coût de 1,11 milliard de dollars, qu’il s’agisse de l’achat d’équipements ou de l’embauche d’escortes. Les autres dépenses importantes sont les coûts d’assurances pour couvrir les risques de guerre ou de rapt (635 millions de dollars). Suivent les coûts des détours entrepris par les navires pour éviter les zones dangereuses (583 millions selon OEF, mais six fois plus selon la Banque africaine de développement [Bad], qui a calculé que le détournement du trafic maritime par le cap de Bonne-Espérance correspondait à une facture de 3,5 milliards de dollars pour les armateurs).
La liste des coûts supplémentaires comprend encore 190 millions de compensations au personnel navigant (1 128 marins pris en otage en 2011, dont 24 morts). Cela inclut les primes de risque et les indemnités en cas de prise d’otage, ainsi que 160 millions de dollars de rançons. Celles-ci ont augmenté de 20 % par rapport à 2010 (5 millions par équipage en moyenne). Le record est détenu par le propriétaire d’un tanker battant pavillon grec, l’Irene SL, qui transportait 2 millions de barils estimés à 200 millions de dollars et a dû verser 13,5 millions. De leur côté, les gouvernements ont supporté, en 2011, 1,27 milliard de dépenses militaires pour protéger les convois et assurer la sécurité du trafic maritime dans la zone, avec une certaine efficacité : sur 237 attaques de navire, 28 seulement ont été couronnées de succès.
Mais les conséquences de la piraterie vont bien au-delà. Tous les pays de la zone sont affectés à des degrés divers. À commencer par la Somalie. Selon le rapport de janvier 2011 de Jack Lang, conseiller spécial du secrétaire général de l’Onu sur les questions juridiques liées à la piraterie somalienne, l’économie locale somalienne de cette région, basée sur la pêche artisanale désormais protégée par les actions des pirates, s’est progressivement tournée vers ces derniers par villages entiers. Et d’évoquer « le risque d’atteindre un point de non-retour », « avec la formation d’une véritable économie mafieuse de la piraterie ». Ce surcroît d’insécurité prive le nord de la Somalie des investissements créateurs d’emplois auquel il pourrait prétendre, poursuit Jack Lang pour qui « la piraterie est un des principaux obstacles à l’acheminement de l’aide humanitaire » aux millions de Somaliens qui en ont besoin.
Comme le constate Jack Lang, le cercle des pays de la région affectés ne cesse de s’élargir. En 2011, le Pakistan, les pays du Golfe et à l’Inde ont rejoint le club. Parmi les plus affectés figure le Kenya. Selon Stephen Mbithi, PDG de l’association des exportateurs de produits frais de ce pays, la piraterie exige désormais sept jours de transport supplémentaires pour transporter les mangues, les avocats et les conserves de haricots vers l’Union européenne (UE). Le secteur touristique kényan est frappé de plein fouet. Après l’attaque du Kiwayu Safari Village contre un couple britannique dont le mari a été tué et l’épouse enlevée, puis l’enlèvement en octobre, sur l’archipel de Lamu, de la Française Marie Dedieu décédée durant sa captivité, plusieurs gouvernements ont émis des mises en garde destinées aux touristes. Or, l’industrie touristique représente au Kenya 12 % du PIB soit 3,85 milliards de dollars, et emploie 1,18 million de personnes, soit 11 % de la population active selon la Banque mondiale. Les croisiéristes, qui ont rapporté 15 millions de dollars à l’économie du pays en 2008, n’y font plus escale.
Aux Seychelles, le président James Michel a fait état d’une perte de 4 % du PIB en 2009 pour l’économie seychelloise, fortement dépendante elle aussi du tourisme et de la pêche qui représentent ensemble 65 % du PIB et absorbent 36 % de la population active. Les licences de pêche délivrées aux flottes espagnoles et françaises ajoutées à la conserverie de thon représentent 40 % des recettes en devise de l’archipel. Le danger que représente la piraterie somalienne et les coûts qu’elle entraîne ont convaincu, aujourd’hui, les compagnies de pêche de quitter les eaux seychelloises pour aller jeter leurs filets au large des côtes africaines. Selon Beatty Hoareau, directeur de la Fishing Boat Owners’ Association des Seychelles, les captures de la flotte locale sont tombées de 4 580 tonnes en 2008 à 2 595 tonnes en 2010. Pas moins de 15 navires pakistanais ont été capturés depuis 2008.
L’île Maurice n’a pas encore connu d’attaques pirates dans ses eaux, mais le directeur du département des Pêches, Mauree Daroomalingum, déplore la diminution du nombre de licences pour l’accès à la zone économique exclusive du pays. En outre, comme les Seychelles, Maurice a dû consentir des dépenses exceptionnelles de sécurité pour renforcer les bases des garde-côtes dans les îles éloignées de St Brandon et d’Agalega, entraîner des commandos et développer des systèmes de surveillance. À Madagascar, la flotte des palangriers a migré vers le sud et l’est de la Grande Île depuis l’attaque d’un de ses navires en 2010 par des pirates.
Effet secondaire mais non négligeable, selon la Bad : l’augmentation des primes d’assurance et des coûts de transport répercutée sur les consommateurs rend les produits africains moins compétitifs. Près de 90 % du commerce africain – chiffre de l’Organisation mondiale du commerce – emprunte cette voie maritime menacée. Des pays côtiers comme le Kenya ou la Tanzanie, ou enclavés comme le Burundi et l’Ouganda, en subissent les conséquences. Dans un autre domaine, la piraterie renchérit aussi les coûts d’exploration des hydrocarbures au large du Mozambique. Après l’attaque en mai 2012 d’un navire marchand à 20 milles de sa plate-forme de forage, il en coûte 200 000 dollars par jour à la compagnie italienne Eni qui a loué à cet effet six bateaux pour protéger cette installation par des militaires mozambicains.