Ce qu’espritcors@ire sait de l’affaire du pétrolier grec Kerala…
Le 18 janvier dernier, le Kerala se présente à l’entrée de la baie de Luanda, attendant un pilote pour entamer sa manœuvre d’accostage. Un remorqueur du port – le Gare – l’aborde. Une dizaine d’hommes armés de kalachnikov et de RPG gagne son bord et prend le contrôle du navire qui met aussitôt le cap sur les eaux territoriales du Nigeria. Les communications radios sont coupées. L’armateur soupçonne un acte de piraterie…
Le 24 janvier dernier le pétrolier est effectivement repéré au large du Nigeria. Les trois quarts de la cargaison ont disparu… Depuis plusieurs mois, l’agence de sécurité Dryad Maritime, comme différentes sources policières angolaises, mettent en garde contre une possible extension géographique des activités de piraterie en recrudescence dans le Golfe de Guinée impliquant des groupes criminels nigérians.
Le pétrolier M/T Kerala appartient à l’armateur grec Dynacom Tankers Management. Il bat pavillon libérien et compte à son bord 27 hommes d’équipage de nationalité indienne et philippine. Il transporte une cargaison de diesel appartenant à Sonangol Shipping, une filiale de la compagnie nationale angolaise de pétrole Sonangol qui contrôle les grands secteurs économiques et financiers du pays. Le M/T Kerala travaille pour le compte de Sonangol depuis 2009 et son contrat doit expirer le 12 février 2014.
Le 27 janvier, le porte-parole de la Marine angolaise – le capitaine Augusto Alfredo – affirme à l’AFP qu’il n’y a pas eu d’acte de piraterie « mais une simulation de séquestration ». Il ajoute qu’ « il n’y a pas d’actes de piraterie dans les eaux angolaises ». Trois jours auparavant, le chef d’état-major de la Marine de guerre angolaise (MGA) – l’amiral Augusta da Silva Cunha – déclarait à Luanda, lors de son bilan d’activités 2013, que « la formation de cadres et spécialistes constitue une priorité nationale ». Il précisait : « pour la formation interne des militaires du service militaire obligatoire, il s’avère nécessaire de repenser le système d’enseignement et de formation de la MGA (…) Nous avons des accords avec la Russie, Cuba, le Portugal et le Brésil. Durant l’année écoulée, 17 officiers angolais en stage dans la Marine brésilienne ont été également diplômés dans diverses écoles de la Fédération de Russie ». En effet, le Brésil et la Russie sont, aujourd’hui les deux principaux partenaires de la MGA. Et l’amiral concluait sur une volonté de faire monter en puissance la MGA, spécialement en matière de sauvegarde maritime et de sécurisation des sites d’exploitation et de transports pétroliers.
L’or noir contribue à hauteur de 47% du PIB angolais et représente environ 80% des recettes publiques du pays. En matière d’exportation, environ 90% des revenus restent tributaires du pétrole. Cette forte dépendance fragilise la santé économique nationale et l’expose non seulement à la volatilité des prix du marché mais aussi à une lutte féroce entre les différents prétendants à la répartition de cette rente.
Le 4 février dernier, plusieurs sources sécuritaires angolaises, nigérianes et européennes confirment le vol des trois quarts de la cargaison du Kerala, mettant en cause un gang nigérian parfaitement identifié. Officiellement, les autorités d’Abuja se bornent à déclarer qu’une enquête est en cours. Officieusement, plusieurs responsables des services de sécurité s’accordent à reconnaître que d’anciens activistes du MEND (Mouvement pour l’émancipation du delta du Niger, le principal groupe armé du sud du Nigeria), récemment intégrés dans les forces de la police nigériane, « s’adonnent à des activités criminelles en Angola avec la complicité d’acteurs locaux ».
Selon les mêmes sources, l’affaire du Kerala peut s’expliquer par la convergence de trois dynamiques : on l’a dit, la répartition du gâteau pétrolier angolais attise bien des convoitises et les enjeux colossaux qu’elle représente génèrent des logiques de clientélisme et de corruption. Cette évolution ravive les séquelles de la guerre civile de 2002. Les anciens cadres de l’UNITA 1 n’ont pas tous accepté la normalisation politique et cherchent à reprendre le contrôle d’une partie des richesses naturelles du pays. Cette deuxième dynamique est d’autant plus forte qu’elle a opéré plusieurs jonctions opérationnelles avec des syndicats du crime nigérians. Une troisième dimension recouvre la criminalisation de la société nigériane dont les experts et les politologues n’ont, à l’évidence, pas pris la réelle mesure. Ce phénomène de « lagosisation » du pays, disent les criminologues, pourrait s’avérer autrement plus complexe que celui de la radicalisation islamiste que connaît le nord du pays avec les exactions de la secte Boko Haram.
En tout état de cause, l’expansion des « Etats faillis », dont témoigne l’effondrement du Mali et qui fragilise l’ensemble des pays de la bande sahélienne jusqu’à la Corne de l’Afrique, atteint maintenant l’un des trois pays les plus riches du continent africain. Epicentre de la piraterie maritime du Golfe de Guinée, et malgré les dénégations des autorités aussi bien angolaises que nigériane, la criminalisation des sociétés de la région pourrait menacer, à terme, une zone qui s’étend des côtes d’Afrique du Nord jusqu’au cap de Bonne-Espérance…
1 L’Union nationale pour l’indépendance totale de l’Angola, plus connue sous le nom d’UNITA a combattu pendant la guerre civile angolaise jusqu’en 2002, appuyé par les États-Unis et d’autres pays occidentaux, contre la République populaire d’Angola, soutenue par l’URSS, les troupes et conseillers militaires cubains ainsi que par l’ensemble des pays communistes du bloc de l’Est.De la création du mouvement jusqu’à sa mort, l’UNITA fut dirigée par son fondateur Jonas Savimbi. Son successeur est Isaías Samakuva, renonçant à la lutte armée et se montrant favorable au processus démocratique. Le parti a ainsi obtenu 16 sièges sur 120 lors des élections législatives angolaises de 2008.
Par Richard Labévière
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Date de parution: 9/02/2014
* Richard Labévière est Rédacteur en chef Grand reporter à la TSR, rédacteur en chef à RFI et de la revue Défense de l’IHEDN. Il est aujourd’hui consultant en relations internationales. Collaborateur du mensuel Afrique-Asie, il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont « Les dollars de la terreur », « Le grand retournement / Bagdad-Beyrouth », « Quand la Syrie s’éveillera » et « Vérités et mythologies du 11 septembre ».